COMMENT ÊTRE RÉACTIONNAIRE
MARCEL BOULENGER
LETTRES DE CHANTILLY (1907),
NOUVELLES LETTRES DE CHANTILLY (1922)
par Philippe LAMPS
Un ami historien, me reprochant de perdre mon temps avec Marcel Boulenger, m’écrit : « Ce petit monsieur en chapeau et monocle mérite-t-il de sortir de l’oubli où les temps ont voulu le placer ? Il figurera probablement dans le dossier « air du temps » du premier quart du XXe siècle. Cette prose me paraît surannée, cette morgue désuète. Quant au mépris [que Boulenger exprime pour son époque], c’est là sans doute l’illusion de la supériorité, qui ne fleurit que dans la vacuité ; c’est aussi se méprendre, il dut être irritant à son époque, il me le resterait si je le prenais au sérieux. »
« Un petit monsieur » : il serait de ces médiocres dont est fait le monde dans sa presque entièreté, aujourd’hui encore où tout « petit monsieur », figure de tous, se croit roi de lui-même et de ses réseaux éphémères, tapant du pied parfois pour se faire entendre, un instant, dans le fracas indifférent des événements.
Lire les Lettres de Chantilly ne pourrait rien nous apprendre, sur son époque et sur la nôtre ? Ce n’est pas certain.
I
INTRODUCTION
« La plus belle phrase que j’ai écrite de toute ma vie, cher Monsieur ?
À bas le Cartel. »
Marcel Boulenger, 1925
« Dans un esprit antiquaire,
ce sont les meubles qui possèdent leur propriétaire. »
d’après Frédéric Nietzsche
En 1925, trois ans après la publication des Nouvelles Lettres de Chantilly, le journaliste Léon Treich1, collectionneur de mots d’auteurs, sollicite Marcel Boulenger : il souhaite apprendre de lui ce que serait la « plus belle phrase » de son œuvre abondante, de ses nombreux articles, chroniques ou romans. La réponse tient en quatre mots : « À bas le Cartel. »2
Emmené par Édouard Herriot, le Cartel des Gauches, au pouvoir en 1925, l’a emporté sur le Bloc national l’année précédente : le dépit qu’en éprouve l’écrivain cantilien éclaire, rétrospectivement, bien des aspects de ses Lettres de Chantilly, deux recueils d’articles et de chroniques parus l’un en 1907, l’autre en 1922 pour une livraison de « Nouvelles lettres ».
Edmond Jaloux3 a écrit de Marcel Boulenger : « Il fut un des représentants les plus significatifs de la vie parisienne et littéraire, entre 1900 et 1914. Il est mort en 1932, mais dès 1918 un monde s’était formé, où il n’avait plus de place et qui ne pouvait que le décevoir ». Il est aujourd’hui quasiment oublié.4
« Ne pouvait que » est important dans cette appréciation : quoi que la société et les pouvoirs en place puissent faire, tout, pour Boulenger, est voué désormais à une médiocrité décevante. Écrivain fécond, journaliste, il vit en dandy à Chantilly - au 795, rue du Connétable où il demeure avec sa femme (la « superbe blonde » que Gabriele D’Annunzio nommera Chiaroviso, « clair visage »)6. Au sein de sa forêt enchantée, entouré de ses chevaux et de ses chiens, passionné de courses de lévriers et de chasse à courre, il chérit le souvenir de sa médaille de bronze en escrime (fleuret) aux Jeux olympiques de 1900, et s’applique à rendre ses lettres de noblesse au duel d’honneur. Pourtant, dans la société française, rien ne va plus et cette anomie le touche au cœur.
Il veut être, en 1907 — il n’a alors que 34 ans —, comme en 1922, l’observateur sans indulgence d’une société harassée : on lit dans son pamphlet de 1906, La Réforme de l’orthographe7, des propos qui dénoncent sans détour « l’illusion démocratique » et l’avatar orthographique qui témoigne d’une décomposition culturelle et politique. Les Lettres de Chantilly, et quinze ans plus tard, les Nouvelles Lettres devaient creuser encore ce sillon d’amertume. Ami de Gabriele D’Annunzio dès 1910, Boulenger, écrivain et chroniqueur prolifique, a écrit d’intéressants récits8 : nous avons analysé dans ces pages, il y a quelques années9, son essai Le Cœur au loin, où il raconte sa mobilisation à Chantilly en 1914 et sa guerre. Dans les Lettres de 1922, il n’évoquera jamais la période de la guerre en ce qu’elle l’a concerné lui et sa famille.
La communion des idéologues : un second couteau
Edmond Jaloux distingue deux époques dans la vie de Boulenger : avant la Grande Guerre, puis après 1918. Pourtant, si on lit les deux volumes des Lettres, rien ne semble avoir changé : en 1907 comme en 1922, c’est le même état de désillusion ironique, la même mélancolie, le même mépris douloureux du présent.
Si nous tentons d’embrasser la période de la Troisième République10, de 1870 aux années trente — tout au long de la vie de Boulenger donc — nous voyons une agora où les combats idéologiques, sociaux, politiques furent intenses, et d’une foisonnante richesse. Entre les premières Lettres de Chantilly, en 1907, et les « Nouvelles » quinze ans plus tard, en France et en Europe se sont produits des événements catastrophiques, au sens étymologique du mot : la défaite de 1870 et la Commune, les débuts chaotiques du régime républicain, l’Affaire Dreyfus, la Grande Guerre, la révolution bolchevique, l’accélération de la révolution industrielle — avec de nouvelles méthodes de production —, de profonds mouvements sociaux, la poursuite des aventures colonialistes.
Les Lettres de Chantilly semblent, si on les lit trop rapidement, n’évoquer que fort peu ces bouleversements, sinon par de brèves allusions. Il n’était pas dans la perspective de l’écrivain, en réunissant certaines de ses chroniques auparavant publiées dans la presse, de s’engager trop ouvertement dans les grands débats du temps (ni, dans deux recueils très composés, de se priver d’un très large lectorat), mais plutôt de se présenter, pour sourire et à la brocante, comme l’observateur aiguisé des modes de vie de ses contemporains, de leurs travers et de leurs ridicules, de leurs lâchetés et de leurs illusions, dans un registre désabusé, satirique, parfois cruel, toujours ironique. Précaution inutile : l’auteur, nous le verrons, ne pourra pas ne pas dévoiler, au fil des pages, ses rejets, ses détestations, ses tendresses et ses aspirations. C’est là ce qui nous intéresse.
Certes, si l’on s’en tient à la littérature et aux essais, avec Boulenger nous restons éloignés du champ brillant des grands ténors intellectuels politiques, littéraires, que furent par exemple les Zola, Jaurès, Péguy, Benda d’une part ; les Barrès, Maurras, d’autre part, et tant d’autres encore, qui marquèrent par leurs engagements et leurs œuvres ces temps complexes, douloureux, mais si féconds en intelligence. Il est cependant intéressant de quitter un moment les falaises de l’histoire intellectuelle et de la pensée politique pour se pencher sur des paysages plus communs, mais révélateurs : ceux de « seconds couteaux », comme Marcel Boulenger. Ces derniers purent, au travers de très nombreux articles notamment, accéder à une large audience dans certains milieux. Les seconds couteaux ne s’embarrassent guère de nuances. Ils sont oubliés, mais ils nous permettent de comprendre de façon aiguisée une certaine frange, large, de l’opinion, de considérer comme au microscope ce qui se joue dans les esprits et les conversations réactionnaires, dans les salons et, à la fin, dans les urnes.
À côté des prophètes du devant de la scène, il reste intéressant d’éprouver d’autres regards, d’étudier les phénomènes secondaires de l’idéologie, qui se résolvent en clichés, déposent chez l’individu ou dans le groupe des lecteurs un sédiment de représentations que les courants nouveaux ne peuvent toujours disperser, et qui se fige. Ce sont les zélotes, parfois poudrés à frimas, parfois débraillés, d’idéologies devenues opinions : sûrs d’eux, ils bataillent, sans procéder à une vue d’ensemble du réel, pas plus qu’à des analyses théoriques. Ils ne constituent pas les enjeux profonds du débat, mais se laissent traverser par leurs échos, en bronchant ou en s’exaltant.
Peut-être feignent-ils parfois de ne pas saisir ces enjeux, par dissimulation, pusillanimité, ou par intérêt, mais ils s’expriment, on les écoute : pris par leurs révoltes ou leurs enthousiasmes, ils ont la ferveur commentatrice et dédaigneuse. Ils n’ont d’ailleurs pas disparu aujourd’hui, ils se sont même multipliés, ils se sont saisis des instruments numériques, de la télévision, de la radio, pour répandre à l’envi clichés et opinions mouvantes, brutales, définitives. Nul doute que la pratique de ces derniers instruments de mass médias eût horrifié Marcel Boulenger.
Ses Lettres de Chantilly forment deux petits livres, présentés en une série de chroniques indépendantes et brèves, parfois réécrites d’après un article de presse antérieur, ou qui furent les germes d’ouvrages venus plus tard. Ils sont en réalité reliés, malgré les vingt-deux années qui les séparent, par un fil de motifs constants11.
Le début du XXe siècle fut une époque où l’on prenait parti, souvent de façon radicale, non sans ressentiments, non sans enthousiasmes, non sans colères, et on écrivait d’abondance. Littérature et politique se nourrissaient l’une de l’autre. Écrire, c’était se battre : « Polemos est le père de toutes choses. »12. Marcel Boulenger fait partie des « réactionnaires », il en assumerait volontiers le mot. Mais nous ne prendrons le terme « réactionnaire » qu’en le dépouillant de sa connotation politique actuelle : il ne s’agit ici que de proposer une phénoménologie de celui qui réagit à ce temps où il ne se sent pas à sa place. Il refuse à son époque, systématiquement dévaluée, toute idée de progrès. Il décide de s’arrêter au carrefour d’Ulysse, sans choisir de chemin neuf. Il regarde en arrière, dans un passé plus ou moins lointain, plus vague que réel, qui lui paraît un âge d’or. Il peste contre le présent, maudit l’avenir. C’est que « la nostalgie », surtout si elle est de combat, « n’est pas réfutable. »13
Car ceci est indéniable : tout va mal, en 1907, comme en 1922. Le réactionnaire d’aujourd’hui (de quelque parti qu’il soit) dit : « Non, c’est aujourd’hui, en 2021, que tout va vraiment mal ». En France, et ailleurs, mais surtout en France. Et cela fait longtemps que cela dure. Très longtemps. Car le discours sur le déclin, comme jadis, comme toujours, fait encore la roue, parfois avec finesse et ironie, souvent avec le concours de la bêtise, qui l’aide à tenir la pose. Mais qui n’a pas été séduit un jour. Il arrive que nous-mêmes, qui nous irriterions, le plus souvent, d’être nommés « réactionnaires », n’échappions pas à cette pose, quelque esprit de progrès que nous ayons. C’est que le sédiment du déclin, comme une pâte, a durci, et que nous n’y avons pas pris garde.
Une vie est courte. Huit décennies dans un cas favorable, sous de nombreuses conditions — lire beaucoup, s’intéresser à son temps, aux travaux des historiens et des chercheurs. — ne laissent peut-être que la moitié de cette durée pour commencer à comprendre à quel point les enjeux du « passé » peuvent être mis en perspective avec ceux d’aujourd’hui. Certes l’Histoire ne se répète pas dans ses événements, mais les mouvements qui la sous-tendent sont d’une telle force qu’ils nous travaillent sourdement, individuellement et collectivement.
Or, qui s’avise aujourd’hui, sur les plateaux « grand public », que le régime « d’opportunisme », — on considérait avec mépris la « république opportuniste » dans les années 1880 — ressemble fort à la pratique sociale-démocrate actuelle de « centres » légèrement mouvants dans leurs mouvements pendulaires vers leur droite ou...