CHAPITRE 1
Retrouvailles
Deux silhouettes émergent de la forêt sous les nuages vagabonds du petit matin. Le soleil fait scintiller la neige profonde que remuent leurs raquettes. Un homme costaud, trapu, âgé d’une vingtaine d’années, précède une énergique jeune femme de petite taille. Penchés en avant sous l’effort, ils tirent chacun un lourd paquet de fourrures posé sur un plat traîneau à l’avant recourbé. Une sangle de cuir leur barre le front. De longs capots attachés à la taille les protègent du froid. Lorsqu’ils atteignent la haute palissade de pieux qui entoure le village de Trois-Rivières, ils s’arrêtent devant une porte à deux battants solidement barrée.
— Hé ! crie l’homme pour signaler leur présence.
— Qui va là ? demande le garde posté à l’intérieur.
— C’est moi, Radisson !
— Qui ? s’étonne le garde.
— Radisson !
La sentinelle hésite un instant avant de lever le long madrier qui bloque la porte. Il entrebâille prudemment l’un des battants pour vérifier si l’homme dit vrai. Dès qu’il reconnaît le vaillant coureur des bois qui a quitté Trois-Rivières l’automne précédent sans dire où il allait, il ouvre grand les bras et donne l’accolade à celui qui a apporté la prospérité au village.
— Bienvenu chez toi, Radisson ! Entre. Où t’étais passé ?
Le jeune homme aux aguets répond par un grognement en jetant un regard soupçonneux autour de lui. Avec sa compagne, il fait glisser les traîneaux chargés de fourrures jusque dans l’enceinte qui protège une vingtaine d’habitations. Les yeux perçants de la jeune Anichinabée, à demi voilés par un large capuchon de cuir ouvragé, examinent avec fascination l’impressionnant campement français qu’elle découvre pour la première fois.
— J’espère que t’es de retour pour de bon, renchérit le garde, parce qu’on a besoin de toi ici.
— Dis à personne que je suis là, l’avertit Radisson. Je viens juste voir mes sœurs. J’en n’ai pas pour longtemps.
La mise en garde est inutile, car les écornifleux ont déjà remarqué l’arrivée de ce couple d’inconnus qui les intrigue. Les spéculations vont bon train. Cet homme, n’est-ce pas Radisson ? Ma foi, oui, c’est lui… il frappe à la porte de sa sœur Marguerite.
Elle cesse de pétrir la pâte à pain, essuie ses mains et va soulever la sapine qui barre sa porte.
— Bonjour ma sœur !
— Pierre ! Tu parles d’une surprise. Entre !
Ils s’embrassent. Marguerite savait que son frère passait l’hiver chez les Anichinabés, mais n’en a soufflé mot à personne pour que se taisent les mauvaises langues. Elle se réjouit de le voir en bonne santé malgré l’air préoccupé qui embrume son sourire. Les trois jeunes enfants de Marguerite sont intimidés. Seul l’aîné qui a six ans reconnaît son oncle.
— Je t’ai apporté cent belles peaux de castor, ma sœur ! T’en feras ce que tu voudras. C’est un cadeau. Il faut juste que je rapporte quelques fusils à mes amis en échange.
— Tu me présentes pas ta femme ? s’enquiert Marguerite en saluant la jolie Indienne qui l’accompagne.
— J’habite avec Mictiwanich dans la cabane de son père, on s’entend bien tous les deux, mais on n’est pas mariés, même pas à leur manière. Je resterai plus très longtemps chez les Anichinabés. Ça vaut pas la peine.
En langue indienne, Radisson explique à Mictiwanich que Marguerite est la femme de l’homme dont il leur a tant parlé. Celui qui est parti de l’autre côté de la grande mer salée pour obtenir justice. L’homme qu’il attend. Marguerite prononce quelques mots de bienvenue en algonquin à l’intention de l’Indienne.
— Aïe, ça fait longtemps que j’ai parlé indien moi ! On n’a presque pas vu d’Algonquins par ici cet hiver…
— Les Anichinabés sont montés plus au nord que d’habitude par crainte des Iroquois. Ils sont très inquiets.
— Nous aussi ! J’espère que Médard va nous ramener du renfort parce qu’on en a vraiment besoin.
Radisson détourne la tête pour cacher son tourment. Il laisse planer un long silence pour que la joie des retrouvailles prenne le dessus sur les doutes qui le tenaillent. Il est venu pour les effacer. Il s’efforce aussi d’oublier la situation pénible qui mine l’existence des Français et de leurs alliés indiens. Personne ne peut prévoir quand les Iroquois reprendront leurs offensives ni si les Français sauront encore une fois leur résister. Dans l’immédiat, ce qui l’inquiète et l’amène à Trois-Rivières, c’est le sort de Médard Chouart Des Groseilliers, le mari de Marguerite.
— Je serais venu te voir avant si on était campé plus proche. Ça nous a pris 15 jours pour venir ici !
Il plonge son regard dans les yeux de sa sœur Marguerite pour trouver du soulagement à son vague à l’âme.
— Je m’ennuie de toi, Marguerite, je m’ennuie des Français…
Radisson contemple la maison qui l’entoure avec nostalgie : le grand chaudron suspendu dans l’âtre qui sent bon la soupe, protégé par de solides murs en bois qui gardent bien au chaud. Il observe les coffres, la table et les chaises confortables qui meublent la pièce, les nombreux ustensiles accrochés de chaque côté du foyer. Marguerite est bien équipée. Son mari Médard lui a laissé beaucoup d’argent avant de partir en France. Il y a même un épais tissu suspendu autour de son lit pour se protéger du froid comme chez les bourgeois. C’est probablement le genre de vie que Radisson aurait choisi s’il était resté des femmes à marier à Trois-Rivières, surtout si sa belle Anne n’était pas déjà promise à quelqu’un d’autre…
Mictiwanich observe chaque détail de la maison, aussi troublée qu’émerveillée par tant d’objets nouveaux dont elle ne connaît pas l’usage. Les habitations françaises sont tellement différentes des leurs !
Radisson se décide à aborder le sujet qui le taraude.
— Tu connais les Indiens. Leurs chamans ont le nez fourré partout comme nos jésuites. Celui qui vit avec notre bande voudrait me garder chez eux parce que je suis un bon chasseur. Pour me convaincre, il me répète quasiment chaque jour qu’il a vu en songe, dans sa tente tremblante, que Médard reviendrait pas de voyage. Toi, penses-tu que Médard va revenir ?
Marguerite sourit.
— Oui. C’est sûr. Il va revenir puis il va repartir. C’est comme une vérité du bon Dieu. Je le savais quand je l’ai marié. C’est notre destin. À ta place, je m’en ferais pas avec ça. Laisse ton chaman dire des bêtises et fais-moi confiance. Médard est plus fort que tu penses. Il va revenir et vous allez repartir ensemble pour la mer du Nord, comme prévu…
Radisson fronce les sourcils. Leur projet est censé être secret.
— C’est Médard qui t’a parlé de ça ?
— Sûr qu’il m’en a parlé ! Il pense rien qu’à ça depuis que vous êtes revenus du lac Immense. C’est une obsession.
— Oui, c’est notre rêve. On a juré d’y aller ensemble. T’en as parlé à personne, j’espère ?
— Muette comme une tombe ! Même notre sœur Françoise est pas au courant.
— On sait pas où elle est la mer du Nord, mais avec ce que les Indiens nous ont dit, on va la trouver. Il faut. En attendant, je trouve l’hiver long en ciboulot chez les Anichinabés. Même si je suis bien avec eux. C’est pas drôle d’être confiné dans leur petite cabane enfumée et mal chauffée quand il fait mauvais, avec c’te chaman qui me tape sur les nerfs. Mais j’ai rencontré d’autres Cris qui passent l’été sur les bords d’une grande mer salée, loin au nord, comme ceux qui nous ont renseignés au lac Immense…
— C’est sûrement la mer du Nord que tout le monde cherche.
— C’est évident ! Les Cris disent qu’il faut beaucoup de courage pour se rendre là-bas, à partir du campement des Anichinabés, ou de Trois-Rivières. Beaucoup d’efforts et de temps. Ils disent en plus qu’on peut pas transporter beaucoup de bagages par les routes d’eau qu’ils prennent…
— C’est pour ça que Médard veut passer par la mer.
— Exactement ! Il t’a tout dit à ce que je vois…
— Probablement. Il m’a dit qu’il préparerait votre voyage pendant qu’il est en France, en plus de récupérer votre argent.
— C’était son idée. La mer du Nord, d’après ce que les Indiens nous en disent, c’est très grand. Les Cris que j’ai rencontrés cet hiver passent par des rivières différentes de ceux du lac Immense pour s’y rendre, des rivières très éloignées les unes des autres.
Une silhouette vêtue de noir apparaît subrepticement dans la petite fenêtre de la façade. Radisson se crispe en entendant frapper à la porte.
— Attends-tu quelqu’un ?
— On dirait que c’est le père Dablon…
— Si c’est un jésuite, je repars tout de suite. Y’a pas pire qu’un jésuite pour te tirer les vers du...