Chapitre 1
Ce qui a fait de moi celle que je suis
Une histoire familiale marquée par le débat et l’engagement
Je suis née en 1966. Ma mère est enseignante au primaire dans l’école de mon village à Sainte-Edwidge en Estrie. Mon père est camionneur et entrepreneur en machineries lourdes. Je suis la troisième d’une famille de cinq enfants. Je vis la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence au cours des années 1970 et au début des années 1980. Le Québec sort alors de la Révolution tranquille, période au cours de laquelle la société s’est transformée à vitesse grand V. On se dote de services publics de santé et d’éducation, et cette période est marquée par de grandes turbulences sociales, politiques, culturelles et syndicales. Les syndicats représentent de plus en plus de travailleurs des services publics, en plus de ceux des grandes entreprises, et les grèves y sont souvent longues et dures. Ce contexte social effervescent influence beaucoup, chez nous comme dans bien d’autres chaumières, les discussions familiales. Parler de politique, de religion, de syndicats ou d’égalité des sexes mène souvent à des discussions virulentes où des points de vue diamétralement opposés sont difficiles à réconcilier. J’ai souvent été témoin de ces longs affrontements sans vainqueurs, chacun demeurant sur ses positions. Peu importe ses couleurs, ma famille est manifestement inspirée par des convictions profondes. Toutefois, personne n’a peur du débat puisque, malgré nos divergences, nous demeurons profondément unis.
Mon arrière-grand-mère paternelle et ma grand-mère maternelle étaient enseignantes. On peut sans doute dire que l’enseignement fait partie de mon ADN. Certaines de mes tantes et des cousines de ma mère étaient aussi enseignantes, d’autres étaient infirmières. Elles travaillaient dans les services publics et étaient syndiquées. J’ai moi-même des cousines qui exercent ces deux professions et qui, sans être très engagées syndicalement, ont été capables de reconnaître que, lorsqu’elles en ont eu besoin, leur syndicat a fait une différence dans leur vie. Elles ont constaté qu’être syndiquées permettait d’améliorer leurs conditions de travail et d’exercice. Dans ma famille, ce sont les femmes qui étaient syndiquées. Mon père ne l’était pas et était issu de générations de cultivateurs et de camionneurs. Mes frères ont d’ailleurs poursuivi ce travail en s’engageant dans l’entreprise familiale. Force est d’admettre que nos opinions différentes découlaient de quotidiens tout aussi différents.
Même si ce sont les femmes qui occupent les professions issues de l’éducation et de la santé et qui composent la grande majorité de l’effectif syndical, ce sont les hommes qui, la plupart du temps, exposent leur avis sur ces sujets. Mes oncles et mon père, qui sont presque tous de l’entreprise privée, aiment bien argumenter et ne se gênent pas pour critiquer les syndicats. Selon eux, ces derniers ont des exigences démesurées et ne sont pas conscients des coûts de leurs demandes « excessives ». Les repas familiaux, surtout du côté paternel, sont souvent très animés et dénués d’une véritable écoute du point de vue des autres. On est du Parti libéral ou du Parti québécois, rouge ou bleu, prosyndical ou antisyndical, et chacun défend ses idées, ses couleurs ou son parti. Au terme de ces longues discussions, chacun demeure sur ses positions, rejette l’argument de l’autre et ne fait aucune concession. En y repensant, je comparerais cela aux partis politiques qui, encore aujourd’hui, partagent parfois des valeurs communes, mais ont des idées différentes et sont incapables de faire passer la cause avant le parti. Heureusement, malgré des divergences d’opinions sur ces sujets, je viens d’une famille tissée serrée où les gens s’aiment et où le lien familial prime sur le reste. Le plus souvent, lorsque le ton montait, la discussion s’arrêtait. Ma tante Diane, devenue au fil du temps une spécialiste dans le domaine, savait faire une plaisanterie pour détendre l’atmosphère. Tout le monde comprenait alors qu’il était temps de passer à un autre sujet. Encore aujourd’hui, avec mes frères, ma sœur, mes nièces et neveux, après des débats enflammés, lorsque nos opinions divergent et que chacun demeure sur ses positions, on change de sujet de discussion pour éviter le conflit. Je pense qu’il en est ainsi dans bien des familles québécoises. On s’impose une limite à ne pas franchir plutôt que de risquer des désaccords qui, de toute façon, ne feront pas évoluer les positions.
Ma mère ne faisait généralement pas partie de ces discussions animées. Une de ses sœurs était impliquée dans son syndicat et préférait, elle aussi, ne pas parler de ces sujets en famille. Malgré cela, un jour, un échange dégénère entre elle et mon père. Cette tante généralement très calme, conciliante et toujours prête à rendre service, met mon père à la porte du domicile de mes grands-parents à la suite d’une discussion tendue à propos des syndicats. Cet événement n’a heureusement pas laissé de conflit entre eux, car ils s’appréciaient énormément. Toutefois, à ce moment, elle ne pouvait accepter que mon père, qui avait une conjointe enseignante, s’oppose autant aux syndicats qui avaient bien raison de se battre pour améliorer les conditions d’exercice de leurs membres, majoritairement des femmes. À son point de vue, les personnes comme mon père et mes oncles, qui n’étaient pas au fait des réalités vécues par ces travailleuses, devaient cesser de juger négativement les luttes qu’elles menaient. Cela m’a marquée comme enfant. Si encore aujourd’hui je me bats quotidiennement pour faire connaître la dure réalité des enseignantes et des enseignants, c’est sans doute en partie à cause de cet événement. Je crois qu’on ne devrait pas porter de jugement sur ce qu’on connaît peu et qu’il faut accorder du crédit à ceux qui s’y connaissent. En fait, c’est l’essence même du syndicalisme. Des travailleuses et travailleurs s’engagent et prennent en charge la défense et l’amélioration de leurs conditions de travail. Un syndicat est d’abord et avant tout un collectif partageant des intérêts communs.
Dans les années au cours desquelles ma mère a donné naissance à ses trois premiers enfants, les congés de maternité n’existaient pas. Elle a dû quitter son emploi pendant trois ou quatre ans pour prendre soin des siens. À la naissance des deux derniers, quelques années plus tard, elle a pu bénéficier de congés sans perdre son travail. Grâce aux luttes acharnées des syndicats et d’autres mouvements sociaux, l’encadrement juridique a été modifié afin de permettre aussi aux pères de prendre un congé parental. Un de mes frères me taquine souvent en me disant que c’est selon lui la plus grave erreur du Parti libéral du Québec. Chaque fois, je suis dans l’obligation de réagir, car je sais que mon silence serait perçu comme un manque de combativité. C’est notre façon de nous dire que nous nous aimons.
Photo de famille prise en 1990. À l’avant : mon beau-frère Ghislain, ma nièce Marie-Pier et ma sœur Manon. Au centre, moi, mes frères Dominic, Pierre et Jacques, ainsi que ma mère. À l’arrière, mon père.
Même si parfois, mon père et mes frères critiquent encore les syndicats, malgré ma grande participation, ils sont eux aussi très engagés dans leur association professionnelle. Ils en sont d’ailleurs les leaders. Tout comme ma mère l’était, ils sont actifs dans leur communauté, dans leur paroisse, leur municipalité et au sein de différentes associations. Je suis issue d’une famille engagée socialement. Comme quoi la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre.
Encore enfant, j’ai eu la chance de voir comment des hommes et des femmes aux opinions différentes peuvent s’unir et lutter pour une même cause. À l’instar de plusieurs de ses concitoyennes et concitoyens, ma mère s’est battue contre la fermeture de l’école du village. Alors que certaines municipalités ont dû se résigner à la fermeture de leur dernière école, d’autres, comme Sainte-Edwidge et Martinville, ont combattu pour conserver ce bien précieux pour une communauté. Injustement accusée de livrer cette bataille pour sauver son emploi d’enseignante, ma mère répondait à ses détracteurs que, si c’était pour sauver son emploi, il aurait été beaucoup plus facile pour elle d’aller enseigner dans une classe à niveau unique à Coaticook que d’enseigner dans une classe à degrés multiples dans son village. Pour les gens de mon patelin, l’école était au cœur de la communauté. C’était un lieu de savoir et de rassemblement. Aujourd’hui, l’école existe toujours et accueille de 70 à 90 élèves du primaire. Le maintien de l’école du village a aussi profité aux organismes de loisir ainsi qu’à diverses associations et dynamise la vie communautaire. Maman a également été au cœur d’une démarche citoyenne pour faire reconnaître l’église comme faisant partie du patrimoine. D’ailleurs, quelques années après son décès, des gens de tout âge ont commencé à organiser différentes activités de financement, dont des spectacles visant à faire connaître les talents locaux, pour amasser des fonds et sauver notre église d’une mort certaine.
Si ma mère était enseignante et passionnée de l’enseignement, elle n’en était pas moins critique face au mouvement syndical. Elle trouvait inacceptables certaines façons de faire des syndicats. Lors de la grève de 1982 dont le gouvernement ne reconnaissait pas la légalité, des militants de son syndicat avaient décidé de tenir une opération d’évacuation des écoles. Ces personnes s’étaient donné le mandat de vider les écoles où des enseignantes et des enseignants étaient rentrés au travail. L’école où ma mère enseignait a été visitée à deux reprises, et il s’en est fallu de peu pour que cela tourne en esclandre. À cette époque, les syndicats agissaient beaucoup plus rudement qu’aujourd’hui. Ma mère n’a jamais oublié cette période et sans que je ne le sache, à l’époque, son opinion sur ces événements allait également influencer le type de syndicalisme que je préconise aujourd’hui, soit un syndicalisme qui favorise la défense de nos intérêts par le dialogue, la recherche de solutions concrètes, sinon par l’action collective. Ma mère était une femme de caractère. À certains égards, ses opinions étaient tranchées ; c’était blanc ou noir. Elle était un exemple de détermination, mais l’intransigeance dont elle faisait parfois preuve me laissait perplexe. C’était une femme dure, exigeante envers elle-même, mais aussi envers ses proches. J’ai toujours reconnu sa force et m’en suis inspirée. Par contre, riche de mes propres expériences, j’ai essayé d’être plus conciliante qu’elle ne l’était.
Alors que j’étais âgée de seulement 23 ans, elle a été diagnostiquée d’un cancer. Elle a dû prendre un congé de maladie pour se soigner et recevoir des traitements. Lorsque son état s’est amélioré, son médecin recommandait qu’elle retourne travailler, ce qui, selon lui, aurait des effets bénéfiques pour sa santé. Même si elle était apte au travail et qu’elle souhaitait y retourner, la commission scolaire s’est opposée à son retour pour une question d’assurances. L’employeur invoquait que la reprise de ses fonctions aurait pour effet de la rendre admissible à une nouvelle période d’invalidité dont il devrait assumer les coûts. Le syndicat a alors demandé une contre-expertise médicale et a eu gain de cause, ce qui a permis à ma mère de retourner travailler pendant plusieurs mois. Aussi longtemps qu’elle en a été capable, ma mère est venue en aide à l’enseignante qui l’a remplacée. Comme elle savait qu’il s’agissait d’une classe difficile, elle allait deux ou trois fois par semaine lui donner un coup de main en effectuant de la récupération auprès de certains élèves. J’ai toujours admiré le grand dévouement dont elle a fait preuve dans ces circonstances difficiles. J’ai toujours eu, et j’ai encore aujourd’hui, comme présidente de la FSE, la volonté d’illustrer et de faire comprendre à toute la population du Québec la passion, le dévouement et la grande humanité dont les profs font preuve. Derrière les grands débats en éducation se cache le quotidien d’enseignantes et enseignants qui ont à cœur la réussite de leurs élèves et qui y consacrent énormément d’efforts.
La maladie de ma mère et son combat pour être traitée humainement ont eu des répercussions sur moi. Ils font partie des éléments déclencheurs de mon engagement syndical. Alors que ma mère avait toujours eu des réticences face à son propre syndicat, celui-ci a été présent quand elle en a eu besoin. Elle a alors compris une chose importante : un syndicat ne défend pas uniquement les personnes qui l’apprécient et qui y militent, mais il assure la défense des droits de tous les travailleurs qu’il représente. Le syndicat est présent, notamment, pour soutenir l’être humain qui traverse une période difficile. Il ne faut jamais oublier que le mouvement syndical est non seulement un instrument puissant au service de ses membres, mais également une force de progrès social au bénéfice de l’ense...