1. POLICE
LYON, 1960
A quatorze ans, on est trop jeune pour se sentir concernĂ© par la guerre dâAlgĂ©rie. LâarrivĂ©e du phĂ©nomĂšne « yĂ©-yĂ© » paraĂźt infiniment plus intĂ©ressante. Je pris donc lâhabitude, comme tout le monde, dâĂ©couter quotidiennement Salut les copains sur mon transistor.
Une mauvaise chute Ă ski mâavait immobilisĂ© pour trois mois : fracture du tibia. Adolescent plutĂŽt timide, solitaire, je profitais de ce repos forcĂ© pour vivre des aventures imaginaires en dĂ©vorant les romans scouts de la collection Signe de Piste, en particulier les aventures du Prince Eric et les EnquĂȘtes du Chat-Tigre. Lâauteur, Serge Dalens (ou Mik Fondal, de son vrai nom Yves de Verdilhac) Ă©tait magistrat. Je ne le savais pas, tout comme jâignorais quâil sâagissait dâun homme de droite, dâextrĂȘme droite mĂȘme : il finit par atterrir au Front National de Jean-Marie Le Pen, aprĂšs avoir frayĂ© avec les milieux intĂ©gristes favorables Ă lâAlgĂ©rie française. Je lâignorais Ă lâĂ©poque et aujourdâhui je le sais. Pourtant, mĂȘme si je crois me situer maintenant plutĂŽt Ă gauche (pour autant que lâon puisse trouver une dĂ©finition acceptable de cette Ă©tiquette), je ne peux mâempĂȘcher de penser que lĂ nâest pas lâessentiel. Evidemment, son parcours et ses idĂ©es ne me rendent pas Verdilhac particuliĂšrement sympathique. Mais ils ne suffisent pas Ă mâĂ©loigner de Dalens. Celui-ci a donnĂ© Ă plusieurs gĂ©nĂ©rations de jeunes, le goĂ»t dâune « amitiĂ© chevaleresque transcendant les idĂ©ologies », comme lâĂ©crira avec justesse Bertrand Poirot-Delpech lors de son dĂ©cĂšs.
Quel rapport avec mon entrĂ©e dans la magistrature ? Le hĂ©ros des EnquĂȘtes du Chat-Tigre Ă©tait le neveu dâun juge dâinstruction, ce qui lâamenait Ă pĂ©nĂ©trer frĂ©quemment dans un palais de justice. Ce dĂ©tail a sans doute Ă©tĂ© dĂ©terminant : il mâa donnĂ© lâidĂ©e de pousser la porte du vieux Palais des « 24 colonnes », au bord de la SaĂŽne. Et, peu Ă peu, comme mon hĂ©ros favori, plutĂŽt que dâaller au cinĂ©ma quand il nây a pas classe, je prends goĂ»t Ă passer des aprĂšs-midi entiĂšres dans les salles dâaudience. Ainsi, je dĂ©couvre la vie. Passant du tribunal correctionnel Ă la cour dâassises, je regarde dĂ©filer la misĂšre humaine, fascinĂ©. Jâadmire lâĂ©loquence de certains tĂ©nors du barreau. Je souffre avec les dĂ©butants, lorsquâils bafouillent pĂ©niblement. Je tremble (davantage terrorisĂ© que scandalisĂ©, hĂ©las) devant le rictus haineux de certains procureurs. Je suis plutĂŽt bon public, jâai honte de le dire, toujours prĂȘt Ă mâamuser dâun bon mot du prĂ©sident.
Certains de ces juges Ă la Daumier Ă©taient odieux. Pourquoi ne mâont-ils pas Ă tout jamais dĂ©goĂ»tĂ© de la magistrature ? MystĂšre. Peut-ĂȘtre inconsciemment me disais-je quâil Ă©tait possible de procĂ©der diffĂ©remment, que ce qui se jouait lĂ Ă©tait infiniment plus important que la personne du juge ? Toujours est-il que la fascination pour la justice lâemportait. Et tout cela se passait dans la salle mĂȘme oĂč, quelque trente ans plus tard, je devais prĂ©sider la correctionnelle. Jây repenserai alors avec un certain amusement, mais aussi sans indulgence, me reprochant rĂ©trospectivement un consternant manque dâesprit critique. Et me disant toujours quâun adolescent est peut-ĂȘtre en train de mâobserver dans le public.
Comment peut-on avoir envie de devenir juge ?.⊠Cette question, trÚs vite je me la suis posée.
HĂ©las, aprĂšs de longues annĂ©es de rĂ©flexion et dâintrospection, je crains fort quâelle reste Ă jamais sans rĂ©ponse. Pourquoi ai-je choisi de « soigner mes symptĂŽmes » de cette façon et non dâune autre ? Je ne sais toujours pas. Finalement, on a beau creuser, on reste Ă la surface des choses. On en arrive Ă se dire quâaprĂšs tout, il vaut mieux finir aux assises (comme prĂ©sident, bien sĂ»r) quâĂ lâhĂŽpital psychiatrique.
En vĂ©ritĂ©, cette fameuse question nâest-elle pas proprement impensable tout simplement parce que le mĂ©tier est lui-mĂȘme impossible ? « Eduquer, Gouverner, Psychanalyser », telles Ă©taient pour Freud les trois tĂąches impossibles. Il aurait pu ajouter « Juger », tant ce mĂ©tier est inhumain. On connaĂźt la formule de Malraux :
« Juger câest, de toute Ă©vidence, ne pas comprendre puisque, si lâon comprenait on ne pourrait plus juger ».
Peut-ĂȘtre convient-il de la complĂ©ter par celle qui servait de rĂšgle de conduite au PrĂ©sident Bourriche, ce magnifique spĂ©cimen de juge correctionnel mis en scĂšne par Anatole France dans Crainquebille. Formule toute simple :
« Il faut renoncer à comprendre mais il ne faut pas renoncer à juger ».
Vouloir juger est sans doute incomprĂ©hensible et il vaut mieux abandonner lâidĂ©e de savoir pourquoi on peut avoir envie de devenir magistrat, en se bornant Ă constater que, depuis la nuit des temps, les hommes rĂ©unis en sociĂ©tĂ© ont Ă©prouvĂ© le besoin de crĂ©er une administration appelĂ©e « justice » et quâils ont toujours trouvĂ© des volontaires pour la faire fonctionner.
Au moins, sâil paraĂźt impossible de rĂ©pondre Ă la question pourquoi, essayons de raconter comment on devient juge, en sâen tenant aux faits, sans se prĂ©occuper dâanalyser. Les faits sont les suivants : je suis devenu juge, aprĂšs un dĂ©tour par la police, sous lâinfluence directe de plusieurs Ă©crivains dont certains, trĂšs accessoirement, Ă©taient aussi magistrats.
Lorsque je mâinscrivis Ă la FacultĂ© de droit, jâĂ©tais encore bien loin de savoir ce que serait ma vie. Officiellement, je me prĂ©parais Ă devenir expert-comptable. Le cabinet de mon pĂšre mâattendait portes grand ouvertes, mais jâĂ©prouvais une certaine aversion pour les chiffres et la gestion et nâavais aucune envie de mâengager dans cette voie. Il fallait donc trouver une solution de remplacement. Comme je manquais dâidĂ©es, je fuyais le problĂšme dans le divertissement.
Je mâĂ©tourdissais dans diverses activitĂ©s nâayant que peu de rapport avec les Ă©tudes de droit : frĂ©quentant assidĂ»ment les bistrots dâĂ©tudiants, jouant beaucoup au bridge et au poker, jâĂ©tais fort peu prĂ©sent dans les amphithéùtres et lisais davantage de romans policiers que de revues de jurisprudence. Georges Simenon et FrĂ©dĂ©ric Dard ne me quittaient plus. A tel point que jâĂ©crivis Ă ce dernier une lettre enflammĂ©e, dans laquelle je lui disais en gros « jâaime bien ce que vous faites », ce qui Ă©tait sans doute assez prĂ©tentieux de la part dâun gamin comme moi. Toujours est-il quâil y rĂ©pondit trĂšs aimablement, Ă©crivant que ma lettre Ă©tait « ruisselante de gentillesses », quâelle Ă©tait « utile Ă un auteur, fĂ»t-il auteur de San-Antoniaiseries » et quâelle lui permettait de « se sentir compris, donc moins seul ». Jâen fus Ă©videmment flattĂ©. Nos relations en sont restĂ©es lĂ mais je me suis toujours intĂ©ressĂ© au personnage, trĂšs attachant. Jâaimais bien sa façon de dire :
« Il est quand mĂȘme ahurissant que les hommes aient aussi peu de temps Ă passer sur cette terre et quâils consacrent une telle Ă©nergie Ă sâemmerder les uns les autres !⊠».
Et je comprends parfaitement son souci de placer sa tombe, au cimetiĂšre de Saint-Chef (IsĂšre), de telle sorte que, debout, on puisse voir le Mont-Blanc.
Je nâai pas continuĂ© Ă lire tous les San Antonio suivants, ayant beaucoup de retard Ă rattraper dans dâautres domaines. Mais cette cure initiale avait suffi pour que, peu Ă peu, se fĂźt jour une vocation : jâallais devenir commissaire de police. LâidĂ©e que je me faisais du mĂ©tier Ă©tait somme toute assez simple : comme Maigret, je fumerais la pipe et je percerais tous les secrets de la psychologie humaine ; comme San Antonio, je ne craindrais personne dans lâaction et les femmes tomberaient dans mes bras au premier regard.
Je nâĂ©tais pourtant pas totalement inconscient et voyais bien que la police avait une autre rĂ©alitĂ© : les fumĂ©es lacrymogĂšnes de 1968 commençaient Ă faire pleurer les manifestants. Mais cela ne me gĂȘnait pas vraiment. Je voulais entrer dans la police judiciaire, la vraie, celle de mes hĂ©ros favoris, et ne mâintĂ©ressais guĂšre aux barricades. Dâailleurs si, pour devenir un super-flic, il fallait accepter de faire partie du mĂȘme corps que les Renseignements GĂ©nĂ©raux et les CRS, et bien je lâacceptais. AprĂšs tout, mes frĂ©quentations de la Fac de droit ne mâavaient pas vraiment prĂ©parĂ© Ă apprĂ©cier les dĂ©bordements gauchistes.
Certes, je ressentais confusĂ©ment la pesanteur des annĂ©es gaullistes, je vivais mal la tĂ©lĂ©vision sous tutelle, je trouvais choquant que la justice fĂ»t aux ordres, bref, comme toute une gĂ©nĂ©ration, jâavais du mal Ă respirer dans une sociĂ©tĂ© bloquĂ©e. Cependant, je nâavais aucune envie de « jouer Ă la RĂ©volution » avec les apprentis maos, trotskistes ou anars divers, qui tenaient alors le haut du pavĂ©. Jâavais comme le pressentiment quâil y avait du danger dans lâair.
Bien des annĂ©es plus tard, Renaud, dans lâune de ses plus jolies chansons (Son bleu), fera mĂ©diter en ces termes un ouvrier communiste victime de lâinjustice sociale, dont le fils est parti faire la rĂ©volution au Nicaragua :
« Mon enfant a compris, mieux que moi, le bonheur de faire péter tout ça ».
Pour ma part, quoique fort peu politisĂ© Ă lâĂ©poque, jâavais dĂ©jĂ plus ou moins la conviction que « le bonheur de faire pĂ©ter tout ça » est finalement assez Ă©phĂ©mĂšre, que, mĂȘme parĂ©e des atours de la gĂ©nĂ©rositĂ©, la haine est mauvaise conseillĂšre et que le rĂ©veil est difficile, au lendemain des grands soirs. Je devais le vĂ©rifier trĂšs concrĂštement par la suite lorsque jâaurais en face de moi les militants dâAction Directe et, Ă©videmment Ă un tout autre niveau, les responsables Khmers Rouges.
Câest ainsi que, aprĂšs avoir observĂ© pendant un mois avec scepticisme les manifs Ă©tudiantes, je me joignis sans Ă©tat dâĂąme Ă celle de tout le peuple de droite, le 30 mai 1968. Simple façon pour moi de dire quâil Ă©tait temps de siffler la fin de la rĂ©crĂ©ation. Ce qui dâailleurs ne mâempĂȘchera pas quelque temps plus tard de fredonner, comme tout le monde, les chansons gentiment subversives de Georges Moustaki (« tout est possible, tout est permis⊠») ou de Maxime Le Forestier (« jâcrois quâon engage dans la police, parachutiste⊠»). Les contradictions ne me faisaient pas peur.
Finalement, ayant Ă cette Ă©poque fait la connaissance de celle qui allait devenir ma femme, je suis parti avec elle Ă St Tropez. CâĂ©tait en quelque sorte une autre façon de chercher, sous les pavĂ©s, la plage. La mer nâa jamais Ă©tĂ© aussi propre quâen juin 68. Le sable Ă©tait immaculĂ© et il nây avait personne Ă lâhorizon. Nâayant lu ni Marcuse ni Reich, câest tout Ă fait inconsciemment que je me disais que Sea, Sex and Sun Ă©tait un programme rĂ©volutionnaire qui en valait un autre.
ST CYR AU MONT DâOR, 1970
Dans un rĂ©cit plein dâautodĂ©rision, Pierre Jourde a expliquĂ© que son service « militaire » avait pour lâessentiel consistĂ© Ă faire semblant de classer des fanions dans le Fort de Vincennes. Le mien, accompli Ă la Base ...