CHAPITRE VIII
La mémoire qui oublie
Ce que l’un et l’autre ont fait serait digne des héros d’Homère,
dans l’armée anglaise, la Croix de Victoria s’est souvent donnée
pour dix fois moins que cela.
Olivar Asselin
Dans le bas-saint-laurent, le début de septembre apporte les prodromes de l’automne, mais, si la nature se métamorphose, l’état d’âme qui règne chez la famille Brillant demeure profondément pénétré de l’épreuve du mois précédent. À travers les bribes d’information qui parviennent au domicile du Bic, Rose-de-Lima et Joseph cherchent à justifier l’espoir ardent que leur fils n’a pas trop souffert. C’est la seule chose qui leur importe ; non pas une consolation à leur perte, mais un léger baume sur une douleur qui les tenaille comme un cilice.
Pierre tombale de Jean Brillant inhumé au cimetière militaire de Villers-Bretonneux (Musée du Royal 22e Régiment).
La Croix militaire, dont Brillant avait annoncé l’obtention à sa famille dès juillet, lui est décernée à titre posthume le 16 septembre avec citation officielle, le même jour, dans The London Gazette, qui relate le raid survenu dans la nuit du 27 au 28 mai 1918.
Lieutenant John Brillant, Infanterie. Pour bravoure exceptionnelle et zèle infatigable dans l’accomplissement de son devoir. Il mena une attaque contre des positions ennemies à environ 500 verges [457 mètres] de la ligne de front. Voyant des soldats ennemis s’enfuir, Brillant s’élança à leur poursuite, et, bien que blessé, il en tua plusieurs et en captura un qui donna de précieux renseignements. Grâce à ses reconnaissances effectuées dans des conditions difficiles et extrêmement dangereuses, il contribua largement au succès de l’offensive.
Ses parents n’ont pas besoin d’une décoration pour savoir que le fils qu’ils ont perdu était un héros. Son engagement militaire, depuis ces ennuyeux exercices d’été effectués à Lévis, à l’époque du 89e Régiment de Milice, a toujours démontré chez lui une attirance pour ce type de vie et cet intérêt ne s’est jamais démenti, encore moins quand est venu le temps d’y donner tout son sens. La Croix militaire vient donc en quelque sorte officialiser un statut qui anime une fierté déjà palpable au sein de la famille Brillant. Le nom de Jean Brillant s’inscrit dans la lignée de ses ancêtres qui avaient, eux aussi, embrassé la carrière militaire.
Mais, à travers la description du fait d’armes qui lui a valu la Croix militaire, Rose-de-Lima ne reconnaît forcément pas ce fils aimant, respectueux, drôle, au sourire facile et d’humeur toujours égale. C’est la première fois, peut-être, qu’elle prend conscience, et de façon concrète, que Jean a tué des hommes. Depuis des années fermentait en elle l’angoisse qu’il puisse mourir, une crainte que Brillant s’était toujours évertué d’apaiser. Les lettres qu’il lui a adressées n’ont jamais évoqué non plus, cela va de soi, le scénario inverse, c’est-à-dire que lui-même aurait tué des hommes.
« C’est la guerre » n’est pas la formule la plus originale qui soit, mais elle explique beaucoup de réalités. Les consciences éprouvées y trouvent souvent une paix relative ou, à tout le moins, une sorte de réconfort.
À la fin de septembre, les troupes alliées continuent de refouler les Allemands vers leurs propres frontières. En dépit des millions de morts et des destructions massives dont elle est la cause, la guerre n’a pas encore entamé le territoire ennemi, mais le peuple allemand, lui, subit des conditions de famine, auxquelles le blocus naval imposé par l’Angleterre a fortement contribué. Pourrait-on bientôt espérer la fin du carnage ?
* * *
27 septembre 1918
Il y a un mois qu’a eu lieu le service à la mémoire de Jean Brillant, célébré au Bic. Cérémonie fertile en émotions tenue dans une église bondée, en dépit de l’absence du défunt. Triste événement qui semble s’arrimer à la grisaille automnale, qu’observent pensivement par une fenêtre de leur domicile, perdus dans leurs pensées, Joseph et Rose-de-Lima Brillant. La pendule sonne des heures qui se ressemblent, car le temps n’existe plus depuis la mort de leur fils. Les parents blessés font, eux aussi, partie des victimes de la guerre.
Ce 27 septembre, pourtant, le nom de Jean Brillant n’a jamais autant circulé à travers le monde. Comment ses parents pourraient-ils s’imaginer qu’à des milliers de kilomètres du Bic, en ce jour même, le roi George V a apposé sa signature sur un document qui décerne officiellement à leur fils la plus grande distinction militaire dont le souverain peut honorer l’un de ses sujets ? La citation officielle paraît dans The London Gazette :
War Office, le 27 septembre 1918.
Il a plu à Sa Majesté le Roi d’approuver l’attribution de la Croix de Victoria aux officiers sous-mentionnés : […]
Lieutenant Jean Brillant, Croix militaire, Régiment de Québec – Pour bravoure exceptionnelle et zèle infatigable dans l’accomplissement de son devoir lorsqu’il mena sa compagnie à l’attaque pendant deux jours, avec une intrépidité, une compétence et un esprit d’initiative extraordinaires, qui lui permirent de progresser de 12 milles [19 kilomètres].
Le premier jour de l’opération, peu après le début de l’attaque, le flanc gauche de sa compagnie fut pris sous le feu d’une mitrailleuse ennemie. Le lieutenant Brillant se rua sur la mitrailleuse et s’en empara, tuant deux soldats ennemis. Il fut blessé lors de ce combat, mais refusa d’abandonner son poste.
Plus tard le même jour, sa compagnie fit de nouveau face au feu nourri des mitrailleuses. Il reconnut lui-même le terrain, organisa un détachement de deux pelotons et se rua sur le nid de mitrailleuses.
Quinze mitrailleuses et cent cinquante soldats ennemis furent capturés ; le lieutenant Brillant tua lui-même cinq ennemis et fut blessé de nouveau. Il se fit panser immédiatement et refusa une fois de plus de quitter sa compagnie.
Par la suite, cet intrépide officier repéra un canon de campagne qui tirait sur ses hommes sur un terrain découvert. Il organisa immédiatement un détachement d’assaut qu’il conduisit droit au canon. Après avoir progressé d’environ 600 verges [548 mètres], il fut encore une fois blessé grièvement. En dépit de cette troisième blessure, il continua d’avancer d’environ 200 verges [183 mètres] avant de s’évanouir du fait de la perte de sang et de l’épuisement. Le merveilleux exemple du lieutenant Brillant durant cette journée inspira chez ses hommes un enthousiasme et une détermination qui contribuèrent grandement au succès des opérations.
Jean Brillant devient le deuxième Canadien français ainsi honoré, Joseph Kaeble ayant officiellement obtenu la distinction quelques jours plus tôt. ...