Chapitre 1.
Les dimensions culturelle et politique des violences au travail
Lâanalyse faite ne prĂ©tend pas ĂȘtre exhaustive. Elle dĂ©veloppe notre reprĂ©sentation des travaux dominants et des tendances qui sâen dĂ©gagent. Ce chapitre a pour objectif dâĂ©clairer le champ vaste et flou des violences au travail en dĂ©fendant la thĂšse dâun ancrage culturel des reprĂ©sentations du phĂ©nomĂšne.
Lâangle de vue et la perception des situations de violence au travail dans les travaux de recherche diffĂšrent selon les cultures (AmĂ©rique du Nord, Europe, France). Ces recherches utilisent des notions parfois voisines pour dĂ©crire un mĂȘme phĂ©nomĂšne. La comparaison des diffĂ©rents travaux de recherche suggĂšre deux grandes visions des problĂšmes de violence au travail en fonction des termes utilisĂ©s pour identifier le problĂšme. Une premiĂšre vision qualifiĂ©e « dâanglo-saxonne » Ă©mane des recherches nord-amĂ©ricaines dans le domaine. Elle se caractĂ©rise par une vision trĂšs individualiste occultant les rapports de pouvoir (1). Lâapproche française en donne une conception plutĂŽt compassionnelle et politique (2). Nous la prolongeons avec les notions de « violence symbolique et Ă©conomique », plus insidieuses (3). Enfin, nous prĂ©sentons un cadre intĂ©gratif pour mieux comprendre les violences au travail (4).
Une vision anglo-saxonne occultant les rapports de domination
Les travaux nord-américains, pour la plupart, cherchent à comprendre pourquoi un salarié fait preuve de violence et de quelle maniÚre il exprime cette violence.
Ainsi, les recherches anglo-saxonnes abordent le problĂšme de la violence en faisant rĂ©fĂ©rence Ă lâagression/agressivitĂ©, aux mauvais traitements, aux abus, Ă la dĂ©viance au travail (Workplacedeviance), aux comportements contre-productifs, antisociaux ou au harcĂšlement (bullying), aux conflits interpersonnels (workplacemistreatment). Peu dâauteurs utilisent nommĂ©ment le terme de violence au travail. Et, celui-ci est dĂ©fini de façon trĂšs individuelle par : « un comportement physique ou non-physique (verbal, psychologique) fortement affirmĂ©, dirigĂ© contre une ou des personne(s) ou un ou des objet(s) » (Griffin et Lopez, 2005, p. 1001). Câest donc une personne, un tiers qui induit de la violence par son comportement.
Selon la typologie du US Department of Labor Occupational Safety and Health Administration (OSHA, 1995), la violence peut Ă©maner de quatre types de tiers : des clients-usagers/patients ou de leur entourage/famille (violence liĂ©e Ă la consommation), des collĂšgues de travail (violence des relations de travail : supĂ©rieurs, pairs et subordonnĂ©s), des proches (violence domestique : personnes intimes) ou dâagents extĂ©rieurs (violence intrusive : dĂ©linquants, terroristes, militants). Autrement dit dâacteurs outsiders (clients/usagers/proches/criminels) et dâacteurs insiders (collĂšgues de travail/supĂ©rieurs).
Ces violences Ă©manant de tiers sont caractĂ©risĂ©es par certaines dimensions : lâintention, la frĂ©quence, la gravitĂ©, la position/pouvoir de lâacteur (lien acteur/victime) et les effets (Hershcovis, 2011). La perception de lâintentionnalitĂ© de lâacte influence la façon dont les victimes interprĂštent et rĂ©agissent Ă la violence. Les construits dans la recherche nord-amĂ©ricaine tels que le bullying, le mĂ©pris social supposent lâintention alors que la dĂ©finition du harcĂšlement moral par le droit français nâimplique pas forcĂ©ment lâintentionnalitĂ©.
Pour expliquer les motivations dâun comportement agressif, les auteurs distinguent plusieurs sources : le stress et/ou le sentiment dâinjustice, le dĂ©sir de vengeance, une pathologie mentale. Pour illustrer notre propos, un exemple dâapplication des rĂ©sultats des recherches nord-amĂ©ricaines en hĂŽpital psychiatrique sur une forme de violence est prĂ©sentĂ© tableau 1.
Tableau 1 : La violence des patients perçue par les soignants
| IntentionnalitĂ© | LiĂ©e Ă la pathologie mentale des patients. Les soignants considĂšrent lâagression comme non-intentionnelle si le patient est en plein « dĂ©lire ». Par contre, lâagression dâun toxicomane pour obtenir des substances est considĂ©rĂ©e comme intentionnelle. |
| FrĂ©quence | Quotidienne â fait partie des caractĂ©ristiques mĂ©tiers dans le milieu intra-hospitalier et les parties fermĂ©es. |
| GravitĂ© | Le degrĂ© de gravitĂ© dĂ©pend de la forme (incivilitĂ©, insultes, menaces, agressions physiques â plus ou moins graves selon la perception) et sans doute du lien affectif entre patient et soignant. |
| Lien acteur / victime | Relations de domination (les soignants ont le pouvoir sur les patients car ils exercent un contrĂŽle physique et psychologique sur eux) et relations affectives (un patient peut rester dix, vingt ans, toute sa vie dans la partie fermĂ©e et ĂȘtre confrontĂ© dans la durĂ©e aux mĂȘmes soignants, ce qui crĂ©e des liens). |
Dans cette premiĂšre approche, la violence est due Ă des comportements « abusifs ». Cette perspective stigmatisant les facteurs individuels est sans doute influencĂ©e par la culture et lâĂ©volution des rapports au travail et Ă lâentreprise, qui tendent eux-mĂȘmes vers une forme de plus en plus individualisĂ©e. Effectivement, les incivilitĂ©s au travail et les violences interpersonnelles ressenties augmentent au sein des entreprises françaises (DARES, 2012). Pourtant, la vision française de la violence au travail est assez Ă©loignĂ©e de cette conception comme nous le verrons dans le point 2.
Les recherches anglo-saxonnes soulignent le lien nĂ©gatif entre les actes de violence subis et la santĂ©, la satisfaction, lâengagement, le comportement contre-productif et le bien-ĂȘtre du salariĂ©. Elles montrent avant tout lâimportance de lâenjeu Ă©conomique en termes de coĂ»ts directs, dâimpacts sur la productivitĂ©, Ă travers la baisse des indicateurs de climat social (absentĂ©isme, roulement de personnel, stress, baisse de qualitĂ©, insatisfaction au travail, etc.) ou dâinsatisfaction client. Les effets de la violence subie sur la santĂ© des salariĂ©s ont dâabord Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s Ă partir des rĂ©actions post-traumatiques des victimes de catastrophes. Câest pourquoi, la peur est considĂ©rĂ©e comme la premiĂšre et principale rĂ©action face Ă un Ă©vĂšnement traumatisant. Elle a des consĂ©quences sur la santĂ© mentale et physique des salariĂ©s. Cette conceptualisation dĂ©finit la violence au travail comme facteur de stress (stressor) et assimile la peur au stress qui est lâexpĂ©rience subjective de la violence. La santĂ© mentale du salariĂ© est le rĂ©sultat de ce stress (strain). Câest donc une perspective trĂšs psychologique et individuelle qui prĂ©domine dans ces recherches.
Les travaux europĂ©ens et français sâinscrivent dans une toute autre vision rĂ©introduisant les rapports de force au travail.
Une conception française compassionnelle et politique
En Europe et particuliĂšrement en France, les travaux mettent davantage lâaccent sur les victimes de violence au travail et Ă©voquent les termes de mobbing, de « souffrance au travail », de « mal-ĂȘtre » de « violences au travail », de « harcĂšlement psychologique », de « placardisation ». Ces nouvelles tensions psychiques sont aussi souvent dĂ©signĂ©es par la rĂ©fĂ©rence au stress.
Lâhistorique des termes pour qualifier le mal-ĂȘtre au travail est riche dâenseignements, comme le montre dans un de ses ouvrages Vincent de Gaulejac (2011), Travail, les raisons de la colĂšre. Câest le livre de Marie-France Hirigoyen en 1998, HarcĂšlement moral au travail : la violence perverse au quotidien, en France, qui eut tout dâabord un large retentissement ; le titre de son ouvrage reprend bien le terme de violence quâil associe au qualificatif « perverse » câest-Ă -dire immorale, cruelle. Lâauteure sâest pour partie inspirĂ©e des rĂ©sultats de recherche de Leymann H., psychosociologue suĂ©dois avec son ouvrage Mobbing, la persĂ©cution au travail qui date de 1993, traduit en 1998 en français. Ces essais ont fait prendre conscience des problĂšmes de santĂ© mentale au ...