CHAPITRE II
LâAcadie anglaise
1713-1763
Les problĂšmes de transition
La succession dâEspagne relance la guerre en Europe au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle puisque le continent ne veut pas voir lâinfluence française sâĂ©tendre sur la monarchie espagnole. Il faut dire que, depuis 1679, Louis XIV tente de faire de la France la premiĂšre nation dâEurope et poursuit ainsi une dangereuse politique dâannexion. Une coalition se forme en 1701 incluant lâAngleterre et les Provinces unies. En 1713, aprĂšs plusieurs annĂ©es de guerre, la dĂ©faite de la France Ă©puisĂ©e de Louis XIV est confirmĂ©e par le traitĂ© dâUtrecht qui met fin Ă la guerre de la Succession dâEspagne. En AmĂ©rique, la baie dâHudson, Terre-Neuve et lâAcadie sont cĂ©dĂ©es Ă la Grande-Bretagne alors que la France conserve lâĂźle Royale, qui remplace Plaisance Ă titre de colonie de pĂȘche et de commerce dans le golfe du Saint-Laurent. En France, les stratĂšges sont conscients de ce que signifie la perte de lâAcadie, ce territoire aux grandes vertus stratĂ©giques. Ils sâentendent sur la planification Ă privilĂ©gier pour le dĂ©veloppement de lâĂźle Royale, câest-Ă -dire peupler ce territoire qui reste français et lâĂ©quiper dâune infrastructure militaire pour protĂ©ger la Nouvelle-France.
Pour leur part, les Anglais doivent gouverner et administrer une colonie peuplĂ©e dâhabitants dâorigine française et de religion catholique. NâempĂȘche que le traitĂ© dâUtrecht autorise les Acadiens et les Acadiennes Ă quitter le territoire occupĂ© dans un dĂ©lai dâun an « avec tous leurs effets mobiliers quâils pourront transporter oĂč il leur plaira ». Une lettre de la reine Anne dâAngleterre au gĂ©nĂ©ral Francis Nicholson adoucit les termes du traitĂ© qui, dorĂ©navant, nâimpose pas de limite de temps pour le dĂ©part et permet Ă ceux qui veulent devenir ses sujets de « retenir et possĂ©der » leurs terres.
Au dĂ©but, la France exerce de grandes pressions envers les Acadiens et les Acadiennes pour provoquer leur dĂ©part et orienter leur dĂ©placement vers lâĂźle Royale. Plusieurs sây rendent en Ă©claireurs mais en reviennent déçus. Dans une lettre datĂ©e du 23 septembre 1713, le curĂ© des Mines, le pĂšre FĂ©lix Pain, fait allusion aux « [...] terres brutes et nouvelles dont il faut arracher le bois qui est debout, sans avance ni secours ». Le sol rocailleux de lâĂźle et ses brouillards frĂ©quents nâimpressionnent pas les hommes des marais. Les missionnaires sont toutefois prĂȘts Ă coopĂ©rer avec les autoritĂ©s françaises pour encourager la population acadienne Ă Ă©migrer mais ils veulent plus que des promesses. La France doit leur fournir les ressources nĂ©cessaires, câest-Ă -dire des vaisseaux et des fonds. Toutefois, contrairement Ă ce quâelle offre aux habitants-pĂȘcheurs de Plaisance, les Acadiens nâont droit quâĂ peu de compensation et peu de moyens pour faciliter les dĂ©placements.
MalgrĂ© un contexte pas trĂšs attrayant, quelques Acadiens et Acadiennes amorcent un premier mouvement dâĂ©migration. Certains posent des gestes positifs indiquant leur volontĂ© de partir dont, entre autres, en construisant des barques ou en nâensemençant pas leur terre au printemps de 1715, ne voulant pas prendre de retard. Mais ces Acadiens et Acadiennes exigent que la lettre de la reine Anne soit respectĂ©e, car ils ne veulent pas partir sans leurs biens, et veulent que la France leur fournisse les vivres nĂ©cessaires. Puisque les deux puissances ne rĂ©pondent pas favorablement Ă leurs demandes, la plupart dĂ©cident enfin de rester, espĂ©rant, comme ce fut le cas Ă plusieurs reprises dans le passĂ©, que la France reprenne le contrĂŽle du territoire.
DĂšs 1720, il est Ă©vident que la politique française visant Ă attirer la population acadienne vers lâĂźle Royale est vouĂ©e Ă lâĂ©chec. Seulement 67 familles sur 500 environ Ă©migrent dans cette colonie française entre 1713 et 1734. De mĂȘme, peu dâAcadiens et dâAcadiennes se dĂ©placent vers lâĂźle Saint-Jean oĂč la France encourage lâĂ©tablissement dâune colonie agricole afin dâapprovisionner lâĂźle Royale. Les Acadiens et les Acadiennes hĂ©sitent Ă se rendre dans cette colonie qui a peu de prairies naturelles et qui est souvent victime de flĂ©aux qui dĂ©truisent les rĂ©coltes. Ces facteurs ne sont pas de nature Ă les encourager Ă sây installer et le recensement de lâĂźle Saint-Jean de 1735 confirme que, cette annĂ©e-lĂ , seulement 162 des 432 colons â 35,5 % â sont dâorigine acadienne.
Par contre, les autoritĂ©s françaises comprennent vite quâil vaut peut-ĂȘtre mieux que les Acadiens et les Acadiennes demeurent en Nouvelle-Ăcosse. Sâils quittent, ils ouvrent la porte Ă la colonisation anglaise, nuisant ainsi aux plans de reconquĂȘte du territoire. Du cĂŽtĂ© anglais, on remet aussi en question le projet de les laisser partir en imposant plusieurs obstacles tels retarder la dĂ©cision jusquâĂ Ă©chĂ©ance du dĂ©lai officiel ou encore nuire Ă la construction des barques ainsi quâĂ la vente des biens. Les Anglais agissent ainsi pour plusieurs raisons, sachant trĂšs bien que les Acadiens et les Acadiennes peuvent emmener avec eux le rĂ©seau des relations et du commerce indigĂšne et aider lâĂźle Royale Ă devenir une colonie trĂšs puissante. Bref, la Nouvelle-Ăcosse devient privĂ©e dâune population utile puisque la garnison ne peut pas subsister sans eux. On nâa pas encore de colons anglais pour occuper les terres et les cultiver. JusquâĂ la fin des annĂ©es 1740, ce rapport de dĂ©pendance Ă lâĂ©gard des conquis oblige les Anglais Ă se montrer conciliants dans lâexercice de leur pouvoir.
Le politique
Les structures politiques
Lâadministration anglaise dispose de peu de moyens pour resserrer son contrĂŽle sur la majoritĂ© acadienne puisque la mĂ©tropole anglaise est alors en pĂ©riode de restrictions financiĂšres et nâaccorde aucun crĂ©dit pour la colonisation de lâAcadie, devenue Nouvelle-Ăcosse. La garnison est restreinte et les fortifications sont Ă peine reconstruites. Les gouverneurs nommĂ©s au cours des annĂ©es suivantes ne viennent que rarement dans la colonie et prĂ©fĂšrent dĂ©lĂ©guer leurs pouvoirs Ă des lieutenants-gouverneurs. Les militaires Vetch et Nicholson sont remplacĂ©s, en 1717, par le colonel Richard Philipps qui gouverne jusquâĂ ce quâil soit remplacĂ© par Edward Cornwallis en mai 1749.
Le choix dâun nouveau gouverneur pour succĂ©der Ă Vetch fait partie du projet du gouvernement britannique de rĂ©gler le dĂ©sordre dans lequel se trouvent les affaires de la Nouvelle-Ăcosse. Depuis la prise de Port-Royal en 1710 et la ratification du traitĂ© dâUtrecht en 1713, les Anglais nâexercent sur la Nouvelle-Ăcosse quâun contrĂŽle irrĂ©gulier et inefficace. Il faut maintenant un officier supĂ©rieur Ă Annapolis Royal pour que celui-ci gouverne la colonie, obtienne de la population acadienne un serment de fidĂ©litĂ© et maintienne son autoritĂ©. Ces objectifs ne sont cependant pas atteints puisque, de 1719 â annĂ©e de lâannonce officielle de sa nomination â Ă 1749, Philipps passe Ă peine cinq ans en Nouvelle-Ăcosse, soit de 1720 Ă 1723 et de 1729 Ă 1731. Les Acadiens doivent donc nĂ©gocier avec ses principaux subordonnĂ©s : le capitaine John Doucett (1717-1726), le major Lawrence Armstrong (1725-1739) et le major Paul MascarĂšne (1740-1749).
Deux types de gouvernements se succĂšdent en Acadie anglaise. De 1713 Ă 1720, un gouvernement de type militaire, ne comprenant aucun civil, rĂšgne sur la colonie. Les dĂ©cisions sont prises par un conseil composĂ© de militaires et les cas de justice sont soumis Ă un tribunal militaire. En 1720, on instaure une structure civile calquĂ©e, en grande partie, sur le modĂšle des autres colonies anglaises. Un gouverneur, qui a les pleins pouvoirs civils et militaires, est assistĂ© dâun lieutenant-gouverneur et dâun conseil de 12 membres. Une General Court est constituĂ©e et sâoccupe, tous les trois mois, des affaires de justice. Bien quâil ne peut ĂȘtre question dâune Chambre dâassemblĂ©e, puisque la population est majoritairement française, une sorte de reprĂ©sentation acadienne est cependant organisĂ©e, pour permettre aux Anglais de faire connaĂźtre les politiques adoptĂ©es. Chaque district acadien est reprĂ©sentĂ© par un dĂ©putĂ© â dâabord nommĂ© puis Ă©lu chaque annĂ©e. En 1748, par exemple, il y a 24 dĂ©putĂ©s acadiens issus des quatre rĂ©gions : Annapolis, Cobequid, les Mines et Beaubassin. Ceux-ci doivent voir au maintien de lâordre, Ă lâentretien des routes, des ponts et des digues. De façon gĂ©nĂ©rale, cet appareil sert dâintermĂ©diaire entre la population acadienne et le gouvernement anglais. Les dĂ©putĂ©s informent leur population des mesures et des lois anglaises et font valoir leur position au gouvernement et aux Lords du commerce. Ces reprĂ©sentants acadiens sont choisis, la plupart du temps, parmi ceux qui jouissent dâune certaine influence dans leur milieu et sont convoquĂ©s pĂ©riodiquement par les autoritĂ©s anglaises pour toutes sortes de questions. Ce sont eux qui, Ă plusieurs reprises, refusent au nom de la population de prĂȘter un serment dâallĂ©geance inconditionnel Ă la Couronne britannique.
Le serment de fidélité
Dans leur correspondance officielle, les autoritĂ©s anglaises font souvent allusion Ă lâesprit dâindĂ©pendance et Ă lâindiscipline du peuple acadien. En 1720, par exemple, le major MascarĂšne, parlant des habitants des Mines, affirme : « All the orders sent to them if not suiting to their humors, are scoffed and laughed at, and they put themselves upon the footing of obeying no Governement. »
Cela devient Ă©vident dans le dĂ©bat entourant le serment dâallĂ©geance Ă la Couronne britannique. La principale prĂ©occupation de lâadministration anglaise de lâĂ©poque est de faire des Acadiens de fidĂšles sujets britanniques en leur faisant prĂȘter un serment dâallĂ©geance. Ă cause des problĂšmes politiques et religieux que connut lâAngleterre, les souverains, Ă diffĂ©rentes Ă©poques de leur rĂšgne, surtout Ă leur accession au trĂŽne, exigent ce serment par lequel la population jure fidĂ©litĂ© au monarque. Cette pratique est aussi courante dans dâautres pays europĂ©ens oĂč, avec le temps, le serment dâallĂ©geance et le droit de propriĂ©tĂ© deviennent Ă©troitement liĂ©s. Ainsi, seulement les fidĂšles sujets peuvent acquĂ©rir et exploiter une terre en Angleterre et les Britanniques veulent donc Ă©tendre cette pratique Ă la Nouvelle-Ăcosse.
Le commandant Vetch, de 1710 Ă 1713, tente de faire prĂȘter le serment dâallĂ©geance Ă la Couronne britannique. Les Acadiens refusent, prĂ©fĂ©rant y inclure des rĂ©serves dont le respect de la religion et la neutralitĂ© dans tout conflit impliquant les Français et les AmĂ©rindiens. Cette attitude est perçue, par les autoritĂ©s anglaises, comme Ă©tant incompatible avec les lois et les traditions britanniques. Pour eux, il est impensable quâun sujet britannique refuse de prendre les armes pour soutenir les intĂ©rĂȘts de lâempire et prĂ©tende se prĂ©valoir en mĂȘme temps de tous les droits et privilĂšges qui sâattachent au concept de loyautĂ©. Tel est le dilemme que les administrateurs anglais ne peuvent pas rĂ©soudre pacifiquement, comme le confirment les Ă©checs du lieutenant-gouverneur Armstrong et du gouverneur Philipps.
Armstrong rĂ©unit des Acadiens dâAnnapolis au fort le 25 septembre 1726 pour leur prĂ©senter un serment de fidĂ©litĂ© oĂč on leur demande dâĂȘtre des sujets sincĂšres de lâAngleterre, de jurer « obĂ©issance et soumission » et dâaffirmer que « nul espoir dâobtenir lâabsolution de la part du clergĂ© » ne puisse leur faire renier leur serment. Les Acadiens demandent Ă ĂȘtre exemptĂ©s de tout service militaire et, aprĂšs discussion, Armstrong accepte dâinscrire lâexemption en marge du document, espĂ©rant ainsi surmonter petit Ă petit la rĂ©pulsion des Acadiens.
Il fait une nouvelle tentative pour imposer un serment sans conditions en septembre 1727. Cette fois les Acadiens dâAnnapolis Royal y mettent plusieurs conditions, y compris lâexemption du service armĂ© et la permission dâavoir plus de prĂȘtres. Armstrong et le Conseil manifestent leur mĂ©contentement en arrĂȘtant quatre dĂ©lĂ©guĂ©s acadiens, dont trois font un bref sĂ©jour en prison. Les chances dâArmstrong dâimposer un serment sans conditions sont anĂ©anties en 1728 lorsquâil traite brutalement le pĂšre RenĂ©-Charles de Breslay. Armstrong croit que ce prĂȘtre se mĂȘle des questions civiles et, dans sa colĂšre, ordonne le pillage de sa maison, lâobligeant Ă se rĂ©fugier dans la forĂȘt. Cette façon dâagir offusque la population locale.
Philipps croit ĂȘtre parvenu Ă faire prĂȘter le serment inconditi...