CHAPITRE 1
La sécurité, la liberté et leurs ennemis
La sécurité comme fin et comme moyen
La sécurité, c’est d’abord « un état d’esprit confiant et tranquille d’une personne qui se croit à l’abri du danger », nous dit le dictionnaire. C’est aussi l’absence réelle de danger. Dans ce livre, les dangers auxquels nous pensons sont les crimes et délits de toute nature et aussi la peur d’être réduit à la servitude. Car, sous d’autres cieux, les citoyens vivent dans la peur des abus de pouvoir, quelquefois même dans la terreur d’une incarcération arbitraire.
La sécurité, c’est aussi un ensemble de moyens mis en œuvre par des spécialistes pour contrer les menaces à la tranquillité des gens, pour s’opposer aux délinquants et criminels. Dans nos démocraties, ces spécialistes se retrouvent dans les services de police et de sécurité et parmi ceux qui œuvrent à la prévention et à la répression des crimes et des abus de pouvoir. Appelons ces personnels chargés de ces missions les « acteurs de la sécurité ». Ils protègent les citoyens, préviennent les crimes, surveillent et s’efforcent de dissuader les activités délinquantes et criminelles qui sont à la source de l’insécurité. Ces acteurs de la sécurité se retrouvent non seulement dans les services de police, mais aussi dans les agences de gardiennage et de sécurité privée, dans les services de sécurité « industrielle » à l’intérieur des entreprises. Ajoutons que les simples citoyens se soucient de se protéger contre les malfaiteurs, par exemple, en se dotant de solides serrures et de systèmes d’alarme. C’est dire que, si l’État peut se permettre de revendiquer le monopole de la violence légitime, le monopole de la sécurité lui échappe.
Les contrôles sociaux et l’émergence de l’action de sécurité
L’action de sécurité est indissociable de ce que les sociologues appellent le contrôle social et que Durkheim (1923) préférait appeler la contrainte sociale. En sociologie comme en criminologie, par contrôle social, l’on entend l’ensemble des pressions, vérifications, interventions, réprobations et sanctions utilisées au cours de l’interaction sociale pour assurer la soumission aux règles non écrites d’un groupe. C’est un mélange d’actions – appuyées tantôt par la persuasion, tantôt par la contrainte – visant à tenir en échec les incivilités, les malhonnêtetés et les violences. Le contrôle social pousse à la conformité par le désir d’être accepté, reconnu, respecté, honoré, et aussi par la crainte de subir le discrédit, la honte, l’ostracisme. Un contrôle social qui conduit à l’intériorisation des normes sociales débouche sur l’acquisition d’une conscience et du contrôle de soi. Plus un individu est intégré à son groupe, plus il intériorise les normes de ce groupe et plus il respecte les règles qui y sont en vigueur. Les sociologues et les criminologues attribuent le respect des règles sociales, morales et légales à l’influence des contrôles sociaux : plus ceux-ci sont forts, moins on transgresse les normes sociales (Cusson, 1983).
Ces actions régulatrices visant à corriger les comportements répréhensibles commencent par l’éducation des jeunes enfants. Quand les parents accourent aux cris de l’enfant de quatre ans qui pleure parce que son frère de cinq ans lui a arraché brutalement son jouet, ceux-ci exercent une première forme de contrôle social. Il est à noter que cet exercice de l’autorité parentale pour faire cesser les microviolences des tout-petits – en s’interposant, en calmant, en blâmant l’enfant fautif et en lui rappelant la règle – réussit à faire reculer significativement la fréquence des actes de violence entre 4 et 10 ans (Tremblay, 2008 ; Tremblay et collab., 1999 et 2004). Quand l’enfant entre à l’école, les enseignants prennent le relais : ils contrôlent les désordres dans la salle de classe et les altercations dans la cour de récréation. Plus tard, dans les milieux de travail, les collègues et contremaîtres font aussi pression les uns sur les autres pour que tous se conduisent civilement, honnêtement et en paix.
Les professionnels de sécurité s’inscrivent dans le prolongement de ces acteurs du contrôle social informel. L’histoire européenne depuis le XIIe siècle jusqu’à aujourd’hui peut être lue comme un long processus de division du travail faisant émerger une succession de spécialisations de l’action de sécurité. Au début de cette séquence, il y eut le seigneur féodal qui protégeait, armes à la main, ses paysans et ses villageois contre les brigands et autres violents. Puis l’on vit apparaître des juges à qui l’on faisait appel pour arbitrer les conflits, imposer des sanctions réparatrices et punir les délinquants et les criminels. Puis, avec l’extension du pouvoir royal, se mit en place un appareil judiciaire répressif formé de juges, de constables et d’hommes armés pour exécuter les sentences. Progressivement, les rois européens se dotèrent d’armées, de maréchaussées, de polices et de tribunaux dotés de réels pouvoirs de contrainte. L’action de ces professionnels de la sécurité faisait sentir sa puissance dissuasive sur les seigneurs de la guerre, sur les brigands, sur les individus incapables de contrôler leur violence et sur les voleurs invétérés. Parallèlement à la montée en puissance des monarchies, apparaissent dans l’espace européen des cités libres – dont le meilleur exemple fut Venise – qui parvenait de mieux en mieux à faire régner la paix et la sécurité à l’intérieur de leurs murailles.
Les contrôles sociaux combinés à l’action de sécurité imposent des limites à la liberté. Plus précisément, ils font obstacle à la licence. Plus ces contrôles sont forts au sein d’un groupe, moins ses membres seront licencieux.
Les dérives sécuritaires
Dans sa connotation péjorative, le terme sécuritaire signifie excès de sécurité : trop de lois, trop de règlements, une surveillance omniprésente, trop de contrôles, des arrestations arbitraires ou inutiles, l’abus des peines carcérales et des excès de sévérité. Les politiciens, juges et policiers sécuritaires limitent inutilement la liberté des individus.
Les défenseurs classiques de la liberté ont reconnu la nécessité de lois qui interdisaient de s’en prendre à la liberté, à la personne et aux biens d’autrui. Ils pensaient que, s’il faut punir pour dissuader, il faut le faire modérément. Et ils soutenaient que les lois qui prohibent les activités entre adultes consentants devraient être abrogées. C’est ainsi que les législateurs sages n’interdisent ni l’homosexualité, ni la prostitution, ni la vente, ni la consommation d’alcool, ni même de cannabis. Et ils se retiennent de punir une personne pour ses convictions religieuses ou pour ses idées, aussi farfelues soient-elles. Car de telles prohibitions et sanctions limitent inutilement les libertés individuelles.
Le travers qui consiste à prohiber et à punir des croyances et des activités qui ne causent pas de préjudices évidents à autrui est de tout temps et il persiste encore aujourd’hui. Il puise sa source dans l’intolérance, le dogmatisme, l’autoritarisme, l’esprit sectaire, la crédulité, l’ignorance.
Les visages de la liberté
1. Dans son sens le plus courant, la liberté, c’est le contraire de la servitude. Elle est refus de la tyrannie, de l’esclavage, de la soumission, de l’autoritarisme. L’homme libre n’est ni esclave ni servile. Dans sa sphère de compétence, il exerce son libre arbitre sans crainte d’être soumis à la coercition ou aux abus d’un chef dominateur. En milieu de travail, la liberté, c’est la capacité pour l’employé de dire poliment non à son employeur ; de discuter ses ordres, de négocier, de mettre de l’avant une autre solution que celle qu’on lui soumet sans crainte d’être sanctionné ou puni. La liberté peut dans ce cas être conçue comme une qualité du rapport entre un employeur et son employé. Un rapport contractuel dans lequel chacun a des chances de convaincre l’autre. Et en cas de désaccord grave, on va en arbitrage. Un rapport d’autorité devient despotique quand la soumission est acquise à coups de menaces et de punitions et non par la persuasion et la négociation.
Pas de liberté sans résistance à l’autoritarisme. La liberté doit être défendue parce qu’il y a et y aura toujours de petits chefs et de grands chefs tentés d’abuser de leur pouvoir. Si un individu dominateur ne rencontre pas de résistance, il portera la main sur la liberté de ses subordonnés, les réduisant à la servitude. La défense de la liberté s’exprime diversement : la discussion, la désobéissance, l’insoumission, la contestation, la dissidence, la défection. Au niveau collectif, nous trouvons les mouvements de libération, les ligues de défense des droits et libertés, la désobéissance civile, les rébellions, les manifestations, les partis d’opposition, la grève… Dans leur sphère de compétence, les entrepreneurs, chefs d’entreprise et innovateurs contribuent à la défense et à l’illustration de la liberté en faisant la démonstration qu’un acteur libre ayant les coudées franches et de l’initiative peut réaliser de grandes choses. De tels entrepreneurs servent aussi de contrepoids au pouvoir étatique.
2. La liberté économique comme laissez-faire. « Laissez-faire signifie que chaque individu choisisse comment il veut coopérer à la division sociale du travail… L’interventionnisme signifie : laissez le gouvernement choisir et imposer ses décisions par la contrainte » (Mises, 1966, p. 769). Au cours des trois derniers siècles, des générations d’économistes ont soutenu que si les gouvernements laissent les acteurs économiques agir au meilleur de leur connaissance, l’économie ne s’en portera que mieux. Ces économistes ont démontré que les interventions intempestives des gouvernements dans le jeu du marché produisent des effets pervers. Selon eux, les pouvoirs publics devraient laisser à l’individu sa liberté d’entreprendre, d’innover, d’acheter, de vendre, de posséder, tant qu’elle n’empiète pas sur la liberté d’autrui.
3. Les libertés concrètes et la capacité d’agir. Pour être libre, il faut être capable de choisir parmi un éventail de possibles et pouvoir concrétiser des projets réalisables. Or cette capacité présuppose un capital à la fois social, culturel et économique. Dans nos sociétés, un pauvre sous-éduqué sans formation ni réseau social est privé de liberté tout simplement parce qu’il ne dispose guère des moyens de réaliser ses ambitions. C’est ainsi que la scolarisation et la formation professionnelle sont libératrices en donnant les moyens de choisir et de réaliser ses projets.
4. La liberté limitée par la justice. Dans la République de Rome, la liberté commençait par le respect de la loi votée par tous. La liberté était conçue comme la faculté pour chacun de faire ce qu’il veut sauf si cela était interdit par la loi (Bischoff et Bourguinat, 2015). Et pour ces républicains de l’Antiquité, la loi, ce n’était pas un commandement couché par écrit par un sénateur ou par un dictateur. C’était une règle issue de la coutume ou de la jurisprudence qui était reconnue et acceptée après consultations, délibérations, et concertation. Il n’y a pas de liberté sans règles parce qu’il faut que la liberté de l’un s’arrête là où commence la liberté de l’autre.
5. Le libre choix et la rationalité limitée du délinquant, de l’acteur de la sécurité et du défenseur de la liberté. « Un homme est libre dans la mesure où il lui est permis de choisir des fins, et les moyens d’y atteindre » (Mises, 1966, p. 286). L’action humaine consiste à préférer la moins mauvaise solution à des problèmes. « La rationalité est la capacité humaine de résoudre les problèmes humains qui sont solubles. Être rationnel, c’est être capable de se poser les problèmes qui se posent et de trouver les solutions qui s’offrent » (Baechler, 2000, p. 10). Appliquée à l’acte délinquant par les criminologues du choix rationnel, cette notion vient avec une nuance : le court terme. Le voleur choisit de voler une automobile plutôt que de faire autre chose parce qu’une belle occasion se présente soudain à lui. Malheureusement pour lui, il ne pense pas qu’il risque de se faire prendre et d’échouer en prison : rationalité limitée au co...