1. Une appellation dévalorisante
Lâappellation mĂȘme de lâass. mat. constitue un contresens et contient les germes du scandale, le langage et lâusage de termes inappropriĂ©s, voire dĂ©valorisants, nâĂ©tant jamais innocents.
Il convient tout dâabord de noter que lâass. mat. nâest pas un assistant : il ne reçoit en effet quasiment aucune directive professionnelle au cours de sa journĂ©e de travail quâil organise comme il lâentend dans un cadre donnĂ©. Si les parents employeurs peuvent donner quelques indications, celles-ci demeurent le plus souvent gĂ©nĂ©rales et lâorganizing est bien le fait de lâemployĂ©, qui dĂ©cide notamment du planning des tĂąches et des modalitĂ©s de rĂ©alisation. Et puis au fait, qui sâagirait-il dâassister ? On pense aux parents employeurs, mais la pĂ©riode oĂč justement ils emploient lâass. mat. correspond Ă celle oĂč ils ne peuvent plus endosser pleinement le rĂŽle de parents, devant le plus souvent assumer leurs fonctions dâactifs dans la sociĂ©tĂ©. La personne qui leur vient en aide nâest donc pas un assistant mais un supplĂ©ant. Lâassistant de direction assiste le directeur en activitĂ©, lâassistant commercial le travail des agents et responsables commerciaux, lâassistant administratif le responsable administratif. Lâass. mat. nâassiste pas la mĂšre, ou les parents, qui ne peuvent ni agir, ni dĂ©cider mais seulement, en amont, donner des directives plus ou moins prĂ©cises : rĂ©gime alimentaire, traitements mĂ©dicaux⊠en aucun cas dĂ©terminer les grandes lignes de ce que sera la vie de lâenfant que gĂšre pour eux leur salariĂ©. Le mot « gestion » nâest pas trĂšs beau appliquĂ© Ă lâenfant, cependant, voilĂ bien ce dont il sâagit : pendant les journĂ©es dâactivitĂ© des employeurs, ces autres travailleurs ont Ă gĂ©rer â nous pourrions aussi dire « diriger » â la vie de lâenfant pour le compte des parents.
Ăvacuons encore plus rapidement la rĂ©fĂ©rence genrĂ©e au rĂŽle de la mĂšre que sous-entend la dĂ©signation "assistante maternelle". Le salariĂ© est Ă©videmment au service des parents, et pas seulement de la mĂšre. On peut dâailleurs imaginer que certains ass. mat. travaillent pour des pĂšres seuls, voire des couples dâhommes. Le sexisme doit ici ĂȘtre soulignĂ© car il correspond Ă ce qui paraĂźt ĂȘtre la premiĂšre justification du peu de considĂ©ration dont bĂ©nĂ©ficient les assistantes maternelles dâun point de vue professionnel. Comme femmes, elles sont pensĂ©es comme naturellement mĂšres et faites pour savoir comment sâoccuper des enfants en bas Ăąge. Le sexe est pour ainsi dire une compĂ©tence, Ă ce point « naturelle » quâelle nâest pas forcĂ©ment reprĂ©sentĂ©e comme rĂ©ellement professionnelle.
Lâusage de lâexpression « assistante maternelle » est donc doublement inappropriĂ©, mais câest Ă©videmment le terme « nounou », employĂ© abusivement pour toute forme de garde dâenfant, dans lâĂ©conomie formelle comme pour le travail au noir, au domicile de lâemployĂ©e ou Ă celui des parents, qui est sans doute le plus choquant. « Le terme « nounou » porte en lui-mĂȘme le mĂ©pris que la sociĂ©tĂ© voue Ă ces femmes. SupposĂ©e ĂȘtre lâabrĂ©viation enfantine du mot « nourrice », cette appellation soumet dâemblĂ©e lâemployĂ©e au monde et aux dĂ©sirs du jeune enfant. Comment une sociĂ©tĂ© peut-elle prendre au sĂ©rieux celles dont elle nomme le mĂ©tier de maniĂšre si rĂ©gressive ? », explique Caroline Ibos dans un ouvrage consacrĂ© aux assistantes parentales dâorigine africaine.
Comment, en effet, considĂ©rer la rĂ©alitĂ© professionnelle, complexe, de ces travailleurs, faite de compĂ©tences validĂ©es, de contrĂŽles, de contraintes et de responsabilitĂ©s considĂ©rables quand on utilise une telle appellation puĂ©rile ? Comme sâil sâagissait dâun job occasionnel, assimilable Ă celui des baby-sitters ou de femmes qui nourrissent au sein (ou autrement) des bĂ©bĂ©s, en suivant lâĂ©tymologie de ce mot, diminutif de « nourrice ».
Or lâemploi de ce vocable est tellement banalisĂ© quâil en devient, lui aussi, quasiment institutionnalisĂ©, comme en tĂ©moignent un certain nombre de sites Internet et dâentreprises de services dĂ©diĂ©s Ă cette activitĂ©, notamment pour trouver une place de garde : www.nounou-top.fr, www.bebe-nounou.com, www.nounou-paris.fr, Les nounous de Paris, Ma nounou Ă moi, etc. Les procĂ©dures de recrutement font ainsi la part belle Ă ce langage rĂ©gressif. Un exemple parmi tant dâautres : un site de mise en relations professionnelles qui Ă©dite pour les abonnĂ©es des annonces intitulĂ©es « NOUNOU CHERCHE UN BOUTâCHOU » (www.bebe-nounou.fr). On ne peut que constater lâ« infantilisation » de la parole, qui semble indiquer quâil ne sâagit pas dâune activitĂ© professionnelle tout Ă fait lĂ©gitime.
La force du langage courant est telle quâaussi bien les tiers que les parents semblent utiliser bien plus souvent ce mot que la dĂ©signation officielle de lâemploi : assistante maternelle agréée. Et mĂȘme les travailleuses, entre elles, utilisent dâailleurs frĂ©quemment le mot « nounou ». Certaines ass. mat. ont Ă©galement observĂ© que si les parents consentent Ă parler avec elles dâassistantes maternelles, dĂšs quâils communiquent avec des tiers (conversations tĂ©lĂ©phoniques entendues au domicile de garde des enfants), ils reparlent alors volontiers de la « nounou » : « Oui, je suis chez la nounou » ; « Quand pourras-tu venir le chercher chez la nounou ? », etc.
On remarquera aussi parfois, chez les parents, une tendance Ă parler plus simplement avec les assistantes maternelles, par exemple Ă employer systĂ©matiquement les mots « maman » et « papa », plutĂŽt que « mĂšre » et « pĂšre ». Un peu comme si la « nounou » nâĂ©tait finalement quâune femme peu formĂ©e, avec laquelle on se doit de communiquer de la façon la plus accessible. Voire rĂ©gressive, en mobilisant rĂ©guliĂšrement le langage basique de la petite enfance. Et les ass. mat. ne paraissent alors aucunement rĂ©sister.
Pour reprendre une grille dâanalyse chĂšre Ă Pierre Bourdieu, nâest-ce pas justement quand les dominĂ©s nâont plus conscience de la domination quâils subissent, que celle-ci sâexerce avec le plus dâefficacité ? Ce qui permet, du moins en apparence, cette « extraordinaire adhĂ©sion que lâordre Ă©tabli parvient Ă obtenir » ? « Si les exploitĂ©s ne se rĂ©voltent pas contre lâexploitation dont ils sont les victimes, ce nâest pas â ou pas seulement â sous lâempire de la nĂ©cessitĂ©, mais aussi parce quâils tendent Ă accepter leur situation comme "allant de soi", Ă la percevoir comme inscrite "dans lâordre des choses" », explique aussi GĂ©rard Mauger.
Enfin, il est Ă remarquer que cette appellation contribue encore plus Ă la fĂ©minisation de lâactivitĂ©. Car si lâon parle, pour inclure les rares hommes qui exercent, dâassistant maternel, le fait est quâil est impossible de masculiniser le mot « nounou » dont le ridicule, le cĂŽtĂ© trivial et rĂ©gressif sont ainsi immanquablement liĂ©s Ă lâimage de la « maman » de substitution, en aucun cas Ă celle dâun(e) professionnel (le) compĂ©tent(e).
Si lâon donnait un nom vĂ©ritablement appropriĂ© Ă lâactivitĂ© de lâass. mat., il faudrait probablement lui accorder le titre de professionnel.le de la petite enfance ou de puĂ©riculteur.trice. Cela correspondrait bien Ă lâĂ©tymologie de ce mot (du latin « puer », enfant, et de culture), qui nâindique aucune compĂ©tence mĂ©dicale particuliĂšre mais plutĂŽt un savoir-faire gĂ©nĂ©ral destinĂ© au dĂ©veloppement de lâenfant. Cela paraĂźt Ă©galement mieux convenir quâĂ©ducateur.trice de jeunes enfants, car le mĂ©tier nâest pas uniquement tournĂ© vers lâactivitĂ© pĂ©dagogique.
Telle est donc notre premiĂšre proposition, simple, visant Ă redonner de la considĂ©ration Ă cette profession. Le problĂšme est que lâappellation « puĂ©ricultrice » est rĂ©servĂ©e aujourdâhui, en France, Ă des infirmiĂšres dites puĂ©ricultrices, parfois des personnes justement en charge dâĂ©valuer les compĂ©tences des ass. mat. et Ă leur donner lâagrĂ©ment nĂ©cessaire (dĂ©livrĂ© officiellement par le prĂ©sident du Conseil dĂ©partemental) Ă lâexercice de leur activitĂ©. Nous suggĂ©rons donc finalement une autre appellation, pour ne pas mettre en compĂ©tition ces deux professions assez diffĂ©rentes, tant en ce qui concerne lâactivitĂ© que la formation. AprĂšs mĂ»re rĂ©flexion, « auxiliaire de puĂ©riculture agréé » nous paraĂźt plus indiquĂ©. LâactivitĂ© de puĂ©riculture est bien soulignĂ©e dans toute la diversitĂ© de ses missions ; le terme « auxiliaire » (qui a lâavantage dâĂȘtre aussi bien masculin que fĂ©minin) se diffĂ©rencie de lâassistance, mais aussi des prĂ©rogatives dĂ©cisionnaires ; lâagrĂ©ment constitue un Ă©lĂ©ment de contrĂŽle social incontournable pour des professionnels qui exercent Ă leur domicile, contrairement aux autres auxiliaires de puĂ©riculture (ce mĂ©tier existe dĂ©jĂ dans des institutions comme les crĂšches).
2. Une expertise et une évaluation extérieures
La profession dâass. mat. est rĂ©glementĂ©e, soumise Ă un agrĂ©ment dĂ©livrĂ© par le prĂ©sident du Conseil dĂ©partemental du lieu dâexercice de lâactivitĂ©. LâaccĂšs Ă ce mĂ©tier est ainsi conditionnĂ© Ă lâĂ©valuation positive que font les services en charge de ces dossiers, câest-Ă -dire des infirmiĂšres puĂ©ricultrices reprĂ©sentant lâautoritĂ© publique, rattachĂ©es souvent Ă une PMI (Protection maternelle infantile). Cette Ă©valuation concerne tant les compĂ©tences de lâassistant que la conformitĂ© du domicile de celui-ci.
Les domaines dâorganisation et dâapplication de lâexpertise sont nombreux et diversifiĂ©s, ainsi que les normes de rĂ©fĂ©rence. Pour ce qui est des gestionnaires dâentreprise et des acteurs du champ acadĂ©mique, lâexpertise semble porter principalement sur les process (lâorganisation de lâactivitĂ© Ă©ducative et celle des finances de lâentreprise, par exemple) plutĂŽt que sur les personnes, mĂȘme si bien sĂ»r les secondes mettent en Ćuvre les premiers. Dans ces cas de figure, experts et expertisĂ©s â qui parfois sont des pairs â ne sont pas nĂ©cessairement Ă©loignĂ©s socialement et ceux qui bĂ©nĂ©ficient de lâexpertise (qui la sollicitent ou la subissent) disposent en gĂ©nĂ©ral des ressources â et notamment des compĂ©tences â pour anticiper, gĂ©rer ou rĂ©pondre Ă lâexpertise.
Pourtant, lâexpertise paraĂźt aussi constituer, assez communĂ©ment, un outil pratique et lĂ©gitime de domination, voire dâemprise, des classes dirigeantes, qui peuvent asseoir leur autoritĂ© sur des personnels subordonnĂ©s grĂące Ă ces formes supposĂ©es de savoir. LâaccĂšs Ă de nombreuses professions et Ă des marchĂ©s de biens et services est ainsi rĂ©glementĂ© en fonction de nombreuses normes pensĂ©es, mises en place ou dont lâapplication est contrĂŽlĂ©e par de non moins nombreux corps de contrĂŽle. La question de lâĂ©valuation des compĂ©tences professionnelles â qui donne lieu Ă un diplĂŽme, une attestation, une certification, un agrĂ©ment, une licence, un label, etc. â paraĂźt multiforme. Souvent, cette expertise est lĂ aussi assurĂ©e par des pairs â des professionnels ou des diplĂŽmĂ©s qui sont passĂ©s par le mĂȘme type de contrĂŽle des connaissances et/ou compĂ©tences et qui Ă leur tour expertisent le bien-fondĂ© des dĂ©marches des candidats dans des procĂ©dures de recrutement, de concours, de sĂ©lection, etc. Cette expertise fonctionne alors comme une clĂ© attribuĂ©e Ă des « gardiens du temple » qui limitent lâaccĂšs au titre recherchĂ© ; elle reprĂ©sente donc un levier de pouvoir et dâinfluence.
Dans le champ des activitĂ©s professionnelles des mĂ©tiers du care, auquel nous pouvons rattacher les ass. mat., lâexpertise est particuliĂšrement rĂ©vĂ©latrice, pour les populations les plus fragilisĂ©es, des logiques de domination auxquelles elle contribue largement.
Comme le souligne Joan Tronto dans la prĂ©face de son ouvrage de rĂ©fĂ©rence, « lâunivers du care est souvent associĂ© aux femmes, aux personnes de caste, de classe et de statuts infĂ©rieurs, aux travailleurs, aux groupes racialisĂ©s et autres groupes ethniques, religieux ou linguistiques mĂ©prisĂ©s : ceux qui sont le plus souvent exclus de la politique ». Pourtant, le care pouvant ĂȘtre dĂ©fini de façon trĂšs large, certaines activitĂ©s de soin, dâattention portĂ©e aux autres, sont prises en charge par des personnes disposant de capitaux sociaux â Ă©conomiques et culturels â parfois importants : mĂ©decine, kinĂ©sithĂ©rapie, psychanalyse, mais aussi conseils en dĂ©veloppement personnel, coaching, direction pĂ©dagogique⊠Dans la perspective qui est la nĂŽtre ici â comprendre comment lâexpertise peut fonctionner comme un outil de domination â il est intĂ©ressant de remarquer que les acteurs de ce que lâon nommera ici le « care supĂ©rieur » maĂźtrisent les rĂšgles et ne semblent donc pas subir lâexpertise. Les professionnels de la santĂ© sont par exemple contrĂŽlĂ©s par leurs pairs et, une fois en activitĂ©, certains ne semblent pas nĂ©cessairement devoir ĂȘtre trĂšs expertisĂ©s. Des professions au sommet du care supĂ©rieur â la chirurgie esthĂ©tique, la sexologie, la psychanalyse ou le conseil/coaching de dirigeants dâentreprises â paraissent ainsi relativement peu encadrĂ©es et uniquement soumises, une fois le mĂ©tier exercĂ©, Ă lâapprĂ©ciation des confrĂšres, sauf lorsquâune crise survient et que lâactivitĂ© est mise en cause pour avoir provoquĂ© des dommages ou du moins y avoir contribuĂ©.
Les ass. mat., quant Ă eux, reprĂ©sentent une activitĂ© du care qui paraĂźt dominĂ©e dans son ensemble ; les nounous quâon a dĂ©valorisĂ©es en les nommant ainsi ne semblent effectivement pas pouvoir mobiliser de ressources liĂ©es Ă lâexpertise, leur appellation prouvant dâailleurs en quelque sorte leur non-expertise, pour ne pas dire leur trivialitĂ©.
En France, le marchĂ© agréé par les pouvoirs publics passe par un contrĂŽle extrĂȘmement poussĂ© de tout un ensemble de qualitĂ©s, requises apparemment pour pouvoir exercer lâactivitĂ©. Ainsi, le rĂšglement des assistant(e) s maternel (le) s dans le dĂ©partement des Hauts-de-Seine, adoptĂ© par lâAssemblĂ©e dĂ©partementale le 21 dĂ©cembre 2007, stipule Ă lâattention des professionnels :
« Les agents du DĂ©partement (câest-Ă -dire la puĂ©ricultrice et tout autre professionnel si nĂ©cessaire, notamment le mĂ©decin et/ou le psychologue) procĂšdent Ă une Ă©valuation ayant pour but dâassurer que les ...