1.
Présentation
Je mâappelle Ivo. Jâai 35 ans. Je suis manager dâune station-service aux alentours de Villers-CotterĂȘts. Dâorigine portugaise, nĂ© en France, jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans mes traditions dâorigine. Elles comportent encore un certain nombre de valeurs, dont « le respect de lâautre ».
Dâun naturel enjouĂ©, le sourire toujours aux lĂšvres, jâaime faire la fĂȘte avec mes potes. La fĂȘte, oui, bien sĂ»r, mais sans les dĂ©bordements causĂ©s par lâalcool ou lâusage de drogues de toutes sortes. Ainsi, je profite de chaque instant prĂ©sent.
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Je suis plutĂŽt conciliant, et paisible par nature. Je ne suis pas pour la violence. Je suis profondĂ©ment convaincu que lâon ne peut se dĂ©velopper que dans le calme et lâentente.
Mais le dĂ©veloppement du terrorisme en France a considĂ©rablement altĂ©rĂ© les conditions de vie et les relations avec les autres. Certes, les conflits sont toujours possibles, mais câest justement la diffĂ©rence entre les hommes et les animaux qui permet, en usant dâintelligence et de raisonnement, dâaboutir Ă des conciliations, afin de pouvoir vivre en bonne harmonie.
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Les Ă©vĂ©nements qui se sont produits dans ma vie mâont prouvĂ© la contradiction qui existe entre ce que je pense et la rĂ©alitĂ©.
Ce que je pense, câest le fait de rencontrer tous les jours, Ă travers mon travail, ma clientĂšle, et dans ma vie personnelle, des gens de tous horizons, avec lesquels il fait bon discuter en toute confiance.
La rĂ©alitĂ©, câest celle dans laquelle je me suis retrouvĂ©, plongĂ© Ă mon corps dĂ©fendant, dans une situation quasi-irrĂ©elle, dramatique, et traumatisante, et qui pourrait faire croire que la vie entre nous est impossible.
Ces minutes, qui mâont paru ĂȘtre des heures, mâont marquĂ© pour tout le reste de ma vie. Je suis devenu un autre homme. Jâai perdu ma joie de vivre, tout au moins, je ne suis plus insouciant. Lorsque je me retrouve Ă lâextĂ©rieur au milieu dâune foule, mon premier instinct est de rechercher toutes les issues possibles, pour une Ă©chappatoire Ă©ventuelle. Je ne redoute rien de particulier, mais je reste nĂ©anmoins sur le qui-vive. Et encore, jâai Ă©normĂ©ment progressĂ©, car les trois premiĂšres annĂ©es qui ont suivi cet Ă©pisode de ma vie, jâai souffert dâune agoraphobie intense. Je ne supportais plus de me retrouver au milieu dâun groupe de personnes. Cela ne dĂ©pendait pas forcĂ©ment du nombre, mais aussi des Ă©lĂ©ments qui pouvaient renforcer ce sentiment : câĂ©tait la dimension des lieux, petits ou grands, et le bruit ambiant, plus ou moins intense. Un coup de klaxon intempestif, des bruits de pĂ©tards, tout ce qui avait une connotation dâarmes Ă feu, me faisait sursauter, tressaillir, et devenir nerveux.
Aujourdâhui, jâai lâimpression de renaĂźtre. Jâai fait la connaissance de celle qui est devenue ma conjointe deux mois aprĂšs les Ă©vĂ©nements de la station, en mars 2015. Elle nâa cessĂ© de mâaider Ă remonter la pente. Durant cette pĂ©riode, et malgrĂ© des passages trĂšs difficiles, elle a toujours Ă©tĂ© prĂ©sente. Elle reprĂ©sente une grande part de ma reconstruction. Je reprends goĂ»t Ă la vie. Je me surprends Ă sourire, Ă rire parfois.
Je suis devenu un nouvel Ivo.
2.
Face-Ă -face avec les frĂšres Kouachi
Jeudi 8 janvier 2015 â 9 h 26.
Câest Ă cet instant que ma vie a basculĂ©.
Pris par mon activitĂ© (je finissais dâencaisser un client), je les ai vus arriver un peu tard, juste averti par le bip dâouverture de la double porte coulissante.
Devant moi, deux hommes en tenue commando, sans cagoule, armes Ă la main, de type kalachnikov, et mĂȘme, pour lâun dâentre eux, un bazooka dans le dos.
Mon client Ă©tait sur le point de partir et sâest trouvĂ© face Ă face avec les deux frĂšres qui, sans le toucher, lui ont fait signe de reculer. Mais, devant autant dâarmes, je crois que nâimporte quel homme aurait sagement reculĂ©.
Il est retournĂ© lĂ oĂč il avait consommĂ©, sâest rassis, en se recroquevillant sur son tabouret, la tĂȘte posĂ©e sur le comptoir entre ses deux mains Ă plat.
Mon regard balaie le premier de bas en haut. Jâaperçois, pendant quelques secondes, des chaussures assez Ă©paisses, des sortes de rangers. Je crois, sur le moment, avoir Ă faire Ă des forces de police ou de gendarmerie. Puis mon regard poursuit sa remontĂ©e, apercevant tout un Ă©quipement qui me fait penser le contraire.
En une fraction de seconde, mon regard se fixe sur les fusils dâassaut et lĂ , je comprends que câest autre chose.
La tĂ©lĂ©vision diffusait en continu des portraits de personnes recherchĂ©es pour les Ă©vĂ©nements de Charlie-Hebdo survenus la veille : des portraits des supposĂ©s-terroristes. Mais en aucun cas je nâaurais imaginĂ© que nos routes puissent se croiser.
Le premier contact, qui mâapparaĂźt comme un vĂ©ritable face Ă face, est pour moi, assez complexe. Mon corps a rĂ©agi dâune façon, et mon cerveau dâune autre. Mon corps sâest protĂ©gĂ© en se repliant sur lui-mĂȘme, en position fĆtale. Mon cerveau, lui, a compris que câĂ©tait fini.
Des choses assez bizarres, se sont produites dans ma tĂȘte, des flashs, des images, plusieurs pensĂ©es pour certaines personnes, proches et ami(e)s.
Je pense vraiment que mon heure est venue. Jâai lâimpression quâil est temps que je me prĂ©pare au grand dĂ©part.
En mĂȘme temps, ces deux individus me parlent, sans que je ne les entende pour autant. Je sens mon cerveau totalement dĂ©connectĂ©, et je me rĂ©pĂšte, sans cesse : « Câest le moment, câest le moment⊠»
Et puis, je mâentends les supplier de ne rien me faire :
...