L'intelligence des invisibles
eBook - ePub

L'intelligence des invisibles

Vivre avec les esprits : Kazakhstan, Ladakh

  1. 358 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

L'intelligence des invisibles

Vivre avec les esprits : Kazakhstan, Ladakh

À propos de ce livre

Tulös est une bergÚre kazakhe que j'ai connue en 1993. Dans les pùturages, cette ancienne voisine de yourte est l'objet de plaisanteries en raison de son comportement décalé et de sa coquetterie. Avec le temps, elle se met à divaguer et finit par délaisser son foyer. Au printemps2010, je la retrouve alors qu'elle poursuit une initiation. Elle est aujourd'hui baqsi, c'est-à-dire chaman soufi.

Foire aux questions

Oui, vous pouvez résilier à tout moment à partir de l'onglet Abonnement dans les paramÚtres de votre compte sur le site Web de Perlego. Votre abonnement restera actif jusqu'à la fin de votre période de facturation actuelle. Découvrez comment résilier votre abonnement.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptĂ©s aux mobiles peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s via l'application. La plupart de nos PDF sont Ă©galement disponibles en tĂ©lĂ©chargement et les autres seront tĂ©lĂ©chargeables trĂšs prochainement. DĂ©couvrez-en plus ici.
Perlego propose deux forfaits: Essentiel et Intégral
  • Essentiel est idĂ©al pour les apprenants et professionnels qui aiment explorer un large Ă©ventail de sujets. AccĂ©dez Ă  la BibliothĂšque Essentielle avec plus de 800 000 titres fiables et best-sellers en business, dĂ©veloppement personnel et sciences humaines. Comprend un temps de lecture illimitĂ© et une voix standard pour la fonction Écouter.
  • IntĂ©gral: Parfait pour les apprenants avancĂ©s et les chercheurs qui ont besoin d’un accĂšs complet et sans restriction. DĂ©bloquez plus de 1,4 million de livres dans des centaines de sujets, y compris des titres acadĂ©miques et spĂ©cialisĂ©s. Le forfait IntĂ©gral inclut Ă©galement des fonctionnalitĂ©s avancĂ©es comme la fonctionnalitĂ© Écouter Premium et Research Assistant.
Les deux forfaits sont disponibles avec des cycles de facturation mensuelle, de 4 mois ou annuelle.
Nous sommes un service d'abonnement Ă  des ouvrages universitaires en ligne, oĂč vous pouvez accĂ©der Ă  toute une bibliothĂšque pour un prix infĂ©rieur Ă  celui d'un seul livre par mois. Avec plus d'un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu'il vous faut ! DĂ©couvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l'Ă©couter. L'outil Écouter lit le texte Ă  haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l'accĂ©lĂ©rer ou le ralentir. DĂ©couvrez-en plus ici.
Oui ! Vous pouvez utiliser l’application Perlego sur appareils iOS et Android pour lire Ă  tout moment, n’importe oĂč — mĂȘme hors ligne. Parfait pour les trajets ou quand vous ĂȘtes en dĂ©placement.
Veuillez noter que nous ne pouvons pas prendre en charge les appareils fonctionnant sous iOS 13 ou Android 7 ou versions antĂ©rieures. En savoir plus sur l’utilisation de l’application.
Oui, vous pouvez accéder à L'intelligence des invisibles par Anne-Marie Vuillemenot en format PDF et/ou ePUB ainsi qu'à d'autres livres populaires dans Sciences sociales et Anthropologie. Nous disposons de plus d'un million d'ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Academia
Année
2018
ISBN de l'eBook
9782806122414

1.

RENCONTRE
ET EMPREINTE PRIMORDIALES

Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermĂ©tique de partage de l’ombre et de la lumiĂšre.
Mais nous sommes irrĂ©sistiblement jetĂ©s en avant. Toute notre personne prĂȘte aide et vertige Ă  cette poussĂ©e. RenĂ© Char, Dans la marche1.

Initiation

Durant l’étĂ© 1995, je rejoins Kuat2 dans son village natal, prĂšs de la ville de Taldikorgan au Kazakhstan. Il insiste pour que je rencontre son arriĂšre-grand-pĂšre, Mireke ou Baranaly Koilebai Baqsi, trĂšs respectĂ© et reconnu comme puissant3, mort il y a bien des annĂ©es. La proposition de se rendre au cimetiĂšre me paraĂźt Ă©trange, car, a priori, au Kazakhstan, ce genre de lieu est Ă©vitĂ©. MalgrĂ© tout, certains se rendent sur cette tombe, car l’ancien baqsi y semble encore en activitĂ©. Je note alors dans mon carnet de terrain : « L’endroit est
 j’ai du mal Ă  trouver des mots, non pas hantĂ©, mais habitĂ© » (14 aoĂ»t 1995). Nous arrivons Ă  la porte du cimetiĂšre et les cinq personnes qui nous accompagnent refusent, par crainte, d’aller plus loin. Une forte odeur de sol chaud et d’herbes sĂšches nous envahit. J’avance avec Kuat et, au moment oĂč nous nous trouvons devant la sĂ©pulture, une petite tornade de sable et de terre s’élĂšve violemment. Kuat dit alors : « Mon arriĂšregrand-pĂšre te salue. » Je rĂ©ponds Ă  ce salut, un peu interloquĂ©e. Nous prenons chacun une poignĂ©e de terre que nous jetons sur le monticule de la tombe, comme il est de coutume en ces circonstances. Puis nous rentrons Ă  la maison et la mĂšre de Kuat raconte que cet homme, son grand-pĂšre, l’a sauvĂ©e Ă  la naissance et qu’elle a passĂ© les quatre premiĂšres annĂ©es de sa vie « dans sa chemise ». Elle a vĂ©cu quatorze ans auprĂšs de lui, puis il s’est levĂ© un jour, est sorti de la maison et s’est effondrĂ©. Elle ajoute : « Je ne peux pas me rendre au cimetiĂšre sans me sentir tirĂ©e par la manche dans sa tombe. »
Durant mes diffĂ©rents sĂ©jours, j’ai recueilli Ă  maintes reprises les souvenirs de personnes qui doivent la vie sauve Ă  un aĂźnĂ© lors de leur naissance. Il est remarquable et rĂ©current dans ces narrations que le contact avec le corps ou un vĂȘtement de l’aĂŻeul permette Ă  l’enfant de se dĂ©velopper durant ses premiĂšres annĂ©es. Ici, l’intensitĂ© des aptitudes de l’arriĂšre-grand-pĂšre ne fait aucun doute pour l’ensemble des interlocuteurs. Le tourbillon est immĂ©diatement interprĂ©tĂ© par Kuat et par d’autres comme un signe incontestable des contingences qui perdurent au-delĂ  de la mort, d’une prĂ©sence indĂ©niable qui tend Ă  se manifester dans certaines circonstances. Cette visite au cimetiĂšre s’inscrit dans un long processus entamĂ© un an plus tĂŽt, lors de ma premiĂšre rencontre avec Kuat baqsi.
Quoi d’étonnant, dans un univers empreint de « chamanisme », Ă  ce que cette relation ethnographique dĂ©bute par un rĂȘve ? Nous sommes en mai 1994, la famille de bergers chez qui je vis se trouve en plein processus de sĂ©dentarisation, entre la steppe et le village. Nous sommes au village, nous dormons dans une mĂȘme piĂšce, comme dans la yourte, et je rĂȘve d’un homme fort, puissant, trĂšs lumineux qui s’approche inexorablement de moi. Je me sens submergĂ©e, prends peur et hurle. Ce qui a aussitĂŽt pour effet de rĂ©veiller toute la maisonnĂ©e. Je suis sommĂ©e de raconter immĂ©diatement mon rĂȘve, chacun se regarde alors d’un air entendu et se rendort. Je reste seule Ă©veillĂ©e, m’interrogeant sur la sĂ©quence qui vient d’avoir lieu. Le lendemain matin, un voisin de yourte apparaĂźt en signalant la prĂ©sence d’un baqsi dans le bourg d’Essik4. Je pars Ă  sa recherche sur-le-champ. De maison en maison, d’un village Ă  l’autre, trois jours s’écoulent avant que je n’aboutisse au pied d’un immeuble soviĂ©tique d’un quartier d’Essik. Les sons d’un tambour qui rĂ©sonnent dans les escaliers me conduisent devant une porte au troisiĂšme Ă©tage. J’attends la fin de la mĂ©lodie pour frapper. AprĂšs plusieurs minutes, une jeune femme voilĂ©e et un jeune homme, tous deux vĂȘtus de blanc, ouvrent la porte. Ils me demandent ce que je veux, me disent d’attendre, referment et reviennent en rĂ©clamant mon passeport. Ils se saisissent de ce dernier et claquent la porte sans mot dire. Le tambour reprend. Me voilĂ  assise sur les escaliers en bĂ©ton d’un immeuble qui fait des efforts pour ne pas s’écrouler, mon passeport confisquĂ©, et contrainte Ă  une longue attente. Plus d’une heure aprĂšs, la jeune femme rĂ©apparaĂźt, souriante, me rend mon passeport et m’invite Ă  entrer. Dans la piĂšce au fond de l’appartement se trouve Kuat, que je reconnais comme l’homme de mon rĂȘve. Il m’accueille, prend mon pouls suivant une technique empruntĂ©e Ă  la mĂ©decine chinoise (pouls des organes : foie, cƓur, poumons) et, en une longue litanie, raconte ma vie et me fait cette proposition : « Je dois me rendre dans un village proche, suis-moi, j’ai beaucoup Ă  te transmettre. »
En ce mois de mai 1994, je saisis cette opportunitĂ© d’enrichir ma recherche et rejoins Kuat au village de Köktibie, au pied de la montagne, non loin d’Essik, dans la province d’Almaty. Des villageois ont fait appel Ă  un baqsi, car, dĂ©clarent-ils, leur maison est hantĂ©e. Du grenier viennent tous les soirs des sons de galop de chevaux qui effraient les hĂŽtes et les empĂȘchent de se reposer. Sachant qu’un baqsi s’installe dans une maison du village, trĂšs vite, d’autres villageois viennent consulter, puis d’autres personnes encore qui arrivent de plus loin. En quelques jours se forme autour de Kuat une communautĂ© kazakhstanaise, c’est-Ă -dire pluriethnique (Kazakhs, Russes, Turcs). Des femmes et des enfants se prĂ©sentent majoritairement, mais quelques hommes rejoignent aussi le groupe. Parmi cette communautĂ©, ceux qui sont Ă©trangers au village logent sur place, les autres rentrent chez eux le soir. Les axes majeurs de la sociĂ©tĂ© traditionnelle kazakhe (masculin/fĂ©minin, aĂźnĂ©/cadet) sont respectĂ©s dans la rĂ©partition des tĂąches et dans celle des lieux. Les femmes logent toutes dans une mĂȘme piĂšce, les hommes dans une autre. Je dors bien sĂ»r du cĂŽtĂ© des femmes. Quand la communautĂ© devient trop nombreuse, les hommes partent loger dans une autre maison du village. Le temps de ce processus communautaire de rĂ©gulation des dĂ©sordres et de cure, chacun met sa vie courante entre parenthĂšses.
Avant d’entrer dans la logique initiatique elle-mĂȘme, je voudrais souligner toute l’importance de la prĂ©paration des corps et des personnes. Le processus initiatique engagĂ© ici impose Ă  toute la communautĂ© une retraite accompagnĂ©e d’abstinence et de jeĂ»ne. Jour aprĂšs jour, Kuat choisit ce que nous (les participants et moi) pouvons manger ou pas, allant jusqu’à me mettre lui-mĂȘme la nourriture dans la bouche en exigeant que je m’asseye Ă  table systĂ©matiquement Ă  sa droite afin de marquer mon statut d’apprentie ou d’initiĂ©e. Chacun de ses gestes exprime une intentionnalitĂ©, il doit montrer qu’il est capable de tenir le rĂŽle de baqsi et il attend de moi que je montre les mĂȘmes qualitĂ©s, mais, bien sĂ»r, d’une façon moins performante que lui. Par son comportement, il signale aussi Ă  l’ensemble des personnes prĂ©sentes que nous sommes tous sur le mĂȘme bateau, les uns pour trouver des issues Ă  leurs difficultĂ©s, les autres pour guĂ©rir, et moi en devenir de baqsi. Je n’ai pas recherchĂ© cette position, elle m’est offerte et je dĂ©cide de l’expĂ©rimenter. Il ne s’agit pas d’un cheminement individuel, mais bien d’un processus qui s’inscrit dans une logique communautaire. Comme nous le verrons plus loin, la mise en Ɠuvre collective tend Ă  la guĂ©rison et Ă  la rĂ©solution de conflits. Cet accomplissement est fondĂ© sur l’acceptation de transformations du rapport au corps, Ă  soi et Ă  l’autre, qui culminent lors des rites nocturnes. Le but avouĂ© de Kuat est de nous conduire tous ensemble Ă  la guĂ©rison, au mieux-ĂȘtre, Ă  la transformation de nos vies, en nous apportant une aide mutuelle.
Comme je l’ai montrĂ© dans d’autres articles (Vuillemenot, 1998, 2000), rien ne serait possible au centre du cercle rituel sans les participants qui, par la rĂ©pĂ©tition de leurs chants et celle de leurs danses, garantissent l’intĂ©gritĂ© du lieu et celle des ritualisants. Une purification systĂ©matique entame le processus collectif Ă  travers un mode de vie particulier, s’égrainant en sĂ©quences rĂ©pĂ©tĂ©es : levĂ© trĂšs tĂŽt (4-5 heures du matin), aprĂšs de premiĂšres ablutions Ă  la maniĂšre musulmane (visage, mains, pieds, sexe), un groupe part pour la cueillette de plantes, fleurs et racines dans la montagne, tandis que d’autres restent Ă  la maison pour assurer l’intendance ; en fin de cueillette, partage d’un premier thĂ© dans la montagne, prĂ©parĂ© par Kuat, avec du pain, des fruits et des lĂ©gumes ; retour Ă  la maison du village, ablutions et accueil de personnes venant consulter ; enfin, ablutions et repas avant le coucher du soleil ; puis, ablutions encore et rite de zikir ou dhikr5 du coucher au lever du soleil. La journĂ©e se termine par deux ou trois heures de repos, les jours se succĂ©dant ainsi. La rĂ©pĂ©tition, le rythme de travail et le manque de sommeil concourent inĂ©vitablement Ă  nous pousser au-delĂ  de nos limites physiques habituelles. Pour ma part, les nuits sans sommeil se reproduisent, car durant le peu d’heures de repos, puisque je suis une baqsi potentielle, les femmes qui dorment dans la mĂȘme piĂšce cherchent une proximitĂ© corporelle, dĂ©posant un bras, une jambe ou leur tĂȘte sur mon corps. L’inconfort de la position, l’impossibilitĂ© de bouger m’empĂȘchent de fermer l’Ɠil. Durant cette pĂ©riode d’initiation, les femmes prĂ©sentes essaient toutes d’obtenir des vĂȘtements ou des objets qui m’appartiennent. Le corps du baqsi est considĂ©rĂ© comme possĂ©dant la baraka, c’est-Ă -dire un ensemble de pouvoirs particuliers.
À propos de la baraka des soufis dans l’Himalaya, Marc Gaborieau explique :
Les saints, comme les magiciens non musulmans, peuvent se dĂ©placer rapidement dans les airs, se changer en animaux, apparaĂźtre en plusieurs lieux au mĂȘme moment, etc. C’est l’aspect le plus spectaculaire de leur pouvoir. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que leur action s’étend sur toutes les forces du monde invisible qui conditionnent notre monde visible. Par la connaissance d’abord, ils peuvent dĂ©couvrir les choses ou les pensĂ©es cachĂ©es, prĂ©dire l’avenir, interprĂ©ter les rĂȘves. Par l’action ensuite, ils ont le pouvoir de contraindre les esprits, en particulier ceux qui causent les maladies physiques ou mentales ; plus gĂ©nĂ©ralement ils contrĂŽlent les forces cosmiques qui causent la pluie, font croĂźtre les rĂ©coltes, assurent la fĂ©condité  Tous ces pouvoirs se rĂ©sument dans le concept de baraka, cet influx divin, source de bon augure, qui amĂšne aux fidĂšles toutes sortes de bĂ©nĂ©diction. (1989, p. 219)6
La diversitĂ© des pouvoirs Ă©voquĂ©s par Gaborieau se retrouve aussi en terre kazakhe, mais pas forcĂ©ment au sein de la mĂȘme personne. Kuat (Pouvoir), par son prĂ©nom et ses actions, est considĂ©rĂ© par les personnes qui le sollicitent comme porteur d’une solide baraka.
Certaines journĂ©es sont dĂ©diĂ©es au traitement de situations particuliĂšres qui demandent plus d’attention et de prĂ©paration au rite du zikir. D’autres sont plus libres, le mardi Ă©tant le seul jour sans zikir, mais incluant d’autres enseignements de type divinatoire ou le traitement des plantes ramassĂ©es. Le premier rite de zikir auquel j’assiste se dĂ©roule dans une piĂšce de la maison, chacun Ă©tant assis en chaĂźne continue, formant un grand cercle proche des parois murales. En mettant en place cette forme spatiale rituelle, Kuat enseigne aux participants les diffĂ©rentes sĂ©quences, les formules soufies Ă  la maniĂšre kazakhe (la ilaha illahla ou les onomatopĂ©es : hou hou allahou) et impose un rythme respiratoire soutenu dans la rĂ©pĂ©tition du chant. Les rites suivants se pratiquent debout ; le balancement des corps d’avant en arriĂšre tout en tournant en cercle, d’est en ouest, se superpose au souffle et au chant. Lors du premier rite, Kuat me demande de m’asseoir Ă  distance et d’observer. Au zikir suivant, je suis priĂ©e d’entrer dans le cercle et d’y rester. Ce traitement particulier vise, je l’apprendrai par la suite, Ă  m’aider Ă  dĂ©passer la surprise et les peurs qu’il me prĂȘte, car, dĂšs le premier rite, des jeunes filles et jeunes garçons entrent en transe rapidement, se mettent Ă  hurler et Ă  se contorsionner au centre du cercle.
Le zikir se dĂ©roule systĂ©matiquement dans un espace clos afin de protĂ©ger les diffĂ©rentes sĂ©quences rituelles de l’intervention d’intrus, surtout d’alcooliques ou de fumeurs, les interdits sur le tabac et l’alcool Ă©tant omniprĂ©sents. Avant le coucher du soleil, Kuat prĂ©pare les lieux, demande que les animaux qui seront sacrifiĂ©s ce soir-lĂ  soient dĂ©jĂ  amenĂ©s, dispose les livres (dont un coran de 1902) et objets rituels qu’il a reçus au cours de son initiation ou collectĂ©s durant ses annĂ©es de pratique ; enfin, il fait creuser un foyer en croissant de lune et y prĂ©pare des braises qui resteront rouges et incandescentes pendant une grande partie du rite.
Comme je l’ai dĂ©jĂ  signifiĂ©, dans la sociĂ©tĂ© kazakhe, la belle parole est celle qui s’adresse aux invisibles, du monde humain et des autres mondes, par l’intermĂ©diaire de la fumĂ©e du foyer domestique entretenu par la belle-fille, ou par le truchement de joutes verbales engagĂ©es entre clans, ou encore par la mĂ©diation du baqsi lors de ses voyages dans les au-delĂ s. L’ouverture de livres – de corans en particulier – exposĂ©s Ă  cĂŽtĂ© d’autres objets rituels, participe de cette circulation et premiĂšre mise en acte de la parole, la soutient ou l’engage au dĂ©but du rite avant que tout ne commence et parfois que la lecture (approximative) du texte se fasse. Je parle ici des gestes qui deviennent paroles ; en cela, j’adopte une perspective pragmatique du langage dans laquelle l’ouverture d’un livre permet, de fait, de libĂ©rer une puissance performative de paroles.
Pour Kuat et les participants au rite, aprĂšs la prĂ©paration des corps (ablutions, bain de vapeur et rasage intĂ©gral), il faut enfiler les prolongements7 adĂ©quats : les vĂȘtements pour le rite. La composante majoritaire est celle du port de vĂȘtements blancs, de calots blancs pour les hommes et de voiles blancs plus ou moins longs pour les femmes. Kuat coud le voile (kimikchie) que je porte en premier signe de sa transmission Ă  travers l’initiation. Par ce geste, il m’impose au groupe dans une position particuliĂšre. Cependant, Ă©tant donnĂ© la diversitĂ© des personnes prĂ©sentes...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. 4e de couverture
  3. Dans la mĂȘme collection
  4. Titre
  5. Copyright
  6. Dédicace
  7. TRANSLITTÉRATIONS
  8. REMERCIEMENTS
  9. AVANT-PROPOS : UNE POSTURE ETHNOGRAPHIQUE
  10. INTRODUCTION : L’INVISIBLE ET LE MANIFESTÉ
  11. 1. RENCONTRE ET EMPREINTE PRIMORDIALES
  12. 2. ITINÉRAIRES DE BAQSI
  13. 3. INCURSIONS AU LADAKH
  14. 4. ADRESSES ET EMPREINTES
  15. CONCLUSION : L’INTELLIGENCE DES INVISIBLES
  16. REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
  17. Table des matiĂšres
  18. Collection « Anthropologie prospective »