Du bon usage de la transgression

Perenne Sophie

• Éditeur: EME Editions
• Année: 2015
• ISBN de l'eBook: 9782806608994
• Sujet: Sciences sociales
• Sujet: Sociologie

Sophie Perenne explore la notion de transgression en prenant comme fil conducteur la distinction entre les frontières qu'il est possible de franchir en vue d'un progrès personnel ou sociétal et les limites qu'il serait présomptueux de vouloir outrepasser. Réfléchissant sur le niveau et sur le fil à plomb, elle applique cette grille d'analyse tant à l'action dans le monde profane qu'à notre vie intérieure et à notre travail au sein de la maçonnerie...

III. TRANSGRESSION ET PROGRÈS

La transgression est le fait d'un individu ou d'une minorité par qui le scandale arrive et qui précède ou ne suit pas la règle générale. Quand une majorité se soulève contre l'ordre, c'est la révolution. Pour qu'il y ait transgression, il faut qu'il y ait d'une part violation d'une norme faisant consensus : lois institutionnelles ou valeurs morales, pensée unique, règles variant selon les groupes sociaux, et d'autre part une sanction ou une réprobation répondant à la transgression, laquelle peut aller de la condamnation pénale au simple détournement du regard ou du corps. La transgression cesse quand les comportements ou les personnes qualifiés auparavant de déviants ne sont plus stigmatisés ou quand la déviance devient la norme. Pour Marcel Duchamp exposer un urinoir était un acte mettant en question la création artistique, mais quand la surenchère dans la provocation devient un impératif, la transgression se mue en nouvel académisme. Quand le graffiti ayant une visée artistique est exposé dans les musées, il perd son caractère subversif. Lorsque la population est sensibilisée à une situation par les médias, par des experts ou par la revendication de certains groupes, l'acte considéré auparavant comme contre-nature ou illégal peut devenir naturel et être intégré à la loi. Ainsi en Belgique, suite à la découverte du phénomène de déni de grossesse, une mère infanticide a été acquittée en 2010 à la demande du procureur et avec les excuses publiques du président du tribunal auprès de celles qu'il avait condamnées auparavant pour un fait similaire.

On peut dire qu'il y a deux sortes de transgresseurs, ceux qui outrepassent des limites absolues et ceux qui franchissent des frontières que d'aucuns avaient posées comme étant des limites absolues.

D'un côté il y a ceux qui transgressent les lois élémentaires de l'ordre social (meurtre, inceste) ou qui dénient à l'homme son humanité en le rabaissant au niveau d'un jouet sexuel, d'une marchandise, d'une réserve d'organes, d'un cobaye pour la pharmacologie…

De l'autre côté il y a ceux qui, en transgressant les interdits, opèrent un dépassement des connaissances, un déplacement ou un renversement des valeurs. En enfreignant l'interdit religieux sur la dissection et la pensée de Galien dominante, Vésale a fait évoluer la médecine. Le docteur Peers arrêté en 1973, les centaines de médecins ayant avoué avoir pratiqué des avortements, le « manifeste des 343 » femmes affirmant en avoir subi un, tous ils ont contribué à l'adoption de lois dépénalisant l'interruption volontaire de grossesse. Pour que la condition féminine évolue, il a aussi fallu que des femmes transgressent les frontières de l'ordre sexué, comme Georges Sand ou Rosa Bonheur, qui fumaient, vivaient librement, écrivaient, étudiaient et s'habillaient en homme. En refusant de céder sa place de bus à un homme blanc, Rosa Parks fut l'élément déclencheur du mouvement pour les droits civiques en Amérique. Souvenons-nous aussi de Darwin qui a bouleversé notre anthropocentrisme en abandonnant la lecture littérale de la Bible qui régentait les sciences de son époque.

Rappelons-nous enfin de tous ces sages qui ont relativisé le respect des prescrits religieux pour signifier que ces derniers sont subordonnés à la vie de l'esprit. Le Christ qui a inscrit le sabbat dans une hiérarchie où prime l'amour du prochain. Les soufis pour lesquels le pèlerinage à La Mecque reste une « mondanité » si on ne voit pas que c'est autour de son propre centre qu'il faut tourner. Bouddha qui, après avoir pratiqué l'ascèse des sâdhus, ces vagabonds nus ayant renoncé à tous liens et à toutes possessions profanes, la considéra comme un excès et l'abandonna pour chercher « la voie du milieu », se livrant ainsi à une transgression de la transgression. Représentants d'une vision ésotérique, ces sages ont proposé de dépasser le formalisme religieux pour découvrir la spiritualité, ce chemin intérieur vers le dieu qui est en nous.

Dans bien des domaines, la transgression peut donc être un facteur d'évolution.

Mais toutes les transgressions ne sont pas synonymes de progrès sociétal.

Quand elle est récupérée, organisée ou cadrée, la transgression est illusoire et sert en fait à conforter l'ordre social. On sait que le carnaval fut longtemps, comme les saturnales des Romains, un moment de catharsis ayant pour but d'inverser les hiérarchies, les normes morales, les rôles et les valeurs établies, pour mieux revenir ensuite à une organisation stable. Au Moyen Âge, la fête des fous autorisait toutes les obscénités. Au Japon, toutes les excentricités sont permises aux jeunes avant leur intégration dans le système ainsi qu'aux vieillards qui n'en font plus partie. Ces moments planifiés pour canaliser les pulsions et empêcher l'explosion sociale sont moins nécessaires dans nos sociétés permissives où l'on peut se défouler dans les discothèques, les stades, les festivals, les vacances, les jeux vidéos, où la révolte peut s'exprimer de multiples manières : dans la presse, la grève, la manifestation..., et où le carnaval ne relève plus que du folklore.

Par ailleurs, la transgression est factice, mercantile, quand elle ne touche pas les valeurs de base d'une société. Les provocations des affiches Benetton ne remettent pas en question le système de la publicité. Les œuvres d'art rivalisant de sadisme ou d'abjection ne sont pas interdites et ne remettent pas en question la marchandisation de l'art car elles n'ont souvent d'autre but que d'utiliser le scandale pour faire parler d'elles et se vendre.

Toutes les transgressions ne sont pas non plus synonymes de progrès personnel.

Ainsi en va-t-il de celles qui ont pour seul but le refus de la frustration, la satisfaction des pulsions, qu'elles soient sexuelles, de vengeance ou de cupidité, sans tenir compte d'autrui et des règles minimales de la vie en commun. Ce qui est déjà le cas quand on ne respecte pas le code de la route.

Quant à celles qui, chez l'adulte, ont pour seul motif le plaisir de transgresser doivent-elles être considérées comme une exploration de nos potentialités et de ses risques, ou ne restent-elles pas parfois au stade infantile où l'interdit suscite la tentation de transgresser ? La femme de Barbe Bleue n'a pas eu besoin d'un tentateur.

« La nature humaine ne supporte pas d'être contrainte absolument… toujours nous nous portons vers ce qui est défendu et nous désirons ce qui nous est refusé " (Spinoza)

Et toutes les évolutions ne sont pas synonymes de progrès.

Car on a rencontré et l'on rencontre encore aujourd'hui des régressions dans la barbarie, des formes d'exploitations plus dures que certains esclavages, des fanatismes religieux dignes d'autrefois, des théories qui nous ramènent à l'ère préscientifique, des processus en recul par rapport aux droits acquis.

Si on peut parler de progrès indéniables dans la connaissance scientifique (le Vrai), de progrès certains ou relatifs à une époque dans la conception des rapports entre les hommes (le Bien), on ne peut en dire autant de l'art (le Beau). Quelles que furent les innovations formelles ou techniques, elles n'ont pas fait évoluer ce dernier dans le sens d'un progrès. Chaque époque a produit des perfections : peintures de Lascaux ou de Picasso ; compositions d'Ockeghem ou de Charlie Mingus ; Vénus préhistoriques ou sculptures d'Henri Moore ; maisons de Sanaa ou Chrysler building ; tragédies de Sophocle ou de Shakespeare…

Idéologies et transgression

Pour qu'elle soit facteur d'évolution positive d'une société, la transgression doit s'opérer dans un contexte tolérant la contestation, respectant la liberté d'information, d'association et d'expression. Toute société se construit dans une mouvance féconde qui n'exclut pas certains moments d'instabilité. C'est pourquoi les investisseurs préfèrent les régimes autoritaires à certains chaos démocratiques. Et plus un régime est monolithique, plus le changement exige de violence.

« … on ne peut être pleinement libre qu'à condition que l'État soit suffisamment libéral pour nous autoriser à l'être… » (Spinoza)

« La meilleure preuve que nous vivons en démocratie c’est que nous accusons ouvertement le régime de ne pas être démocratique » (Wolinski)

Une idéologie totalitaire, laquelle peut être politique, religieuse ou économique, ne tolère pas la discussion ou la relativisation de sa doctrine. Elle donne toutes les réponses. Elle connaît le but de l'Histoire, le sens de la souffrance et de la mort, la définition du Bien, du Vrai, du Juste, du Beau et du normal. Quiconque ne la soutient pas est un suspect, quiconque la critique un hérétique. Avant la débâcle financière, mettre en cause la main invisible du marché était une hérésie. L'Église catholique a fustigé les théologiens qui ont répandu une interprétation exclusivement symbolique, psychanalytique ou socialiste de la Bible. L'objectif d'un système totalitaire (nazisme, stalinisme, talibanisme..) est de tout déterminer et imposer : la pensée, la parole, les moeurs, la culture, de sorte que toute création, toute transformation soit impossible.

« Sur Internet, la liberté d'expression, c'est le fait que le réseau fonctionne » (Christopher Kullenberg, cybermilitant suédois, hacker de Telecomix qui répare les sites fermés par les dictatures ou y fore des tunnels).

Décréter un système achevé et parfait, c'est dénier aux générations suivantes la capacité de l'améliorer et cesser de croire au progrès. Braver la dictature ne la fait pas évoluer, mais conduit au goulag, entraîne une excommunication ou une fatwa de mort. Cependant, même si leur audace les condamne à périr, les pionniers percent un passage, laissent un exemple, propagent un virus. Ils sont la goutte d'eau qui ne fait pas déborder le vase mais qui peut amorcer une lame de fond, le grain de sable qui peut gripper le mécanisme du pouvoir. Et les révolutions elles-mêmes sont déclenchées par une minorité d'insurgés.

« Ils n'étaient que quelques-uns

Ils furent foule soudain

Ceci est de tous les temps » (Eluard)

Socrate fut exécuté, mais il a prouvé qu'il était possible de se révolter contre l'endoctrinement. Pour avoir résisté à l'ordre soviétique de Yalta et remis en cause la direction du monde socialiste par l'URSS, le maréchal Tito a été condamné en 1950 et soumis à un blocus économique par Staline, mais il a promu le « mouvement des non-alignés ». Les sept femmes ordonnées prêtres catholiques en 2002 ont été excommuniées, mais elles sont à l'origine du RCWP (Roman Catholic Womenpriests Program) visant à promouvoir l'accès des femmes à la prêtrise. Bien qu'enchaîné à vie, Prométhée (du grec : le pré-voyant) a émancipé l'humanité de sa condition animale et a amorcé l'histoire de la civilisation en lui livrant le savoir, la technique et les arts.

En revanche, une société démocratique se caractérise par sa capacité de déplacement des frontières, son ouverture à la d...

Table des matières

• Remerciements
• Introduction
• I. LIMITES ET FRONTIÈRES
• II. SOUMISSION ET TRANSGRESSION
• III. TRANSGRESSION ET PROGRÈS
• IV. TRANSGRESSION ET SENS DES LIMITES
• I. LA QUESTION DE LA TRANSGRESSION
• II. LA TRANSGRESSION INTERIEURE
• III. LA TRANSGRESSION EN LOGE
• IV. LE TRAVAIL DANS LE MONDE
• Conclusion
• Bibliographie
• Dans la collection « Explorations maçonniques »
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