Chapitre 1.
Dispositifs de construction de consensus sur les pratiques professionnelles
Les établissements de santé rassemblent des activités très hétérogènes et des métiers très différents. La coordination est notamment assurée par la standardisation des qualifications. Elle est également en partie assurée par la formalisation des processus et le recours aux protocoles et aux systèmes de règles explicites. Imaginer les services de soins comme des lieux où seule la standardisation des qualifications et des procédés garantit la coordination est néanmoins naïf et peu réaliste, à l’hôpital comme dans d’autres organisations. Il y a naturellement des marges que les acteurs cherchent à se ménager constamment et les pratiques professionnelles sont tour à tour dévoyées, transformées, appropriées. L’absence d’accords tacites sur les bonnes pratiques peut conduire à placer les soignants en situation de difficulté car cette absence est génératrice de quiproquo, de coordinations fragiles, de conflits et finalement de mal-être au travail. Il convient alors de mettre en place des dispositifs qui concourent à la fabrication de ces consensus sur les pratiques professionnelles.
Une histoire d’agression dans un service de psychiatrie adulte
Nous sommes un dimanche dans l’un des services du pôle de psychiatrie adulte d’un centre hospitalier spécialisé en santé mentale. Une infirmière vient de se faire violemment agresser par un patient. C’est arrivé juste avant l’heure du déjeuner. La victime a été blessée au visage par un patient qu’elle était venue chercher pour rejoindre les autres dans la salle où sont servis les repas. Immédiatement, l’agresseur a été maîtrisé par les collègues qui sont rapidement arrivés sur le lieu de l’agression, un recoin de la salle commune où sont disposés les jeux de société. Le patient a été placé dans la chambre d’isolement et l’infirmière a été prise en charge pour se faire soigner. La blessure est sérieuse et l’infirmière est emmenée aux urgences du CH voisin, situé à quelques dizaines de mètres du CHS. La cadre de santé a été appelée tout de suite. Elle doit arriver dans l’après-midi. Dans l’entre-temps, elle a donné quelques instructions, notamment celle d’appeler une collègue pour venir en remplacement de la collègue blessée. Il semble qu’il n’ait pas été très difficile de trouver une collègue prête à venir assurer le remplacement. Le service est en état de choc. Aux dires de tous les soignants présents au moment des faits, la scène fut très impressionnante. Les agressions sont relativement fréquentes mais sont le plus souvent sans gravité ou sans conséquences physiques graves. Cette fois-ci, c’est autre chose.
L’infirmière qui s’est faite agressée a été diplômée il y a environ trois ans. La psychiatrie a toujours été son choix de carrière. La quasi-totalité des stages effectués dans le cadre de sa formation l’ont été dans des services de psychiatrie. Elle connaît peut-être un peu mieux la pédopsychiatrie mais semble avoir rapidement trouvé sa place dans le service de psychiatrie adulte du CHS. Elle est arrivée dans le service il y a six mois. Elle est sérieuse, ne s’est jamais absentée et semble avoir toujours eu de très bonnes relations avec les collègues et le service en général. Elle n’a jamais subi d’agression ou de violences de quelque sorte que ce soit. L’équipe soignante du service est essentiellement composée d’infirmières diplômées d’État. Il y a très peu d’aides-soignantes, à l’image de nombreux services de ce type dans beaucoup de CHS. Le cadre est une ancienne infirmière qui a fait l’ensemble de sa carrière dans ce CHS. C’est le cas aussi pour la plupart des collègues infirmières de sa génération au CHS. Les infirmières de cette génération composent environ un quart des effectifs soignants de l’établissement. Elles sont d’une époque où existait encore la spécialité psychiatrique : la formation des infirmières spécialisées en psychiatrie était distincte. Dans le service, il y a dix infirmières dont quatre issues de cette génération (sans compter la cadre de santé). Autrement dit, le service est principalement constitué d’infirmières « classiques » (non spécialisées). Celles-ci sont plutôt jeunes, au début de leur carrière. Quelques-unes sont plus âgées et ont un parcours moins « conventionnel », ne sont pas venues à la psychiatrie dès leur formation initiale. Les infirmières les plus âgées sont celles qui ont la spécialité psychiatrique.
En dépit de blessures sérieuses, l’infirmière agressée est revenue travailler très peu de jours après l’agression. Elle prend son service en début d’après-midi un jeudi. Elle est accueillie chaleureusement au moment des transmissions par les collègues du matin, ses collègues du soir et la cadre de santé. L’équipe est presque réunie au complet. On échange deux ou trois mots avec « l’héroïne du jour » puis la cadre prend la parole pour donner deux ou trois informations relatives aux prochaines réorganisations dans l’établissement. La cadre souhaite donner quelques instructions sur la façon de fonctionner pour « éviter que cela se reproduise », faisant naturellement allusion à l’agression récente de la collègue. Le patient agresseur n’était pas particulièrement signalé comme potentiellement dangereux et il est probable, selon la cadre qui se risque à une analyse succincte, « qu’il se soit passé quelque chose » qui explique ce surcroît de violence. Immédiatement, une jeune infirmière prend la parole pour rappeler que ce n’est quand même pas la faute de la collègue victime bien malgré elle. Le débat s’engage car une autre infirmière, la plus âgée de toutes, coupe la parole de la précédente pour indiquer que le patient a pu mal interpréter quelques gestes ou paroles innocemment prononcées. Elle a d’ailleurs constaté que souvent des collègues agitaient facilement la menace de venir parler au médecin coordinateur pour prescrire une mise en chambre d’isolement ou une contention. « Si tu n’es pas sage, j’en parle au médecin» est une phrase entendue souvent. L’infirmière ajoute que ce n’est pas la bonne façon de faire. Elle surenchérit en notant que les contentions étaient utilisées par certaines à mauvais escient. Le ton monte et une collègue prend à son tour la parole pour indiquer que l’agression n’aurait pas eu lieu si la victime n’avait pas été laissée seule. « Faux ! » répond l’autre : « Ce patient placé dans une pièce fermée avec plusieurs soignants en face de lui ressent cette situation comme une agression et se sent en danger. Il faut l’amener à coopérer en douceur plutôt que par la menace. Il faut dialoguer et essayer de capter quelques indices qui indiquent ce qu’il ressent. En agissant de la sorte, l’on éviterait de se mettre, nous soignants, en danger ! », argumente-t-elle. Un patient, entre temps, vient de rentrer dans la salle de soin pour demander une cigarette. Une infirmière lui indique de revenir plus tard. Il est très insistant et une collègue finit par le raccompagner dans la salle commune. Sur cette entrefaite, la cadre met fin au débat en indiquant vouloir reporter à plus tard ces discussions qui « de toute façon, ne mèneront à rien. ».
Chacune repart à ses activités. Les infirmières du matin terminent deux ou trois choses avant d’aller se changer. Celles du soir prennent leur service. L’infirmière qui s’est faite agressée il y a une semaine, pleure.
Une explication par l’absence de consensus sur les pratiques
Cette histoire d’agression est certes tragique mais révélatrice d’un dysfonctionnement de l’organisation. Elle appelle à transformation et les dispositifs de management sont potentiellement des leviers sur lesquels il est pertinent d’agir.
Comme rappelé en introduction, les établissements de santé ont la particularité de mobiliser fortement la standardisation des qualifications comme mécanisme de coordination. Les soignants, en particulier, ont été formés dans des lieux où l’on enseigne des techniques (de soin en l’occurrence) et des pratiques professionnelles. Sur le lieu de travail, les techniques sont utilisées. Certaines d’entre elles sont déformées pour s’ajuster aux réalités du terrain. Les pratiques professionnelles sont supposées standardisées et stabilisées sans que ce soit en réalité le cas, puisque les cadres de santé reconnaissent que l’évaluation des pratiques professionnelles fait partie intégrante de leurs missions (Sliwka et Deschamps, 2007). Il semble que l’agression dans le service de psychiatrie adulte du CHS soit un révélateur d’écarts importants entre des pratiques professionnelles et/ou des perceptions des soignants sur les postures, les façons de faire, etc. Une version plus longue des retranscriptions des dialogues entre soignants issus de ce petit cas (que nous avons ici naturellement extrêmement simplifié pour des raisons liées au format de la présentation) montrerait que deux visions s’affrontent. Les infirmières de l’ancienne génération, celles qui ont la spécialisation psychiatrique, tiennent un discours plutôt centré sur l’ouverture, le patient, des postures sereines et fondées sur la compréhension des mécanismes cognitifs et mentaux du patient. Les infirmières de jeune génération sont attentives à ne pas mettre l’une de leurs collègues en situation de porte-à-faux difficile à vivre, centrent leurs arguments sur les conditions de travail et la sécurité de tous. L’appréhension des différents outils mis à disposition des soignants est extrêmement hétérogène. Dans le service, les pratiques de contention sont par certains considérées comme pouvant être utilisées fréquemment : elles sont rassurantes et sécurisantes pour les patients et les soignants, elles ont des propriétés thérapeutiques intéressantes et de toute façon, elles sont pratiquées sous prescription du médecin. Dans le service, les pratiques de contention sont par d’autres considérées comme devant être utilisées le moins souvent possible : il faut privilégier le dialogue avec le patient, s’inscrire dans une pratique de la psychiatrie plutôt ouverte sur le monde. Ajoutons qu’en dehors des arguments explicitement avancés pour justifier le recours ou le non recours à un tel outil, il y a, peut-être, des justifications implicites et moins faciles à découvrir : la contention, utilisée par facilité ou pour ne pas s’embarrasser de patients qui deviennent pénibles. Derrière tous les arguments explicites ou non, il y a naturellement un positionnement éthique et normatif correspondant à une vision du soignant dans la stratégie thérapeutique de soin mental. Notons que le cas de la psychiatrie est probablement spécifique (Ehrenberg et Lovell, 2001). Les controverses ont été et demeurent nombreuses. Contrairement à d’autres disciplines, les consensus sont probablement plus fragiles ou plus difficiles à obtenir. Le terme « consensus » est ici utilisé à dessein car ce sont bien les accords sur les pratiques professionnelles qui sont au cœur du sujet dans le cas de l’agression (dans d’autres cas moins caricaturaux également et pour d’autres disciplines que la santé mentale).
Quelle incidence peut avoir l’absence de consensus autour des pratiques professionnelles ? L’agression rapportée en début de ce chapitre est à la fois emblématique e...