Moscou – 1917
26 SEPTEMBRE (9 OCTOBRE) 1916 : ARRIVÉE À MOSCOU. POPULATION ET COÛT DE LA VIE
Au Baron Beyens, ministre des Affaires étrangères
…Ainsi que j’ai eu l’honneur de Vous le télégraphier, je suis arrivé à Moscou le 17 (30) septembre 1916 après un voyage plusieurs fois interrompu par des circonstances indépendantes de ma volonté.
Je me suis arrêté aussi quelques jours à Petrograd avec l’approbation de M. le Ministre de Belgique. Ce court séjour dans la capitale officielle de l’Empire Russe m’a permis notamment de recevoir à la Légation du Roi des instructions et recommandations fort précieuses, et il m’a été promis des facilités très appréciables en vue de la mission que Votre Excellence a bien voulu me confier. Je dois beaucoup de reconnaissance, dans cet ordre d’idées, à la complaisance empressée de notre consul à Petrograd, M. Charlier, qui M. le comte de Buisseret m’avait recommandé, et dont les excellents conseils m’ont été, et me seront encore, de la plus grande utilité.
Ce n’est que grâce à ces heureuses circonstances que j’ai eu, notamment, la bonne fortune de trouver place à l’hôtel à Moscou.
Comme Votre Excellence ne l’ignore pas, il règne en cette ville une crise extrêmement aiguë, provoquée par la surpopulation.
Avant la guerre, Moscou possédait environs 1 800 000 habitants, le 1er juillet 1916, il y en avait, assure-t-on, 3 120 000. Le surplus est constitué, non seulement par des réfugiés de Pologne et d’autres provinces envahies ou menacées, mais aussi, notamment, par des ouvriers ou employés que les salaires élevés ont attirés des campagnes. Des jeunes filles, employées de bureau, qui avant la guerre auraient gagné 25 roubles par mois, en obtiennent quelquefois aujourd’hui 90.
La guerre a bouleversé de fond en comble les conditions de la vie à Moscou et la crise que cette ville traverse pourrait, dit-on, avoir des conséquences graves et inattendues.
En ce qui concerne mon logement, malgré les actives recherches de plusieurs personnes dévouées et connaissant à fond la ville, je n’en ai point encore en perspective.
C’est pourquoi, je me vois forcé, provisoirement, de demeurer à l’hôtel Metropol, établissement de premier ordre. La chancellerie de notre consulat honoraire, dont M. Naze est le titulaire est bien installée et centralement située.
Le problème des logements à Moscou est si difficile à résoudre que l’on voit, dans les journaux, des annonces de personnes offrant plusieurs centaines de roubles de récompense à quiconque leur indiquera simplement une habitation vacante.
Si je parviens à trouver un local pour le consulat général je m’empresserai d’en faire part à Votre Excellence. En vue de cette éventualité, je Vous serais reconnaissant, Monsieur le Baron, de bien vouloir me faire connaître déjà, d’urgence, le chiffre de l’indemnité dont il s’agit dans la dépêche que Vous avez bien voulu m’adresser à Dieppe, le 7 août dernier.
Le loyer d’un appartement convenable, composé de trois ou quatre pièces garnies, serait d’environ 350 roubles par mois et les loyers tendent à hausser. Le prix de ma chambre à l’hôtel (elle est spacieuse) est de 5,5 roubles par jour. Ce tarif, qui est encore celui d’avant guerre, sera majoré de 25 pour cent dans peu de jours. C’est le tarif minimum à Moscou d’une chambre d’hôtel convenable. À n’importe quel restaurant on n’obtient de diner passable à moins de quatre à cinq roubles, sans les boissons et les gratifications. Il y a trois jours à viande par semaine ; néanmoins, on m’a parlé de personnes qui n’ont pas goûté de viande depuis cinq mois. Les légumes frais, à l’exception des pommes de terre, des carottes, des navets et des tomates, sont des articles de luxe. Le lait et le sucre sont rares. Les moyens de transport urbain sont insuffisants.
6 (19) JANVIER 1917 : PASSAGE À MOSCOU DE L’AMBASSADEUR DES ÉTATS-UNIS. EXTRAIT DU JOURNAL ROUSSKOE SLOVO
Au Baron Beyens, ministre des Affaires étrangères,
L’Ambassadeur des États-Unis en Russie est venu récemment passer quelques jours à Moscou, probablement sur l’initiative de la chambre de commerce russo-américaine en cette ville.
Le journal moscovite Rousskoe Slovo, dans son numéro du 31 décembre 1916 (13 janvier 1917), rend compte d’une interview de l’ambassadeur, le jour de son départ pour Petrograd.
J’ai l’honneur de faire parvenir à Votre Excellence la traduction de cet article :
« Entretien avec l’ambassadeur :
Je fus très content d’avoir l’occasion de me trouver à Moscou – ainsi l’ambassadeur commença son entretien avec notre collaborateur. – Voici déjà la seconde fois que je vois devant moi cette intéressante ville dont j’ai tant lu et entendu parler dans ma jeunesse. Et quelque grande que fût mon attente au sujet de Moscou, Moscou ne l’a pas désabusée. Je regrette seulement une chose, c’est de ne pas pouvoir séjourner ici plus longtemps. Mais j’espère à l’avenir me retrouver encore à Moscou, et non pas une seule fois. J’apprécie hautement l’accueil flatteur et cordial qui m’a été témoigné.
Comme nous demandions ce qui pourrait être dit en ce moment au sujet des relations entre la Russie et l’Amérique, l’ambassadeur répondit : – Je puis seulement exprimer l’espoir que la Russie et l’Amérique resteront dorénavant d’aussi bonnes amies qu’elles le furent par le passé et que les peuples de ces deux grands pays, ayant tant d’aspirations communes, se rapprocheront encore d’avantage à l’avenir. Les capitalistes américains ont arrangé pour le gouvernement russe un emprunt de l’import de près de 250 millions de roubles, et, ainsi que je l’ai entendu, on se propose d’augmenter cette somme dans l’avenir. Cette somme est fournie immédiatement au gouvernement russe, indépendamment des grands emprunts faits par les Alliés en général, à commencer de 5 milliards de roubles et indépendamment aussi de l’acquisition, par des citoyens américains, de différentes valeurs-papiers russes.
Pendant les cinq dernières années, les Américains sont parvenus à se rendre compte, considérablement mieux que dans le passé, des ressources et de la puissance de la production de la Russie. Cette connaissance a pu uniquement contribuer à les confirmer dans la certitude du grand avenir de ce grand pays.
Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le déclarer au discours improvisé au déjeuner organisé hier pour moi par la chambre de commerce russo-américaine, un solide et large développement des rapports commerciaux dépend seulement, sans aucun doute, de la réciprocité des avantages.
Dès le début de la guerre actuelle, l’Amérique a vendu beaucoup plus à la Russie qu’elle n’a acheté d’elle, mais la Russie pourrait produire beaucoup de ce que l’Amérique pourrait acheter avec avantage pour elle-même.
Toutefois, la situation actuelle des choses ne semble pas un obstacle à ce que les peuples de ces deux grandes puissances, dont les gouvernements ont toujours eu des relations amicales, se rapprochent encore d’avantage à l’avenir pour l’extension réciproque de l’horizon et des avantages réciproques. D’ailleurs, ce but ne peut pas être atteint, si les principes ou les résolutions de la conférence économique de Paris, formulées en juin 1916, sont maintenues et introduites dans la vie des parties qui ont pris part à cette conférence. Les décisions de la conférence furent inspirées par le désir de conjurer la possibilité du rétablissement après la guerre de l’hégémonie économique des pays avec lesquels les Alliés sont en guerre.
Cependant, cette politique atteint en même temps le commerce avec les pays neutres, dont beaucoup témoignent aux Alliés, sur leur demande, de l’appui, en vue de mener la guerre avec succès et leur fournissent en quantité énorme du matériel de guerre sans lequel les Alliés n’auraient pas pu achever leurs succès commencés. Les difficultés avec lesquelles la Russie eut à lutter au cours des deux, trois dernières années, l’Amérique s’en rend compte parfaitement et déjà elle a prouvé qu’elle les apprécie justement. L’opinion que le grand conflit européen apporte à l’Amérique seulement des avantages, semble complètement erronée et l’accusation répandue fréquemment que l’Amérique désirerait le prolongement de la guerre à cause des avantages qu’elle en retire, est non seulement une profonde injustice envers notre peuple humanitaire et pacifique mais en outre elle ne repose sur aucun fondement et c’est à peine s’il faut démentir longuement l’imputation dont il s’agit.
L’Amérique, à plusieurs reprises, a prouvé que la fidélité au principe est pour elle au dessus du profit et qu’elle est prête à sacrifier non seulement de l’or mais du sang pour les élans généreux du cœur et pour la sauvegarde de son honneur.
Au sujet de son séjour à Moscou, l’ambassadeur dit entre autres choses, encore ce qui suit :
Ce soir, je pars à Petrograd, mais, auparavant, je profiterai de l’aimable invitation du Prince Odoevski-Maslov, pour admirer ce ballet dont je suis un adorateur passionné et dont je n’ai pas vu le pareil hors de Russie.
J’ai passé deux heures à la galerie de Tretiakov et j’y vis une série des meilleures productions d’artistes russes. Si même aucun autre motif ne m’attirait, je reviendrais à Moscou, rien que pour visiter encore cette galerie. Je sais qu’il y a à Moscou encore deux autres trésors artistiques, que d’ailleurs le temps m’a empêché de voir cette fois. C’est avec grand intérêt que j’ai vu la remarquable installation de l’hôpital Briansky dans la nouvelle gare du chemin de fer [allant] de Moscou à Kiev.
Les soins consciencieux et soucieux aux soldats blessés à cet hôpital font honneur au cœur ardent et à l’intelligence des dames qui y travaillent.
Le merveilleux palais du Kremlin et les trophées qu’on m’a fait voir là avec une prévenance flatteuse sous la conduite d’un guide aussi intéressant que le chambellan Arseniev, suffisent pour qu’on fasse de loin un voyage à Moscou. La station électrique de la ville de Moscou que m’a montrée l’ancien maire de la ville, M. N.I. Goutchkov, semble incontestablement un établissement modèle en son genre, installé suivant les derniers enseignements de l’électrotechnique » (…)
11 (24) JANVIER 1917 : GRÈVES À MOSCOU. « IL EST INCONTESTABLE QUE LA SITUATION ACTUELLE EST EXTRÊMEMENT GRAVE À CAUSE DU MANQUE DE PAIN NOIR, LE SEUL CONSOMMÉ PAR LA CLASSE OUVRIÈRE »
Monsieur le Comte [de Buisseret-Steenbecque de Blarenghien],
Les autorités avaient prévenu les chefs d’industrie à Moscou d’une manifestation et d’une grève projetées par un certain nombre d’ouvriers pour le 9 (22) de ce mois, anniversaire de la démonstration dirigée, à Petrograd, en 1905, par le prêtre Gapon.
Sur 200 000 ouvriers qu’on estime se trouver dans l’agglomération moscovite, environ 10 000 chômèrent pendant un jour, mais presque tous s’abstinrent de faire aucune manifestation.
Les autorités avaient d’autre part pris toutes les mesures utiles, mais la journée se passa assez normalement, lorsque, vers midi, une centaine – pas d’avantage – firent leur apparition à la place des Théâtres, au centre de Moscou, avec un drapeau rouge et en criant : « À bas la guerre ! Nous voulons la paix et du pain ! », ces manifestants se laissèrent facilement
Vues générales du Kremlin au début du XXe siècle.
et naïvement disperser par les paroles simples mais énergiques que leur adresse un officier, en convalescence de blessures reçues au front, lequel se trouvait précisément sur les lieux.
Le lendemain, 10 (23) janvier, la totalité des ouvriers avait repris leur travail.
Il est probable que les milieux germanophiles attribueront aux faits ci-dessus une ampleur qui leur fait totalement défaut.
L’aspect extérieur de Moscou est absolument le même qu’avant la journée du 9 (22) [janvier]. Toutefois, il est incontestable que la situation actuelle est extrêmement grave à cause du manque de pain noir, le seul consommé par la classe ouvrière. Les mesures prises pour ravitailler la ville sont, dit-on, très insuffisantes.
Suivant des renseignements sérieux, il y aurait grève encore en ce moment dans deux fabriques de matériel de chemin de fer à Toula (…)
Timbre mis en vente à un prix modique par un membre de la colonie étrangère à Moscou : « Russes ! N’achetez rien d’allemand ! Souvenez-vous de 1914-1916. » Rapport du 13 (26) janvier 1917.
26 JANVIER (8 FÉVRIER) 1917 : RAPPORT SUR « L’IMPORTANCE CROISSANTE DE LA LANGUE RUSSE EN TANT QUE LANGUE COMMERCIALE ET D’AUTRE PART, À L’OPPORTUNITÉ DE NOUS SERVIR AUTANT QUE POSSIBLE DE CETTE LANGUE POUR NOTRE PROPAGANDE DANS L’EMPIRE RUSSE »
Monsieur le Baron [Beyens],
J’ai l’honneur de soumettre à votre appréciation quelques considérations relatives à l’importance croissante de la langue russe en tant que langue commerciale et, d’autre part, à l’opportunité de nous servir, autant que possible de cette langue pour notre propagande dans l’Empire Russe.
Il n’entre pas dans le cadre du présent exposé de mettre en évidence l’immensité du marché russe ni de rechercher les causes – issues directement ou indirectement de la guerre actuelle – qui permettent d’augurer un développement notable de la vie économique dans l’Empire. Quelque intéressant qu’ait été ce pays pour nos hommes d’affaires avant la guerre, il semble devoir le devenir bien davantage après le rétablissement de la paix.
Toutefois, parmi les transformations fondamentales qui semblent s’opérer dans l’âme du peuple russe, j’ai cru constater une tendance vers un nationalisme plus étroit, produite par les lourds sacrifices que lui impose la Grande guerre et par le g...