IX - Le silence après la tempête
Sur la plateforme de l’autobus 80, qui allait nous remonter vers Montmartre, je vis de loin la Traction bien connue et malfaisante quitter la file et se diriger vers d’autres projets. Sur les kiosques des journaux, on affichait les photos du Shah qui venait d’épouser la très belle Princesse Soraya.
Ailleurs, la vie continuait
Sans qu’elle soit formulée devant elle, une décision de justice irrévocable avait été prise. Et immédiatement, comme si c’était naturel, on retournait à Montmartre où Macha allait revenir reprendre son rôle et sa place initiale. On ne parlera plus jamais de rien. Il ne s’était rien passé. Point. Inutile d’y revenir. Aucune réparation d’aucune sorte ne sera mise en place. Aucun dialogue, aucune régulation. On tourne la page.
Je ne sus jamais ce à quoi la justice avait trouvé juste de condamner M. Pour le moins, son imposture perverse avait été dénoncée, et la justice l’avait condamné à s’éloigner concrètement de moi et à ne plus fréquenter la maison. C’était tout ce qui comptait à mes yeux. J’étais soulagée.
Plus tard, devenue adulte, j’eus envie de savoir, de le voir ne serait-ce que de loin, de voir en vrai et en face ses fils si bien élevés, sa galerie de peinture si prestigieuse et sa respectabilité inaltérable, ou pourquoi pas, de lui envoyer un mercenaire pour le tuer, comme dans les romans. Mais la vie et les romans…
Je passais de nombreuses fois en autobus devant la vitrine de sa Galerie, son nom écrit en lettres d’or sur la porte vitrée me narguait, mais je n’ai jamais eu le courage d’aller plus loin, rien qu’à cette idée mon cœur et mes jambes me lâchaient. Pourquoi volontairement risquer de me faire encore plus de mal ?
Il y a quelques années la galerie a changé de nom. Il était certainement mort. Trop tard pour lui régler son compte ou tant mieux. Le mal avait été fait, le mâle avait été écarté. N’était-ce pas le principal ?
Avec la prudence nécessaire dans cette atmosphère pesante et silencieuse, je me refermais à nouveau, troublée, sans vraiment pouvoir le cerner, par ce vague sentiment de culpabilité qu’on essayait de me renvoyer. Mais je me sentais également délivrée, tellement apaisée au fond de moi que je respirais mieux. Quelqu’un ou quelque chose m’avait protégée. Un inconnu, mon ange gardien, une intervention anonyme ou magique. Je n’avais plus peur. L’ambiance était lourde, mais plus dangereuse. On ne m’avait pas enfermée, et M et sa traction maudite semblaient définitivement partis au diable. Le silence était le prix à payer pour ma tranquillité revenue.
À la maison, déception, Agathe n’était plus là , mon adorable caniche avait été malade, paraît-il ! Encore une nébulosité artistique qui resterait dans les limbes. J’acceptais cette information sans en demander les détails.
Le retour à l’appartement montmartrois, après une absence de presque quatre mois, la perte de la sérénité chaleureuse de ma vie cannoise, l’épisode brutal du retour et les moments de panique à la Conciergerie suivis de la défiance familiale, fut un peu difficile à vivre pour moi. Mal à l’aise, j’avais l’impression d’être une cigale à qui on aurait arraché les ailes, une cigale empêchée, inutile. Heureusement, j’avais prouvé que j’avais le cuir dur.
Je comprendrais mieux plus tard, les dessous de l’affaire et même les arcanes de ce procès, dont ce jour-là je ne percevais ni les règles, ni les protagonistes, ni le déroulement, ni surtout les enjeux. M avait été condamné, mais je n’appris jamais quelle était l’ampleur de sa condamnation. Une fois encore un flou confortable. Peu importe.
Je ne connaissais même pas le mot « procès » et encore moins les modalités mises en place pour les affaires de mineurs jugées à huis clos. Je ne m’étais même pas rendu compte qu’il y avait eu un avocat pour prendre ma défense, des enquêtes, des juges, des témoins.
Tout s’était déroulé comme à mon insu. Je n’avais rien compris. Rien, sauf que c’en était fini des malfaisances. Et c’était déjà plus confortable.
Pourtant M avait laissé en moi une empreinte trop intime pour ne pas risquer de reparaître par la suite. Je mis tout en œuvre pour l’occulter au plus profond de mes souvenirs. Toutes ces images, ces gestes, tous ces souvenirs, étaient enfoncés dans mon cœur, enterrés dans le monde de l’oubli, avec ordre formel de me laisser en paix.
Malgré mes efforts, ce que M m’avait infligé provoquait une prévention difficile à vaincre face aux adultes en général et aux hommes en particulier, une sorte de défiance somme toute salutaire.
« Et dire qu’à cause de tous ces ennuis, on avait dû, en plus, supporter les sourires venimeux et faussement compassés de la concierge, à chaque lettre recommandée et à chaque convocation. Nous faire ça à nous, une humiliation injuste, une honte imméritée ! »
À Montmartre, la vie reprit lentement son cours. Je réintégrais l’École Primaire de la Place Constantin Pecqueur, toujours très sage et peu bavarde. Je participais avec bonne volonté et application, sans plus. Pour remplumer la jeunesse française (ou pour liquider des excédents ?) le Président de la République d’alors, Vincent Auriol, faisait distribuer, dans le préau de l’école, un petit carton de lait pour le goûter de chaque élève. Je n’aimais pas ...