26
—Maman ! Maman !
Évelyne redoublait d’efforts pour que Michelle reprenne connaissance. Son pouls irrégulier, le front chaud et une sueur abondante suggéraient la manifestation d’une quelconque infection. L’infirmière appliqua des lingettes froides et humides sur son visage et derrière sa nuque, faute de mieux. Elle irait chercher de l’acétaminophène plus tard. La respiration rauque, Michelle gémit quelques sons étouffés et dodelina de la tête. Elle ouvrit les yeux. Malgré son état de santé précaire, sa première réaction fut de s’enquérir du bien-être de sa fille. Évelyne sourit et insista pour que sa mère demeure immobile. Assis au bord du lit, Fisher se massait le visage, le regard hagard. Évelyne demanda ce qui s’était passé. La seule chose dont Michelle se souvenait était le repas qu’on leur avait servi. Fisher jeta un œil à sa montre : la matinée était déjà bien entamée. Ils avaient dormi quatorze heures !
Une pomme, des fruits secs et des pâtisseries attendaient sur la table de chevet. Michelle se sentait trop faible pour manger. Évelyne prit la pomme et passa l’assiette à Fisher. Il se laissa tenter par quelques abricots dans lesquels il mordit avec méfiance. Évelyne lui tendit une bouteille d’eau et aida sa mère à se désaltérer.
Fisher s’appuya sur le bord du lit et se redressa péniblement. Il tituba vers la petite commode et poursuivit son chemin vers la cuisinette. Il s’accorda quelques secondes, accoté au comptoir pour reprendre son équilibre et se rendit à la porte de l’appartement : elle n’était plus fermée à clé. Il jeta un coup d’œil dans le couloir : l’aile semblait déserte, à l’exception de quelques femmes de ménage qui passaient le balai, plaçaient des serviettes dans un grand panier à linge et vidaient les poubelles. Il retourna près du lit pour récupérer son téléphone ; il avait disparu.
— Évelyne, dites-moi, depuis quand êtes-vous arrivée ?
— Je me suis précipitée aussitôt que j’ai su que vous étiez ici. J’ai travaillé toute la nuit dans l’entrepôt. Si le colonel m’avait informée plus tôt de votre présence, je serais venue avant.
— Et que s’y passait-il ?
— On préparait le départ des résidents. C’était pas prévu pour aujourd’hui, mais ça a l’air que tout était arrangé.
— Et ils sont tous partis ? s’inquiéta Fisher en allant voir à la fenêtre.
— Non, on est en train de finaliser l’embarquement.
Estomaqué, Fisher regarda Michelle : il y avait un 737 lettré au nom d’Apobiotech Pharma, stationné de l’autre côté de la cour ! Évelyne précisa que son père avait acheté les terrains mitoyens pour construire une piste d’atterrissage. La division pouvait s’en servir, avec l’aval des autorités aéroportuaires d’Ankara, pour le transport des marchandises. Elle l’avait baptisé l’aéroport international Gouchenko. Son père avait trouvé le quolibet irrésistible. Depuis, les employés continuaient de l’appeler ainsi. Un garde armé les interrompit et leur intima de le suivre : le colonel désirait leur parler. Évelyne soutint Michelle, qui peinait à se lever. Fisher, le pas incertain, les devança.
Ramsay conversait au téléphone ; il leur fit signe de bien vouloir prendre place sur les sofas. Le milicien referma la porte derrière eux et monta la garde. Fisher fit un tour d’horizon de la pièce et aperçut son appareil cellulaire sur le bureau du PDG. Il prêta main-forte à Évelyne pour aider Michelle, encore trop faible, à s’asseoir au fond d’une des deux causeuses. Au mépris de tout protocole, il s’installa sur l’accoudoir.
— Une vingtaine de minutes… oui, dans mon bureau, ce sera plus discret… À tout de suite !
Ramsay raccrocha et rejoignit ses invités avec un air satisfait.
— Ah, quelle belle photo de famille ! Dommage que ces retrouvailles soient si brèves, susurra-t-il, avec un regret feint.
Michelle regarda Fisher du coin de l’œil. Évelyne tordit sa bouche dans une moue de dégoût.
— Pourquoi ? Vous allez nous inoculer le virus comme vous l’avez fait avec les réfugiés ? le provoqua Fisher.
Ramsay félicita son collègue pour sa perspicacité, mais modula immédiatement sa compréhension des faits : la compagnie possédait tout le stock de vaccins nécessaire pour enrayer un risque d’épidémie. Fisher attrapa la balle au bond ; cette nouvelle ferait sensation, et la valeur des titres boursiers ne tarderait pas à exploser.
— Mais, mon cher, vous devez savoir qu’à cette heure, c’est votre fille qui détient le pactole, momentanément bien sûr, dit-il en pointant Évelyne.
Elle se tourna vers Fisher en écartant les bras, les paumes vers le haut. Qu’est-ce que Ramsay allait inventer là ?
— Excusez-moi, mais il y a erreur sur la personne. C’est mon père qui les a achetées en mon nom.
Ramsay retint difficilement un sourire. Il se plaisait à voir sa protégée confuse, et ses parents paralysés par le silence.
— Beau-père, ma belle, Gouchenko était votre beaupère. De mes nombreuses conversations avec lui, celle-là fut la plus surprenante. Non pas le fait que votre mère ait été enceinte, mais plutôt l’époque où elle le fut. Après quelques vérifications sommaires, j’ai vite compris que, dans votre cas, un plus un donnait trois : vous, votre maman, et… William Kenneth Fisher. Votre père est assis à côté de vous, ma chère.
Fisher demeura muet et préféra ne pas entrer dans son jeu. Évelyne regarda Ramsay avec un profond dédain. Dorénavant, elle rejetait tout propos sortant de sa bouche. Elle se consacra plutôt à veiller Michelle, pâle comme une morte. Qu’est-ce qu’il lui avait donné pour la plonger dans cet état ?
Spectateur du désarroi de ses invités, le colonel partagea son regret d’avoir introduit un somnifère puissant dans leurs bouteilles d’eau. Au passage, il salua la collaboration des membres du personnel d’Apobiotech Pharma pour la préparation d’une centaine de doses du virus qu’ils croyaient être un vaccin contre la grippe. Pendant qu’on l’inoculait à la cinquantaine de réfugiés avant leur départ, Ramsay avait récupéré la quantité inutilisée pour la répartir en deux injections massives. Le colonel déplorait que Fisher et Michelle aient si peu de chance de s’en sortir.
Fisher s’enquit auprès d’Évelyne de la période d’incubation. Les premiers symptômes pouvaient se manifester dans les vingt-quatre à quarante-huit heures. Malheureusement, si la charge virale était trop importante, ils apparaîtraient dans les douze heures avec une mort quasi certaine dans les trois à cinq jours suivants.
N’ayant qu’un vaccin à sa disposition, le colonel prétendit se fier au principe de la sélection naturelle. C’est pour cette raison qu’il avait injecté l’antidote dans la pomme qui accompagnait les fruits secs et les pâtisseries. Évelyne pâlit de frayeur. Fisher posa son bras sur son épaule et lui fit signe de ne pas s’inquiéter, puis se tournant vers son collègue, il lui exprima tout ce qu’il pensait de lui :
— You’re a fucking son of a bitch. Pourquoi tout ce théâtre ? Pourquoi jouait-il ainsi avec leurs vies et avec tant de cruauté ? Ramsay rétorqua qu’il n’avait que faire de ses leçons de morale.
— Mon pauvre ami, si vous aviez fait votre travail et éliminé Jalel Al-Hariz quand vous en avez eu l’occasion, nous n’en serions pas là.
— Je vois mal comment ce cirque peut être ma faute, dit Fisher, les dents serrées de fureur.
— Ça fait combien de temps qu’on se casse le cul à courir après ces petites merdes qui tuent au nom de principes bidon ? Ce qui me rend encore plus fou, c’est de regarder ces parasites, comme Gouchenko et les autres, s’enrichir à nos dépens. Plus on les chasse, plus ils reviennent à la charge. Après notre passage, je suis sûr que rien ne changera. Alors, pourquoi ne pas se dédommager soi-même ?
— Et ça vous donne le droit d’éliminer tout le monde ?
— Bof ! C’est pas Gouchenko qui portera plainte. La fille paiera pour le meurtre de son « père » dans une charmante prison locale et sa mère – comme le reste de la compagnie d’ailleurs – se débattra avec des accusations de blanchiment d’argent. En plus, faudrait pas oublier que c’est Évelyne qui a subtilisé le virus et permis à la société pharmaceutique de le répandre impunément dans la population. Quand les médias apprendront le stratagème qu’Apobiotech Pharma a fomenté, les titres vaudront moins cher que le prix du papier sur lequel ils sont imprimés.
— Mais on a la preuve que c’est Jalel l’assassin. On a la bande vidéo.
— Fisher, Fisher ! vous l’avez dit vous-même : elle serait inadmissible en cour. Vous en avez fait une démonstration exemplaire, et je vous en félicite. D’ailleurs, en parlant de Jalel, vous ne pourrez pas garder les deux frères au lit bien longtemps. On va les retourner au bercail. Les autorités s’occuperont d’eux, avec toute l’efficacité qu’on leur connaît, souligna Ramsay d’un sourire ironique.
— Et votre milice ?
— Ne vous inquiétez pas, mes hommes recevront une rétribution pour services rendus. J’admets que le travail manque un peu de fini. Abattre un avion quand la cible ne s’y trouve pas ou bien tirer sur un véhicule en marche sans atteindre ses passagers, il faudra pratiquer, mais avec leurs honoraires, ils pourront se payer les meilleurs entraînements au monde.
— C’était donc vous ? Alors, pourquoi ne pas nous avoir tués pendant que nous étions inconscients ?
— Vous perdez la touche, Fisher. Le virus fera le travail pour moi.
Évelyne allongea sa mère sur la causeuse et s’agenouilla à son chevet. Fisher commençait à ressentir des signes de fièvre, de nausée et d’étourdissement. Au loin, les moteurs du 737 se mirent à rugir. Ramsay indiqua que c’était l’heure du départ. Il demanda au milicien resté en faction devant la porte du bureau d’aller chercher le chef de police qui devait sûrement l’attendre dans l’entrepôt.
Quelques minutes plus tard, deux policiers se plaçaient au garde à vous de chaque côté de l’entrée. Le commissaire fit irruption dans la pièce et se présenta devant Ramsay, indifférent à la présence des « invités ». Évelyne reconnut, avec stupéfaction, l’homme qui l’avait arrêtée.
— Mon colonel, permettez-moi de vous féliciter pour la diligence que vous avez démontrée dans l’affaire du meurtre du dénommé Gouchenko.
Ravi, Ramsay hocha la tête.
— Et je peux vous assurer que les coupables seront traînés devant la justice. Nous allons déployer tous les efforts nécessaires pour condamner les criminels comme il se doit, conclut-il en indiquant aux deux policiers d’encadrer les prisonniers.
Évelyne était en larmes : l’état de santé de Michelle périclitait, les accusations mensongères n’en finissaient pas de fondre sur elle, les rumeurs de corruption qui remettaient en question l’intégrité de l’appareil judiciaire l’inquiétaient, mais pas autant que les histoires de tortures infligées aux femmes incarcérées. Elle voyait la souricière se refermer sur elle. Et quel sort réservait-on à sa mère ? Et à Fisher ?
Le commissaire demanda s’il s’agissait du couple qui avait traversé les frontières illégalement. Une telle infraction exigeait qu’on les défère aux autorités fédérales, seules compétentes en la matière. Ramsay confirma les faits.
Michelle respirait faiblement, et Fisher transpirait abondamment. Évelyne supplia le colonel de mettre un terme à cette torture et de lui permettre de récupérer des médicaments dans la chambre forte pour alléger les souffrances de sa mère. Le rugissement du 737 rendait la conversation difficile. Au loin, on entendait des hurlements. Sur le point de perdre patience, Ramsay cria au garde d’aller voir d’où provenait tout ce boucan.
Le canon d’un MPT-76 attendait de l’autre côté de la porte. L’homme de main recula en trébuchant devant quatre commandos cagoulés de l’escouade tactique qui se ruèrent dans le bureau. On somma les policiers de déposer leurs armes et de s’éloigner des trois invités. Fisher tomba à genoux, terrassé par la fièvre. Évelyne tentait de réanimer sa mère.
Un militaire cousu de galons, le général Demirel, pénétra dans la pièce, suivi par deux autres individus en tenue de combat, également cagoulés. Sa présence stupéfia tout le monde, y compris le chef de police qui se mit aussitôt au garde-à-vous. Demirel analysa la situation, s’empara de sa radio et communiqua avec les pilotes : ils pouvaient réduire les moteurs. Il s’approcha de Fisher avec un de ses hommes.
— Est-ce lui ?
Fisher essayait de se relever, mais en vain. Le commando se pencha sur lui, se tourna vers Michelle et s’arrêta près d’Évelyne.
— Je suis touché par ces yeux bleu azur, mais leur effet ne se compare en rien au séisme qui s’en vient, chuchota-t-il à Fisher en lui faisant un clin d’œil.
— Attends un peu que je crève les tiens, abruti ! lança Évelyne outrée.
Fisher esquissa un sourire. Il se rapprocha des deux femmes. L’agent rejoignit son collègue resté en retrait et fit un signe de tête affirmatif.
— Vous trois, foutez-moi le camp d’ici ! invectiva Demirel.
Les policiers et le milicie...