TITRE IV
LES DOMAINES D’APPLICATION
Le patrimoine culturel comprend des domaines classiques, d’autres qui le sont moins. La qualification de « patrimoine » varie selon les moments de l’histoire et selon les pays, les histoires et les sensibilités étant différentes en fonction des événements vécus, des souvenirs qui y sont attachés, des redécouvertes qui peuvent être faites par un peuple de ce qui le constitue, de la prise de conscience de la nécessité de protéger quelque chose qui risque de disparaître.
Tous les domaines ne peuvent être abordés dans le détail dans le cadre de ce volume. Ainsi ne sont pas traitées les bibliothèques, non point qu’elles ne le mériteraient, pas – c’est l’inverse qui est vrai –, mais parce que ces institutions n’ont pas pour première fonction de protéger, même si la fonction de protection n’est évidemment pas absente. Les bibliothèques sont d’abord destinées à permettre l’accès à la lecture du plus grand nombre possible de citoyens. Ces bibliothèques sont d’ailleurs souvent devenues des médiathèques intégrant tous les médias numériques contemporains, ce qui montre bien leur fonction de diffusion de la culture, des cultures dans tous les sens du terme.
Citons également, et entre autres, les arts et traditions populaires. En 1878 l’exposition universelle de Paris révéla au public des objets « pittoresques » des sociétés paysannes en Europe. Le succès fut tel que l’année d’après un musée d’ethnographie fut créé au Trocadéro. En 1937 un département des « Arts et Traditions populaires » fut créé au sein des Musées nationaux, il devint le Musée des arts et traditions populaires (MNATP). D’une manière plus générale, le « folklore », terme qui désignait avec une certaine condescendance et une certaine dérision des activités culturelles héritées du passé, est devenu une richesse culturelle que, dans la plupart des pays du monde, les autorités cherchent à protéger et à valoriser.
Un autre domaine qui appellerait de nombreux développements est celui de la culture scientifique, technique et technologique, industrielle. Certes, cette culture à développer dans la population repose d’abord sur l’enseignement et la vulgarisation des connaissances scientifiques et techniques, certains domaines de cette culture faisant l’objet d’un engouement particulier, tandis que d’autres sont ignorés, dédaignés. Mais il existe également un patrimoine scientifique et technique. Il s’agit bien d’un patrimoine qui, tout en présentant un caractère scientifique ou technique, est également, et nécessairement, culturel : notre monde est marqué par les découvertes dans ces domaines, par les effets qu’elles ont sur notre vie quotidienne, qui en est changée, sur les arts même. Les produits de cette culture scientifique sont aussi (ou peuvent être) un patrimoine culturel, à travers les instruments d’analyse, les schémas, les objets de laboratoire, etc.
Quatre champs font l’objet de l’étude dans le présent titre. Le premier est celui du patrimoine monumental. Lorsque l’on parle de patrimoine culturel on pense d’abord, en France comme ailleurs, aux monuments historiques. Ces derniers sont l’expression la plus emblématique de ce patrimoine, par leur visibilité, par toute l’histoire et les histoires qui s’y rattachent, par les atteintes qui leur sont portées.
Un deuxième champ, tout aussi connu, tout aussi visible, est celui des musées. Les musées occupent dans la cité une place qu’ils n’avaient pas auparavant. Comme pour le patrimoine monumental, l’intérêt des Français pour les musées s’est aiguisé, développé. Les musées ont accompli une mutation considérable, les musées d’aujourd’hui sont bien loin de ceux d’hier.
Un troisième champ, nettement moins connu ou moins « porteur » en termes d’images, est celui des archives. Celles-ci sont cependant fondamentales pour l’histoire d’un groupe, quel qu’il soit, pour une communauté, à plus forte raison pour la communauté nationale. Les archives permettent de connaître et de mieux comprendre les raisons des décisions qui ont été prises, les motivations des comportements des dirigeants et l’abondant contentieux auquel qu’elles produisent témoigne de cette importance.
Le quatrième champ est celui de deux patrimoines, distincts et en partie liés, qui revêtent aujourd’hui, pour les raisons explicitées dans ce chapitre, une importance qu’ils n’avaient pas auparavant, le patrimoine archéologique et le patrimoine maritime et subaquatique.
Chapitre 1
LE PATRIMOINE MONUMENTAL
L’abbaye de Cluny, dans sa troisième version datant du XIe siècle, disposait de la plus grande église de la chrétienté, avec ses doubles bas-côtés, deux transepts, un chœur à cinq chapelles rayonnantes, et cinq clochers. Les gouvernements qui se succédèrent de 1791 à 1800 s’acharnèrent contre ce chef-d’œuvre de l’architecture. Napoléon lui donna le coup de grâce. Ce qui subsiste permet d’imaginer la splendeur de l’édifice passé, la reconstitution virtuelle ne peut consoler de cette disparition.
Le cas de Cluny est exemplaire en ce qu’il montre le changement d’attitude des pouvoirs publics au cours de l’histoire. Longtemps les dirigeants se sont désintéressés de la protection des monuments (sauf ceux qu’ils commandaient) quand ils ne contribuaient pas activement à leur destruction. Aujourd’hui particuliers, associations, collectivités territoriales se tournent vers l’Etat pour lui demander de les aider dans leur action de protection des monuments et des biens culturels plus généralement. La puissance publique n’est plus seulement, comme autrefois les princes, la protectrice des arts et des lettres, elle a en charge la sauvegarde des œuvres du passé, elle est le garant des expressions artistiques du présent, elle est la responsable du développement culturel.
Le rôle de la puissance publique en matière de protection du patrimoine culturel, aujourd’hui, correspond à une plus grande sensibilité du public à l’égard de ce dernier. Le mouvement des esprits est relativement récent. Au XVIIIe siècle Voltaire, arbitre du goût, affirmait sérieusement qu’avant Louis XIV Paris ne possédait que quatre beaux monuments (le Val de Grâce, le Louvre neuf, le Luxembourg et la Sorbonne), ignorant totalement tout ce que le Moyen Âge avait pu produire. Un tel manque d’ouverture étonne chez un esprit aussi cultivé.
Aujourd’hui « les Français sont de plus en plus attachés aux vieilles pierres » déclarait l’enquête sur « Les Français et leur patrimoine » et dans les pratiques culturelles la « sortie patrimoniale » (monuments, cathédrales, églises, vieux quartiers, musées) est privilégiée, elle vient avant la sortie au spectacle (théâtre, concert) ou la visite d’expositions, la gratuité pour la plupart de ces visites expliquant notamment cette première place.
L’évidence de la nécessité d’une protection du patrimoine de la France ne s’est imposée que progressivement et aujourd’hui encore n’apparaît pas comme telle à un certain nombre de Français. Cependant cette prise de conscience a conduit à l’adoption de politiques de protection (I). Celles-ci donnent lieu à des problématiques diversifiées (II), l’une des questions posées étant, notamment, celle de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (III).
I – DE LA PRISE DE CONSCIENCE À L’AFFIRMATION D’UNE POLITIQUE
La protection du patrimoine est devenue une préoccupation politique avec la prise de conscience progressive de la nécessité de sauver, de préserver, de transmettre ce patrimoine. Après de lents développements au XIXe siècle et au début du XXe siècle, elle est devenue un des axes de la politique culturelle sous la Cinquième République.
1 – De la prise de conscience à la législation
A – Les débuts de la protection
Ce n’est guère qu’au début du XIXe siècle qu’une prise de conscience s’opère de la nécessité d’une intervention afin de sauver un certain nombre de monuments menacés de destruction et de disparition. Cette intervention des pouvoirs publics a été facilitée par un « climat » favorable aux vieilles pierres, aux souvenirs qui s’y attachent. Cette remarque vaut encore pour notre temps : il serait difficile à l’Etat d’avoir une véritable politique de protection si les Français s’en désintéressaient.
Au XIXe siècle cette sensibilisation qui a permis et conditionné une politique naissante de protection, a été favorisée par le mouvement romantique, en particulier les écrivains qui, dans leurs œuvres, ont fait de certains monuments le cadre voire le « personnage » principal de l’histoire. Beaucoup connaissent le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris, qui a grandement contribué à réhabiliter l’intérêt pour le Moyen Âge. Victor Hugo écrit également, en 1832, dans la Revue des deux mondes une diatribe restée célèbre et intitulée « Guerre aux démolisseurs » : « Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne ». Et dans une formule souvent reprise par la suite il ajoute : « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire ; sa beauté à tout le monde ».
Au même moment, l’orateur catholique Ch. de Montalembert dénonce dans Le vandalisme en France (1833) ce qui, pour lui, n’est pas seulement une situation regrettable, mais aussi un sacrilège. Dans un autre de ses ouvrages (Du vandalisme et du catholicisme dans l’art, 1839), l’auteur se montre, de façon polémique, très critique à l’égard du régime de la Restauration : « Que la Restauration à qui son nom semblait imposer la mission spéciale de restaurer et de conserver les monuments du passé, avait été tout au contraire une époque de destruction sans limites, accomplies sous nos yeux et sans éveiller la moindre marque de sollicitude ». Le propos est exagéré : si la Restauration est coupable, elle a moins détruit que les régimes qui l’ont précédée, en particulier la période révolutionnaire.
Dans le même temps, Mérimée faisait paraître ses Voyages dans le Midi, dans l’Ouest et dans la Corse, qui constituent d’agréables lettres de voyage dans lesquelles l’auteur prend conscience de l’état de dégradation du patrimoine architectural français. Taylor faisait paraître, avec Nodier, ses Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France, qui permirent une véritable redécouverte par les Français de leur pays et qui demeurent à l’heure actuelle un témoignage irremplaçable, bien que marqué par une interprétation très romantique des monuments, de l’état architectural de la France de l’époque. Des journaux de l’école romantique tels que Le Globe, La France littéraire ou encore L’Artiste, soutenaient ce mouvement d’opinion.
Un crédit est affecté pour la première fois aux monuments dans le budget du ministère de l’Intérieur, après la Révolution de 1830. Au même moment Guizot, ministre de l’instruction publique, crée un poste d’inspecteur général des monuments historiques. Vitet fut le premier à être investi de ce titre et de cette fonction (23 octobre 1830). Il fut, à bien des égards, un précurseur. « Il faut, conseillait-il aux restaurateurs, se dépouiller de toute idée actuelle, oublier le temps où l’on vit pour se faire le contemporain de tout ce qu’on restaure ». Et encore : « Le premier mérite d’une restauration est de passer inaperçue ».
Au bout de quatre ans, Vitet démissionna et fut remplacé par Prosper Mérimée. Comme on l’a dit à son propos : « Jamais un incrédule anticlérical n’a sauvé tant d’églises menacées par la sottise des municipalités ou le zèle maladroit de curés embellisseurs ». Mérimée, par ses interventions, sauva notamment de la destruction les ruines du château de Chinon, permit la conservation des ruines de l’abbaye de Charroux, eut le bonheur de retrouver la célèbre tenture de la Dame à la licorne. Il eut le mérite et le courage de faire appel à un jeune architecte de vingt-six ans qui accepta, les architectes connus s’étant tous prudemment récusés, de restaurer l’abbaye de Vézelay, qui menaçait de s’écrouler. Ce fut pour Viollet-le-Duc un coup de maître. La création du poste d’inspecteur général des monuments historiques fut le début de l’intervention de l’Etat, qui se manifesta ensuite par l’adoption de règles de protection.
B – La réglementation et la protection
Sous la Monarchie de Juillet plusieurs textes sont adoptés dans le but d’apporter une première protection aux monuments historiques. Une circulaire de 1832 aux préfets interdit d’exécuter des travaux sans autorisation sur les monuments historiques ; une circulaire du 10 août 1837 incite les communes et les départements à participer à l’entretien et à la restauration des monuments, l’Etat apportant une prime d’encouragement. A la fin de la même année, une nouvelle circulaire est prise, la précédente étant demeurée sans réponse… (cela montre d’ailleurs que si les collectivités locales étaient très contrôlées lorsqu’elles agissaient, il était plus difficile de les contraindre à agir, l’inertie était une force de résistance des collectivités locales à l’Etat). Une circulaire du 18 novembre 1841 rappelle aux conseils généraux que l’Etat ne peut pas prendre seul en charge les frais d’entretien des monuments historiques. Une nouvelle circulaire du 1er décembre 1841 prévoit, s’agissant de monuments historiques appartenant à des particuliers, que le préfet doit être informé lorsque les propriétaires ont l’intention de restaurer, de vendre ou de démolir, afin que l’Etat puisse éventuellement s’en rendre acquéreur.
Par ailleurs, en 1833 Guizot proposa au roi la création d’un comité chargé de diriger « le grand travail d’une publication générale de tous les matériaux importants et encore inédits sur l’histoire de notre patrie ». La proposition fut agréée et le comité se divisa en deux sections dont l’une s’occupait des arts.
« Je me propose – déclarait Guizot dans son rapport au roi – de faire incessamment commencer un travail considérable sur l’histoire des arts. Je m’appliquerai à faire dresser un inventaire complet, un catalogue descriptif et raisonné des monuments de...