1970 : Le destin tragique du journaliste et politicien Pierre Laporte
« Ceux qui froidement et délibérément ont exécuté M. Laporte, après l’avoir vu vivre et espérer pendant tant de jours, sont des êtres inhumains. Ils ont importé ici, dans une société qui ne le justifie absolument pas, un fanatisme glacial et des méthodes de chantage à l’assassinat qui sont celles d’une jungle sans issue. On ne peut que leur souhaiter le pire des châtiments. […] S’ils ont cru avoir une cause, ils l’ont tué en même temps que Pierre Laporte. »
Déclaration du chef du Parti québécois, René Lévesque, le 18 octobre 1970
Aller au-delà de la fin tragique d’un homme
Il faut le reconnaître d’emblée, le rôle et l’œuvre de Pierre Laporte ont été peu étudiés par les historiens. Une situation plutôt étonnante pour celui qui fut un acteur de premier plan pendant les années 1950 et 1960, d’abord comme journaliste d’enquête d’exception, puis comme artisan de la Révolution tranquille. Quelques rares mentions sur le journaliste se retrouvent éparpillées dans les ouvrages d’histoire, mais il s’agit, la plupart du temps, d’extraits de ses articles, notamment ceux portant sur le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, repris autant par les adversaires que les partisans de l’Union nationale.
Quant à l’homme politique, sa carrière se voit éclipsée par sa fin tragique considérée comme l’un des évènements marquants de la crise d’Octobre. De même, un lien présumé avec des membres du milieu interlope montréalais évoqué après sa mort – et ce, même s’il a été blanchi à la suite d’une commission d’enquête –, semble avoir irrémédiablement entaché sa réputation et jeté un vague malaise autour du personnage.
Est-ce suffisant pour expliquer l’absence de Pierre Laporte dans les livres d’histoire ? Il semble bien qu’à la base de ce qui s’apparente à une sorte d’amnésie collective se trouve un profond sentiment d’échec. Nathalie Petrowski est l’une des rares journalistes à avoir réfléchi ouvertement à la question dans un article de La Presse en octobre 2000 :
[…] nous taisons son nom comme un vilain secret de famille. C’est parce qu’il représente un épisode gênant et honteux de notre histoire, une sorte de défaite collective. Défaite des felquistes qui se sont sentis obligés de le tuer, défaite des gouvernements qui, par orgueil ou par panique, n’ont pas su lui sauver la vie, défaite du peuple qui n’a pas réussi à convaincre les gouvernements de négocier. La mort de Pierre Laporte est une tache dans notre album de famille.
C’est qu’au fond, la mort de Pierre Laporte a été interprétée selon le prisme idéologique des camps fédéralistes ou souverainistes et ainsi récupérée et instrumentalisée. Pour les fédéralistes, il apparaît comme un martyr, bien que ses penchants nationalistes le rendent suspect aux yeux de plusieurs. Pour les souverainistes, il apparaît comme un fédéraliste pur et dur qui, lors de la campagne électorale de 1970, a pourfendu le Parti québécois (PQ) et René Lévesque, comme c’est pourtant le rôle de tout adversaire politique. De plus, les felquistes responsables accidentellement ou pas de sa mort allaient être associés par le camp fédéraliste à des « terroristes et assassins marxistes », proches du PQ. Cette instrumentalisation de la mort de Laporte par le camp fédéraliste allait d’ailleurs avoir un coût politique exorbitant pour le PQ avec une diminution marquée de son membership en 1971.
Dans ce contexte, les résultats de l’enquête du journaliste du Devoir, Jean-Pierre Charbonneau, qu’elle ait ou non été concertée avec le PQ, arrivaient à point nommé pour le parti de René Lévesque. Ce dont on accusait Pierre Laporte s’avérait-il sérieux ? Pas selon le directeur du Devoir de l’époque, Claude Ryan, ce que confirmera d’ailleurs une commission d’enquête menée par trois juges par la suite. Mais ce qui est indéniable, c’est que l’histoire qui fera la une du Devoir a été récupérée et instrumentalisée par le PQ alors que Pierre Laporte n’était plus là pour défendre son intégrité… Le discréditer publiquement n’avait-il pas l’effet d’atténuer l’incidence politique de sa mort ?
Correspondant et journaliste d’enquête au Devoir
Alors qu’il étudie toujours en droit à l’Université de Montréal, Pierre Laporte entre au Devoir en mars 1944. Comme novice, il rédige essentiellement des comptes rendus sur la vie étudiante de son université avant d’être affecté pour un temps à la couverture de l’actualité politique municipale montréalaise. Une fois son diplôme en poche, le directeur du Devoir, Gérard Filion, le nomme, en 1948, au poste de correspondant parlementaire au moment où Maurice Duplessis règne en maître à Québec. Laporte occupera cette fonction du 15 janvier 1948 au 19 mai 1956. Filion l’envoie ensuite pour un temps à Ottawa, où il y exerce le rôle de correspondant parlementaire du 4 juillet 1956 au 6 juillet 1957. De retour à Québec le 13 novembre 1957, il y reste jusqu’au 30 juin 1961. Laporte effectue son travail de correspondant parlementaire comme tous les autres journalistes : il relate fidèlement et de façon détaillée tout ce qui se passe sur la colline parlementaire sous des titres variés : « À Québec », « La politique provinciale », « Lettre de Québec », « La session provinciale », « Ce qu’on dit et ne dit pas sur la colline parlementaire ».
Pierre Laporte lors de l’assermentation du cabinet Bourassa. Photographie de Jules Rochon, 1970, Fonds Ministère de la Culture et des Communications, BAnQ.
Mais ce qui le caractérise, c’est le journalisme d’enquête qu’il pratique tout au long des années 1950 à une époque où les journalistes ne s’en tenaient qu’au rôle de correspondant. Laporte va enquêter sur un grand nombre de sujets dont le barrage sur la rivière Bersimis, les mœurs électorales sous l’Union nationale ainsi que sur la corruption dans les municipalités québécoises. Son enquête menant au scandale du gaz naturel sera l’une des plus connues et ébranlera le gouvernement déjà chancelant de Maurice Duplessis.
En dehors des sessions parlementaires, qui sont très souvent de courtes durées, Laporte se lance dans des tournées estivales où il décrit les enjeux des différentes régions du Québec. Empreint du nationalisme de Groulx, il place la langue française au cœur de l’identité canadienne-française. Comme nombre de ses contemporains, il croit fermement que la défense et l’épanouissement de la langue française offrent la seule garantie qui permette d’assurer la survie culturelle des Canadiens français face au danger de l’assimilation. Une survie culturelle non seulement pour le Québec, mais également pour toutes les communautés francophones d’Amérique du Nord. Il écrit régulièrement sur l’Acadie, le Manitoba, la Colombie-Britannique et la Louisiane.
Sous le pseudonyme de Lex, il signe des articles sur des questions d’actualité autant que sur des sujets plus personnels, voire intimistes, comme sa famille et ses souvenirs d’enfance. Laporte se prononce également sur les grandes questions d’actualité dans des éditoriaux où son sens critique se fait particulièrement acerbe et parfois d’une ironie mordante envers le gouvernement Duplessis. Au Devoir, il forme ainsi, avec Gérard Filion et André Laurendeau, une équipe éditoriale redoutable.
En 1956, l’hebdomadaire Vrai, dirigé par Jacques Hébert, embauche Laporte à titre de correspondant parlementaire. C’est sous le pseudonyme de Louis Lefebvre qu’il écrit des articles qui visent régulièrement le chef de l’Union nationale avec des t...