SECONDE PARTIE :
CELUI QUE JE SUIS
1
Mercredi 25 juin 2008
13h. Sur mon téléphone un message du « chat » : « Que se passe-t-il si l’on prend 7 cachets de Mogadon ? »
Mon électrocardiogramme est plat. Il me faut de longs instants pour réaliser ce que me dit « le chat ». Avec un geste mécanique je replace parallèlement mon stylo contre le bloc de feuilles alignées. Si j’avais agi sous le coup de l’impulsion, j’aurais couru jusqu’à la porte de mon bureau, sauté dans ma voiture et serais retourné chez moi dans la minute même. Je n’ai jamais été un impulsif, mes actions ont toujours été réfléchies. Alors je réfléchis, mûrement, longuement. Le Mogadon, il s’agit de mes somnifères, j’en prends un chaque soir depuis des années, impossible de m’endormir sans eux. On ne meurt pas en avalant sept Mogadon. Ma première pensée va à ce chiffre sept et à sa symbolique. Il me faut un peu de temps pour en sortir et rejoindre ma voiture.
Mon chauffeur, Sacha, somnole toujours. Je le secoue doucement et lui demande de me ramener chez moi au plus vite. Moscou est une ville désespérément embouteillée, il faut au moins une heure pour effectuer le court trajet qui sépare mon bureau de mon appartement.
C’est long, trop long, avec ce message et les sept Mogadon. Je parviens difficilement à me contenir. Relire le message rédigé en anglais, « le chat » et moi ne nous écrivons qu’en anglais. C’est une sorte d’accord tacite, mots simples dans une langue neutre. Au bout d’une énième lecture, je me rends compte que « le chat » me l’avait envoyé plus de deux heures auparavant. Mon angoisse devient lourde et je sens la panique monter de manière incontrôlable. Aurait-elle vraiment tenté de se tuer ? J’appelle sans relâche son mobile et notre téléphone fixe, personne ne décroche… La sonnerie s’éternise, aucune voix de l’autre côté du fil.
Il me revient alors à la mémoire une conversation, quelques jours plus tôt, elle m’avait demandé précisément, si sept Mogadon pouvaient provoquer la mort. La question m’a paru absurde et je lui ai répondu d’un ton détaché qu’il en fallait bien plus pour mettre fin à ses jours. J’avais été ridicule ! N’importe quelle personne sensée aurait émis des doutes, se serait souciée du mental de sa compagne après une telle interrogation. J’ai de plus en plus peur. Je contrôle difficilement le tremblement de mes mains. Je ne voudrais pas que Sacha s’en aperçoive. J’ai horreur d’étaler mes sentiments, surtout devant des personnes dont je désire le respect, certains peuvent trahir cette image d’homme fort que les gens croient voir couramment en moi.
Sacha connaît son métier. Il a la bonté de ne poser aucune question et conduit de son mieux pour me ramener au plus vite chez moi sous la pression silencieuse de ma panique. Les files de voitures n’en finissent pas de s’agglomérer, je me sens comme pris dans un terrible piège. La chaleur devient suffocante ; je ne peux que baisser la vitre.
La circulation se dégage, la voiture adopte enfin une allure normale. Mes idées redeviennent claires, je suis comme apaisé. Enfin. « Le chat » n’est pas mort. Mon pressentiment est juste. Je me laisse aller au froid qui caresse mes joues et ferme les yeux. Pour un peu, je m’endormirais ici, sur la banquette arrière. La voiture marque un nouvel arrêt, la portière de Sacha claque, la mienne s’ouvre.
Il est temps d’affronter la réalité, je sors du véhicule et me précipite vers l’appartement. Grimpant les marches quatre à quatre, je franchis le seuil de la porte, ivre d’inquiétude. Valentina passe l’aspirateur tranquillement. J’ai l’impression d’être hors du monde. Rien n’a changé à l’intérieur. Cela me rassure : si « le chat » était mort, tout le crierait ; les meubles, la peinture, les tapis, les radiateurs. Tout est silence.
Je croise le regard de Valentina, la femme de ménage, qui semble ahurie de me voir : c’est certain, je ne dois pas avoir l’air dans mon assiette… mais le temps n’est pas aux explications. Je me rue vers l’entrée de la chambre, sur la porte un post-it avec un mot à l’intention de Valentina : « Ne me dérangez pas, je dors. » Une décontraction m’envahit. Elena a coutume de semer des petits mots partout où elle passe. Si elle ne s’est pas départie de cette manie, elle ne peut être morte. Si elle était partie, elle aurait brisé ce quotidien. Elle n’aurait pas quitté ce monde aussi simplement, le laissant en plan au milieu de ses habitudes.
J’ouvre doucement la porte, m’attendant à la voir assise en tailleur sur le lit, au téléphone ou un livre à la main. Non, elle repose, habillée, à une des extrémités du lit. Elle me parait si pure, si enfantine. Dans cette position on pourrait se tromper aisément et croire qu’elle dort pour de bon. Elle ne se réveille pas malgré mes secousses et je réalise qu’elle a vraiment dû avaler les sept cachets.
Je ne saurais expliquer pourquoi soudain je pense à cette image, un cliché tout droit sorti du dernier James Bond. Il faut qu’elle vomisse, elle doit ingurgiter de l’eau salée. À l’aide de Valentina, à laquelle j’ai décrit la situation en quelques bribes de mots durement alignés, Elena avale cette mixture et vomit à force de légers petits coups du plat de ma main dans son dos délicat. Valentina a déjà téléphoné aux urgences.
Elles arrivent relativement vite pour les embouteillages de Moscou, ou alors c’est moi qui ai perdu toute notion du temps. Moi, l’homme de demain, fier d’avoir acquis avec les années un grand contrôle de mes émotions. Ici, tout se brise d’un coup : ma volonté, mon assurance, ma confiance. Je me sens faible et fragile, j’aimerais presque être dans la peau d’Elena qui commence à recouvrer la vie sous nos soins attentifs. La sonnerie retentit et je conduis les médecins dans la chambre. Un peu de mon orgueil me regagne, lorsque je constate que ces derniers n’accomplissent rien de plus que ce que j’ai déjà effectué moi-même.
La chaleur revient dans les yeux d’Elena qui s’éveille lentement. Elle veut être tranquille et continue de vomir dans la baignoire. Un des médecins lui a fait une piqûre, je les remercie et les congédie. Ils partent en me disant, sa vie n’est plus en péril, « gardez cependant un œil sur elle ». Je promets rapidement, pour les expédier. La porte se referme sur eux, je retourne dans la chambre. Ne pas lui reparler de son acte. Inutile d’insister sur cette erreur, par délicatesse. Enfin je le crois…
Je m’assois sur le bord du lit, Elena est allongée, pâle, et m’empare de sa petite main froide. Elle entrouvre ses lèvres. Un son qui ne veut pas sortir se transforme en une courte plainte qui me serre le cœur. Je presse un peu plus mes doigts autour des siens. Elle finit par articuler une phrase d’une voix éteinte qui me rappelle ses miaulements. « As-tu trouvé la lettre ? »
Est-ce qu’elle délire encore ? Je lui propose de l’eau. Elle refuse et bredouille quelque chose à propos d’une lettre dans l’armoire à pharmacie. Il est vrai qu’Elena me laisse très souvent ses petits mots dans cette cachette. Je la prie de m’excuser quelques instants, vais dans la salle de bain et en sors victorieux, une enveloppe avec mon nom inscrit sur le recto. Sans ménagement, je l’ouvre.
Je parle russe, le lis plus difficilement, surtout les lettres manuscrites. Les premiers mots ne me sont pas inconnus et je réussis à déchiffrer une première ligne « Mon Edik chéri, je t’aime… » Puis les lettres se brouillent, je suis incapable de poursuivre le décryptage du texte griffonné sur ce papier fin, où s’entrelacent les caractères artistiques du cyrillique.
« Le chat » m’aime. Rassuré, je retrouve ma tranquillité d’esprit et range cette lettre dans la poche de ma veste, pensant trouver plus tard une personne capable de me la lire correctement. « Le chat » est sauf et le travail m’attend… Ne pas rester à m’apitoyer à son chevet. Je me dirige d’un pas neutre vers le lit où elle repose et, d’une voix tendre, l’informe que je retourne travailler. Elle ne répond rien, remonte la couverture sur sa tête et fait mine de dormir. Je la confie aux bons soins de Valentina. Je repars au travail, nous n’avons pas toujours la possibilité de choisir.
Sur le chemin du bureau, je passe un coup de fil à Nelly, sa mère. Je la prie de venir à Moscou s’occuper de sa fille pendant mon absence. Mon métier m’oblige à de fréquents allers-retours entre Paris et Moscou et dans les circonstances actuelles, je ne veux pas m’envoler vers Paris sans être sûr qu’Elena soit bien entourée. Nelly sera là après-demain.
Je reprends mon travail comme si rien ne s’était passé. Mécaniquement, je saisis chaque opportunité, chaque temps libre, pour téléphoner à Valentina. Elena est consciente. Elle a mangé un biscuit et bu une tasse de thé. Un peu vaseuse, mais lucide, dit-elle. Je suis pleinement rassuré. Je rentre chez moi assez tôt pour une fois. Je propose de l’argent à Valentina qui refuse, affirmant que dans ces conditions elle ne peut accepter un seul rouble. Il était de son devoir d’agir ainsi, elle n’attendait aucune récompense particulière.
J’annonce à Elena que sa mère vient la chercher afin de l’emmener quelques jours chez elle à Ekaterinbourg. Ses yeux bleus me regardent avec angoisse. Je peux sentir sa panique. Elle me demande si elle reviendra de là-bas. Je lui assure que oui. Mais le ton de ma voix laisse supposer que je ne suis pas entièrement convaincu de ce que j’avance. Comment rassurer une si petite chose blottie dans ses draps, tremblante et si faible encore ?
Le lendemain, jeudi, je pars tôt, une journée chargée en prévision. Serein, je laisse un petit mot au pied du lit pour « le chat ». Dans la matinée, je reçois un message, en anglais. « Est-ce que tu m’aimes vraiment ? Le chat va dormir à nouveau. » Cela ne me paraît pas du tout alarmant et, sur le même ton, je réponds « Le chien t’aime vraiment. Appelle-le dès que tu te réveilleras. » Entre deux rendez-vous, j’arpente désœuvré les rues tristes de la ville. J’achète une peluche. J’ai choisi un matou, un gros chat gris tout doux.
Vers 17h, je reçois un coup de fil étrange de la sécurité de son immeuble. Elena ne vit pas tout le temps chez moi, elle a un petit pied-à-terre où elle couche rarement, à peine à une dizaine de kilomètres de l’appartement que nous partageons. Dix kilomètres, ici, en Russie, c’est tellement peu, relativement à la notion de la distance française. Les Français utilisent une voiture pour cinq cents mètres, la plupart des Russes parcourent des kilomètres à pied au quotidien.
La voix paraît affolée, et tient des propos incohérents. Une femme essaierait de se suicider. Je raccroche. C’est une erreur. Un décalage entre son acte d’hier et aujourd’hui. Les secours ont dû mal s’exprimer en déclarant la tentative de suicide de la veille et créer un quiproquo. Je jette un coup d’œil sur la peluche posée sur le coin de mon bureau, situé face à la fenêtre, seule source de lumière naturelle de cette pièce froide. J’appelle sur son portable, pas de réponse. Sur le fixe, elle me dit qu’elle doit raccrocher pour créditer son téléphone. Tout va bien ; je repose le combiné en lui envoyant des baisers.
Quelques dizaines de minutes plus tard, la sonnerie de mon mobile retentit. Un policier me dit qu’une jeune femme compte se tuer, un Anglais l’a contacté. Une amie à lui, une Russe dont il connait l’adresse l’a appelé en lui disant : « Je vais me tuer. » Après vérification, il me demande si je suis bien la personne à contacter. Je commence seulement à m’inquiéter, et encore, lentement. Soit ces Russes sont tous des incapables, soit… La même peur que la veille me saisit. C’est seulement pour ne plus être dans l’incertitude que je décide de rentrer à la maison. Et voir.
Avant de me laisser aller à ma panique, j’appelle Valentina et lui demande de passer à l’appartement constater que tout va bien et me rassurer. Je ne peux pas perdre du temps. Une petite heure passe. Je vois les secondes s’é...