Chapitre 1
C’était au dîner du 8 mai, il faisait chaud. Pour commémorer dignement la victoire les gardiens passèrent un enregistrement de la Marseillaise de Gainsbourg qui fit monter d’un cran l’effervescence. C’est alors qu’à la table centrale du réfectoire, un inconnu de moyenne taille se mit debout. Semblant vouloir faire quelque déclaration appropriée cet orateur improvisé demanda la parole ; ce faisant il brandit des cartes de visite qu’il distribua autour de lui. Elles provoquèrent quelques moqueries bien compréhensibles ; enfin on l’écouta, la totalité de l’assemblée se retrouva sous l’emprise de sa voix puissante tandis que son regard passait d’un auditeur à l’autre et paraissait s’adresser à chacun en particulier.
Que je vous raconte ce qui m’amène ici.
Bien sûr, on vous aura déjà fait le coup… l’histoire, la politique, la littérature en sont plein de ces déclaratifs, souvent à l’emporte-pièce. Dans mon cas, c’est pas une déposition… c’est déjà fait… pourtant tout ce que je vous raconte ici c’est du vrai ! Comme on dit : vrai jusque dans les moindres détails. C’est l’histoire de ma vie, sans exagérations, sans oublis. C’est mon histoire jusqu’à ces jours-ci… et j’ai bien l’intention qu’elle s’arrête pas là !, sur un bête accident de parcours.
Sans doute vous me trouverez profiteur… En voilà un qui se gêne pas pour cracher dans la soupe !, vous vous direz… C’est inévitable… Dans le fond, vous accepterez pas qu’un gars comme moi ait pu avoir un parcours pareil. Vous me croyez bonimenteur ?... Tenez, je vous fais passer ma carte. Prenez ! Si vous avez des doutes on s’en parle… passez me voir à l’occasion, on trouvera bien un moment pour discuter. Je prendrai le temps ; j’ai tout mon temps… vous aussi à ce que je vois.
Vous méprenez pas ; cette carte, c’est pas ma carte la plus récente. Depuis je suis arrivé au top ! Non… seulement c’est celle qui a marqué un tournant dans ma carrière, LE tournant, de mon point de vue. C’est le moment où je suis devenu Directeur Général… Vous manquez de points de repère dans le business ? Ça doit correspondre à Pacha dans la Marine. On en reparlera. Vous comprendrez en tout cas qu’elle me tient à cœur, cette carte. Et puis avec son chinois en croûte, elle est un peu bluffante, non ? Ça vous pose un homme d’affaires une carte avec des caractères. On se dit : tiens !, celui-là, il est pas banal, il a roulé sa bosse. Et mon nom chinois, il est extraordinaire… Attendez de savoir !
C’est comme mon vrai nom, le français, il est aussi extraordinaire : Bénédicte Grasshopper, rien d’inventé, ça en jette aussi n’est-ce pas ? Faut que je précise tout de suite, à l’origine c’est Bénédict, au masculin !, puis ils ont rajouté un « e », qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Ça m’embêterait que vous fassiez fausse route… pas que j’ai des revendications particulières sur le sujet – je m’en fous bien –, mais j’ai déjà eu pas mal à ramer socialement ; alors point trop n’en faut. Y en a pas bézef des jojos qui se prénomment Bénédicte, en tout cas pas en France !
Mais moi je suis né en Alsace, alors voilà, ça vient de là : mon père était alsacien. Enfin, je vous dis « était alsacien », le prenez pas au tragique, il est encore parmi nous, seulement ça fait longtemps que j’ai plus de nouvelles, c’est comme ça. Il va peut-être se réveiller s’il comprend ma situation… ce serait, comme on dit, un drôle d’effet collatéral. Cela étant… je vous raconte pas mes blagues pour ça ! Enfin, s’il passe me voir un jour pour en discuter lui aussi, ça ne me gêne pas non plus ; disons que c’est neutre. Remarquez qu’à l’extérieur, si des gens en viennent à s’émouvoir de mes mésaventures, c’est parce qu’y a vraiment un problème… c’est qu’au niveau justice, on m’a pas entendu assez fort. Voilà !, du coup je me bile pas à déblatérer sur des choses qu’avaient pas forcément vocation… ils avaient qu’à me prendre au sérieux ces cloportes. Ils me connaissent tout de même !, je suis pas du genre à tergiverser. Attendez de savoir…
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Je suis né à l’Est, très à l’Est, à Haguenau. Si vous voulez le détail, c’est dans la commune de Schweighouse-sur-Moder que j’ai passé mon enfance. Un vrai bled ; sur la carte il faut chercher Haguenau. C’est là qu’il habitait mon père, dans la zone industrielle entre Schweighouse et Haguenau. Ça m’en a fait des mots à épeler aux gens à qui je devais me livrer un peu, les recruteurs, les médecins, les collègues et les clients avec qui on devait se renifler pour éviter de trop se mordre, les avocats aussi bien sûr ! Bénédicte Grasshopper de Schweighouse-sur-Moder : de prime abord, y’en a pas un qu’aurait misé sur moi… Mais à vous je l’ai promis, je dis toute la vérité. Et, si vous avez la patience, je vais tout vous déballer, histoire qu’il y ait pas de malentendu. Alors je vous fais le pari qu’au fur et à mesure qu’on fait connaissance, vous allez vous attendrir, une inclination sympathique, vous direz : le Bénédicte c’est vraiment le gars étonnant, on en voit pas beaucoup des comme ça.
Ah oui, encore un avertissement puisque, façon de dire, je me mets à poil ! : vous fiez pas à mon parler un peu au débotté. J’ai pas vraiment fait d’études, rien de suspect en tout cas, les diplômes je les bouffe au petit déjeuner par paquets de quatre… j’ai quand même des lettres ; comme on dit, j’ai tout appris sur le tas, et beaucoup sur le tard, mais je suis plutôt du genre attentif à la tournure. Voilà, vous pouvez me caser dans les autodidactes si ça vous chante – ça me gêne pas, tant que ça reste entre nous –, mais alors prenez la peine de me mettre vers le haut de ce panier. Parce que du langage j’en ai, quand y’a besoin. Et du bulbe, je vous en parle même pas !
Je suis né le 20 juillet 1964, un lundi. Facile : c’est le jour où mon père, Félix, a rencontré ma mère !
Ah !, c’est pas commun un concours de circonstances comme ça, vous trouvez pas ? Pour mon père ça a été une journée de dingo.
Que je vous cite, dans le désordre, les événements marquants du 20 juillet 1964 de Félix Grasshopper : d’abord y’eut la fameuse rencontre suite à quoi il épousa ma mère ; il reconnut un premier fils, votre serviteur, et accepta d’en prendre en charge un second ; puis il perdit son boulot, il fêta sa première fellation – bien qu’inachevée –, se confessa – pour d’autres motifs mais aussi pour la première fois –, se fit retirer son permis de conduire, enfin il évita de justesse une inculpation, pour complicité de vol. Avouez que ça fait une journée bien remplie… en particulier pour un flic !
***
Ça avait démarré tôt le matin. Les lundis faut que ça démarre tôt, sinon la journée s’englue et rien avance. Ma mère avait mis la radio à fond dans la piaule de la clinique où elle avait été admise la veille au soir avec son gros sac à dos et une haleine à avoir asséché la route des vins. Pleine comme une vache et ronde comme une queue de pelle. Elle avait fait un tel esclandre en beuglant dans la rue sur le coup de minuit, qu’ils avaient bien été obligés de la prendre aux urgences.
D’abord ils avaient pas trop su où la caser, mais eu égard à son ventre de génitrice elle avait eu droit à une cha...