Le principe de jouissance

Critique de la raison pratique (Kant) - Kant avec Sade (Lacan)

Christian Fierens

• Éditeur: EME Editions
• Année: 2020
• ISBN de l'eBook: 9782806661890
• Sujet: Psychologie
• Sujet: Histoire et théorie en psychologie

Plaisir, plaisir, plaisir. Toute motivation se réduirait au plaisir, à la recherche de plaisir. Attention, attention, attention. Tout plaisir risque d'être entravé en réalité. Pour comprendre le principe de jouissance comme proprement éthique (inconscient et psychanalyse), le livre s'appuie sur une lecture détaillée et croisée d'une part de Kant et de sa Critique de la raison pratique, d'autre part de Lacan et de son Kant avec Sade.

DEUXIÈME PARTIE

KANT AVEC SADE (1962-1963)

L’objet a

Le texte « Kant avec Sade », publié dans la revue Critique (n° 191, avril 1963), devait servir d’introduction au troisième volume des Œuvres complètes de Sade (Cercle du Livre précieux, 1963), contenant Justine ou les Malheurs de la vertu et La philosophie dans le boudoir. Jean Paulhan l’éditeur semble l’avoir retiré en fonction de la difficulté d’en situer le propos. Ce devait être une préface ; le propos de départ devait explicitement introduire Sade. Mais comment et pourquoi l’introduire en le mettant en rapport avec Kant ?

Dès 1944, Horkheimer et Adorno246 avaient situé Sade dans la droite ligne de Kant : le pur formalisme kantien conduirait au nazisme par l’intermédiaire de Sade. Pour ces auteurs, Sade est « le médiateur qui rend compréhensible l’apparition du fascisme et du nazisme au sein de la culture européenne : Sade est le chaînon manquant entre Kant et Auschwitz247 ». Comme on va le voir, Lacan entreprend lui aussi de lire la Critique de la raison pure du côté d’un pur formalisme. Mais ce pur formalisme prêté à Kant serait précisément corrigé dans le bon sens par la lecture lacanienne de Sade. Contrairement aux propos de Horkheimer et Adorno, le propos de Lacan se situe dans la mouvance d’un intérêt positif marqué pour Sade. Précédant Lacan, une série de grands lecteurs de Hegel – Blanchot, Bataille, Klossowski – veulent employer Sade pour refuser le « savoir absolu » et ne « garder de Hegel que la négativité (la négation) comme subversion et comme libération du désir ». Il s’agit pour eux de « sortir de Hegel par Sade248 ». Sade – totalement dénazifié – vaudrait comme une alternative à la totalisation de Hegel. Il corrigerait ainsi l’universalité prêtée à Kant, avant même que celle-ci ne dérivât vers le système hégélien.

Nous verrons comme le texte de Lacan vise essentiellement à dégager l’éthique du désir centrée sur la jouissance inhérente à l’inconscient en commençant par préciser le pourquoi et le comment de l’universalité de l’impératif catégorique, Sade y faisant office. La fonction du fantasme est ainsi précisée et, après elle, la place du désir. Le texte se termine par une évaluation de Sade et en dénonce les limites, notamment par rapport à la reconnaissance de la castration de la mère, castration fondamentale pour la structure du désir.

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(Nous ne pouvons suivre l’évaluation de Marty réduisant Kant avec Sade à n’être qu’une leçon administrée à Sade, le pervers, où Lacan se contenterait de donner son verdict depuis une « position mandarinale249 », tandis que L’Éthique serait l’écrit fondamental pour comprendre la position de Lacan. Certes, à la fin de Kant avec Sade, Lacan montre bien les limites de Sade, mais c’est pour mieux mettre en évidence la fonction du rien radical, du nihil negativum, de « l’objet vocal » pour la position de l’éthique de l’inconscient, non sans relancer la dynamique inhérente à la raison pratique kantienne, comme nous le verrons en suivant le texte de Lacan pas à pas).

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Le texte de Lacan est sans aucun sous-titre. Seuls quatorze sauts de ligne permettent de distinguer dans le texte quinze sections ou quinze gros morceaux de paragraphes que nous avons regroupés en quatre chapitres : 1) une introduction à Kant et à Sade (quatre sections), 2) une étude de l’apport de Sade pour la psychanalyse (quatre sections), 3) le compte-rendu d’un combat de Lacan contre Kant (trois sections) et 4) une exposition des conséquences pour la pratique de la psychanalyse (quatre sections).

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246 Dialektik der Aufklärung (1944), traduit en français en 1974 sous le titre La dialectique de la Raison, op. cit. Simone de Beauvoir insistait aussi sur le lien Kant-Sade (Faut-il brûler Sade ? 1955, cité dans Marty, Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? op. cit., p. 77).

247 Ibid., p. 48.

248 Ibid., p. 52.

249 Ibid., p. 233.

CHAPITRE 1

INTRODUCTION À KANT ET À SADE

I. INTRODUCTION GÉNÉRALE

La Chose – das Ding – n’est ni bien, ni le mal. Elle ne peut être cernée ni par une éthique centrée sur le bien ni par une éthique centrée sur le mal. Pourtant l’éthique s’est régulièrement présentée comme une éthique du bien. Pour contrer cette unilatéralité, il conviendrait, semble-t-il, de lui opposer une éthique du mal avant de pouvoir développer une véritable éthique du Réel, une éthique de la Chose. À l’utopie kantienne de l’universalité qui, aux yeux de Lacan, resterait encore et toujours dirigée vers le bien s’adosserait ainsi l’utopie sadienne de l’universalité dirigée vers le mal.

Malgré une théorie de la Nature omniprésente, l’œuvre de Sade ne consiste nullement à nous donner un aperçu des tendances naturelles que l’on pourrait observer chez l’homme250. C’est une œuvre éthique. Lacan entend bien donner au boudoir sadien une place égale à celles de l’Académie, du Lycée ou de la Stoa. Il s’agit avec Sade de rectifier la position de l’éthique, c’est-à-dire de déblayer l’éthique qui était encore restée trop centrée sur le bien (« comme chez Kant », pense Lacan) plutôt que sur la Chose.

La Philosophie dans le boudoir (1795) prépare ainsi le chemin pour l’œuvre de Freud et la question de la Chose, que Lacan est allée dénicher, comme nous l’avons vu, à partir de sa lecture de l’Entwurf, du Projet de psychologie (1895). Le principe de plaisir de Freud s’inscrit certes dans la ligne de la recherche du bonheur, mais il contient aussi déjà les germes de son dépassement. En effet, le principe de (dé) plaisir freudien se différencie du principe de bonheur, car c’est bien l’évitement du déplaisir qui le commande et le bien relatif qu’il recherche est positionné en fonction d’un mal inévitable. Freud n’aurait pu découvrir son principe tournant autour du déplaisir s’il n’avait existé successivement Kant, puis Sade et enfin « la montée insinuante à travers le XIXe siècle du thème du “bonheur dans le mal” »251. Et, bien avant ces références, le mystère du féminin lui-même, déjà mis en évidence dans l’amour courtois, « l’éternel féminin n’attire pas en haut »252.

« Sade est le pas inaugural d’une subversion » – y renverse-t-on le bien par le mal ? – et « Kant est le point tournant ». Même si Lacan pense que son éthique reste encore focalisée sur le bien, c’est lui qui a commencé à détacher l’éthique de la recherche du bien pour la centrer tout autrement (premier chapitre de l’Analytique de la raison pratique). Le projet Lacan est de montrer que La philosophie dans le boudoir s’accorde avec la Critique de la raison pratique en ce que toutes deux se fondent sur le principe de l’universalité et que la première « complète » la seconde en ce qu’elle ajoute l’éthique du mal à l’éthique du bien, non sans impliquer une meilleure explicitation de ce que doit être « l’universalité ». La thèse de Lacan est donc que La philosophie dans le boudoir « donne la vérité » de la Critique de la raison pratique.

La façon lacanienne d’appréhender les postulats de la raison pratique, à savoir l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu confirme son idée que l’éthique de Kant reste encore une éthique focalisée vers le Bien (le « souverain Bien »). Selon Lacan, Kant aurait confiné ces postulats à une simple « fonction d’utilité ». Lacan pense toujours en termes de pesée et ces postulats kantiens serviraient, selon Lacan, à faire pencher la balance dans le sens de la loi morale ; l’hésitant devrait ainsi être persuadé en fonction des récompenses (du Bien) à attendre dans la vie future et la volonté de Dieu en sera le garant. On l’a vu, la dialectique de la raison pratique s’oppose radicalement à cette façon de concevoir les postulats, à cette pesée commandée par le « souverain Bien » conçu en fait comme le souverain bon, qui réduit la motivation de l’action au plaisir attendu dans l’au-delà et qui fonctionne suivant un double principe hétéronome (le plaisir de l’âme et la volonté de Dieu).

Pourtant, m...

Table des matières

• Couverture
• 4e de couverture
• Copyright
• Titre
• Du même auteur
• INTRODUCTION – La jouissance et l’inconscient
• PREMIÈRE SECTION – LECTURE DE KANT
• PREMIÈRE PARTIE. FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS (1785) La loi morale
• DEUXIÈME PARTIE. CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE (1788) Le principe de la raison pratique
• DEUXIÈME SECTION – LECTURE DE LACAN
• PREMIÈRE PARTIE. L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE (1959-1960) Le Réel
• DEUXIÈME PARTIE. KANT AVEC SADE (1962-1963) L’objet a
• TROISIÈME SECTION – PRATIQUE DE L’INCONSCIENT
• CONCLUSION – Le principe de jouissance et l’objet a
• BIBLIOGRAPHIE
• TABLE DES MATIÈRES
• Parus dans la collection