Le leader enfermé
ou le courage en défaut
Un titre qui peut paraître énigmatique, mais il recouvre une réalité parfois cruelle, celle du leader qui n’en est pas un. Il porte un cadenas par nature, ou d’autres se sont chargés de le cadenasser. Enfermé dans un rôle pour lequel il n’a pas les prédispositions essentielles, le courage et l’énergie. En revanche, il en a les indispositions essentielles : la peur et le manque d’ambition. En bref, où qu’il se tourne, vers lui-même, vers les autres, il n’a pas de moyen d’action.
On pourrait l’assimiler au timoré, tel que décrit précédemment. Certes, il y a quelques ressemblances comportementales, mais la différence déterminante se situe dans l’énergie déployée, puis dans ce qu’il en fait d’utile pour l’entreprise. Le timoré, qui déploie son énergie dans la conservation des acquis, peut ainsi trouver sa place à certaines fonctions de management. Tandis que le leader enfermé, indigent en énergie ou l’utilisant seulement dans son domaine privé, n’a malheureusement pas d’efficacité positive pour l’organisation.
Sur cette base de l’énergie et du courage en défaut, deux portraits sont identifiables :
- • Le pusillanime consensuel par nature, enfermé par lui-même.
- • L’héritier paralysé, enfermé par les autres.
Un problème d’énergie
Cela n’a rien à voir avec le niveau de diplômes, notre individu est mou, sans impulsion ni résolution. Faute de pouvoir les orienter, il laisse les évènements venir à lui puis/ou les fuit. Par incidence, cela remet au cœur de l’approche des pathologies du leadership la question de l’énergie personnelle et de son déploiement.
La condition minimale et incontournable pour développer une personnalité de leader ou de manager est ce carburant intérieur que l’on nomme énergie. Il s’agit de l’énergie psychique, donnant à la fois une résistance aux difficultés et une projection vers le mieux. Il s’agit aussi de l’énergie mentale et intellectuelle, indispensable à l’analyse des situations, à la faculté de synthétiser des solutions, puis de communiquer aux autres des directions claires. Ce rassemblement d’énergies est la poutre de soutènement dont va dépendre l’ambition tant pour l’individu lui-même que pour le collectif dont il a la charge.
Un leader bien campé sur son énergie, qu’il soit homme ou femme, sera en capacité d’évaluation critique, de remettre un statu quo en question et de dire « NON ! » à ce qui lui parait hors de pertinence. De même, il sera en capacité d’émettre et d’organiser une solution de remplacement à ce qu’il a refusé.
Le leader enfermé, lui, laissera filer, avec un petit « oui… » qui ne convainc pas.
Dans les autres portraits de ce livre, l’énergie ne fait pas défaut, se déployant toutefois sous différentes formes liées aux pathologies concernées : un tyran déploie son énergie en bousculant tout et les autres sur son passage ; l’artiste l’investit dans une créativité débridée ; le bourreau de travail dans l’acharnement à la tâche et le pointillisme ; le timoré dans la gestion des acquis, etc.
Mais contrairement à ces portraits, le leader enfermé, lui, n’a pas d’énergie à déployer en interne de l’organisation, sinon celle de ne pas faire de vagues. Il a donc encore moins d’ambition réalisatrice.
A moins qu’il ne mobilise d’énergie qu’en dehors de l’entreprise.
On songe par exemple au roi Louis XVI, à sa passion pour les pendules, pour les arts mécaniques, pour les aventures maritimes par procuration, et concomitamment à son désintérêt pour les affaires de l’Etat. Un homme qui, pour ne pas déplaire – ou pour qu’on lui fiche la paix – disait toujours « oui ».
Ce roi malgré lui, placé en position de leader, redoutait les décisions difficiles et préférait le refuge de ce que nous appellerons sa « zone de confort », en dehors de l’Etat.
Avec la notion de « zone de confort », on aborde l’un des aspects les plus profonds de la mécanique comportementale du leader enfermé. Entre sa peur congénitale et sa soumission naturelle au statu quo, cet individu, au fond de lui, est imprégné de déterminisme et de fatalisme (quoi que l’on fasse de dynamique et novateur, cela ne marchera pas…). Il s’abreuve donc continuellement, et probablement depuis son jeune âge, à des représentations aliénantes. Son narcissisme, en particulier, s’en trouve passablement réduit, du moins en termes d’ambitions perceptibles. Cet état structurellement déprimé fait de lui un homme dépourvu de courage, inapte à une fonction directrice. Comme l’organisation dont on lui a donné la charge et plus généralement le monde extérieur sont sources d’angoisse et de panique, notre faux leader crée pour lui-même un univers parallèle dans lequel il se sent protégé. Cela peut être une passion intime : la pratique d’un sport, une activité artistique, une collection, une marotte… C’est dans ce refuge qu’il utilise son énergie ; au moins, il ne risque pas de se frotter à la contradiction et ses décisions n’ont d’importance qu’à l’intérieur de cette « zone de confort ».
Le pusillanime consensuel
Il a pu faire de longues études, généralement par soumission aux desseins parentaux. Son diplôme lui a valu une promotion normale au sein de l’organisation. Il faut dire que rien n’a pu gêner sa progression car il n’a déplu à personne. Poli, aimable avec tous, distribuant les compliments, consensuel, il a su se faire apprécier de la communauté pour sa civilité et son profil lisse. Arrive le moment, où placé en situation managériale à la direction d’une filiale ou d’un service, il atteint son seuil d’incompétence : se saisir de responsabilités.
A ce stade, c’est la peur, probablement fort ancienne chez lui, qui submerge tout et vient l’étouffer. Il craint de se tromper, de prendre une mauvaise décision, d’échouer et en conséquence d’être rejeté ou pire, de n’être plus aimé.
Placé en face des évènements et des choix, il ne sait pas comment faire. Il hésite, s’entoure de conseils multiples dont il approuve les conclusions et les préconisations. Puis il s’arrête là, tergiversant, retardant indéfiniment ses décisions. Privé lui-même de ligne directrice, il ne peut évidemment pas indiquer quelque chemin à ses équipes.
Son problème, ce sont justement les problèmes. Confronté à l’un d’eux, il en surestime la difficulté, tant en nature qu’en possibilités de résolution. Par réaction de protection, il fonctionne en réduisant ou en évacuant continuellement les défis auxquels il pourrait être confronté.
Ainsi, pour diminuer la tension conflictuelle et se dégager de la douloureuse implication de choisir, il va renvoyer sur les autres, ses collaborateurs. En délégant, tout et n’importe quoi, plus que de raison, jusqu’au saupoudrage. D’où, dans ses équipes, un enchevêtrement de « responsables de… » qui se marchent sur les pieds. Comme, et cela n’étonnera pas, notre pusillanime est le champion des réunions interminables qui se terminent dans un marais d’indécision, on peut imaginer l’incertitude et la cacophonie qui règnent dans l’organisation.
En déléguant outre mesure, ce manager qui ne manage rien dilue ce qui l’effraye le plus, c’est-à-dire le risque, inhérent à toute politique d’entreprise soumise à des marchés concurrentiels. Jusqu’à rendre invisible le risque, ce qui, a contrario, fait courir un risque majeur à l’organisation.
On en connaît, des managers qui restent bras balans quand il s’agit de restructurer une filiale ou un service. Terrorisés à l’idée de dire la vérité aux gens, ou au moins de leur parler, de leur expliquer, ils préférèrent se cacher et laisser les choses se dégrader jusqu’à ce que la situation devienne ingérable. Parfois, cela se termine au tribunal de commerce et au tribunal des prud’hommes.
On en connaît aussi qui tergiversent sur le lancement d’un nouveau produit, imaginant de multiples obstacles, et cela bien que leurs équipes aient déjà bouclé un projet cohérent. Jusqu’à ce qu’un concurrent sorte le premier un produit similaire.
On a là des exemples dramatiques des conséquences pour la performance opérationnelle de l’entreprise d’une pathologie de leader enfermé dans des représentations aliénantes.
Avec le temps et les échecs accumulés, ce pseudo-leader qui manque de courage de façon chronique finit par perdre sa crédibilité et le respect de ses employés.
Comment le repérer avant de lui confier d’importantes responsabilités ?
Son profil lisse peut être une indication. En signaux d’alerte, certaines attitudes :
- • En réunion, il prend peu la parole et acquiesce toujours.
- • Il approuve systématiquement celui qui parle. Donc, le dernier qui a parlé a raison, ce qui, au demeurant, est trompeur pour l’interlocuteur.
- • Il emploie immodérément le conditionnel : « il faudrait que… ». Mais au bilan, rien de ce « qu’il faudrait » n’est fait.
On peut, pour le tester, lui confier la direction d’un projet transversal. Ses collaborateurs et partenaires s’apercevront qu’il n’y a pas de capitaine à la barre du navire et que le projet est en train d’errer. Un symptôme : ses collaborateurs sont désabusés.
D’une utilité toute relative à l’entreprise, on confie généralement au pusillanime une tâche sans implications de responsabilités qu’il accomplit consciencieusement, très heureux d’être tranquille dans son coin. Mais alors, se pose une question : mérite t-il sa rémunération ?
L’héritier paralysé
Que l’on ne voit pas dans ce titre, ni dans ce qui suit, une charge en règle contre les entreprises familiales, ni le mode de transmission du leadership aux héritiers… Les plus capables.
Il importe cependant de signaler l’un des écueils de ce mode de transmission du gouvernement d’entreprise : la difficulté de trouver des managers compétents parmi les descendants des fondateurs. Une erreur dans le choix de l’héritier-dirigeant est la principale raison qui met en péril la prospérité durable des entreprises familiales, grands groupes comme PME.
Que l’héritier soit « naturel », parce que fils, fille, rejeton d’une famille, qu’il ait fait des études supérieures ou quelque école de management n’est en rien une garantie qu’il ait la structure de personnalité et le charisme personnel pour être le leader d’une organisation complexe. Ni qu’il en ait l’énergie, le courage, l’ambition, ni même l’envie.
S’il n’a pas ces qualités et pas plus l’envie, c’est uniquement son statut d’héritier qui lui impose « de s’y coller ». Bombardé leader malgré lui… S’il n’avait tenu qu’à ses inclinations, il aurait peut-être fait d’autres choix de vie et de carrière. Mais voilà, les autres, dont il est tributaire, l’ont enfermé dans un rôle. Peut-être n’a-t-il pas eu aussi le courage nécessaire pour affirmer un autre choix par peur de déplaire à ses prédécesseurs. C’est en cela qu’il rejoint le profil psychologique du pusillanime dont il p...