Le roi du Québec : Le Duplessis de Robert Rumilly
L’auteur
De tous les auteurs qui ont consacré des ouvrages à Maurice Duplessis, un des plus marquants est sans aucun doute Robert Rumilly. Bien qu’il était connu du grand public à une certaine époque, son nom est aujourd’hui à peu près tombé dans l’oubli, à l’exception d’une petite rue décevante dans le quartier industriel de Québec. Cet historien passionné, politisé et polémiste à ses heures a laissé derrière lui une œuvre abondante qui attire encore aujourd’hui les spécialistes et les amateurs d’histoire. Détesté par les uns, admiré par les autres, il reste à jamais lié à l’Union nationale et à son fondateur.
Robert Rumilly dans son bureau, 1973. Photo d’Antoine Desilets. BANQ Vieux-Montréal.
Robert Rumilly vient au monde le 23 octobre 1897. Fils aîné d’une famille bourgeoise, militaire de père en fils, son père Georges Rumilly était un officier de l’armée coloniale française, diplômé de l’École polytechnique de Paris. Sa mère, Léontine de Bellavoine, fille du comte de Bellavoine, provenait d’une famille riche comptant elle aussi plusieurs officiers militaires de carrière. À la naissance de Robert, la famille Rumilly vit à Fort-de-France, en Martinique, où le père sert comme officier de l’état-major de la colonie. Appelé à servir dans un autre contexte, en 1909, Georges Rumilly déménage avec sa famille à l’autre bout du monde. Il s’installe à Hanoï dans le Tonkin, en Indochine française.
Cette vie dans les colonies marqua beaucoup le jeune Robert. Dans la rue, les gens de couleur étaient obligés de s’écarter du trottoir lorsqu’approchait un Européen. À l’école, les enfants étaient un peu coupés de ce monde ravagé par la contrebande d’opium. Pourtant, même si les conditions de vie des Rumilly avaient de quoi faire l’envie de beaucoup de gens à Hanoï, cette existence cachait aussi des côtés cruels, parfois sinistres même, auxquels nul ne pouvait échapper. En 1910, la famille Rumilly tombe gravement malade à la suite d’un empoisonnement alimentaire à « l’acide arsénieux ». Le père Rumilly, le plus durement affecté par l’empoisonnement, meurt après de longues souffrances. Cette mort mystérieuse baignée d’un sulfureux parfum d’assassinat bouleverse profondément le jeune Robert. Malgré des soupçons qui planeront longtemps sur les cuisiniers de la famille, les véritables coupables de leur empoisonnement ne seront jamais retrouvés.
De retour en France, la famille Rumilly s’installe à Paris, où le jeune Robert reçoit une éducation classique. Il étudie au lycée Buffon puis au lycée Louis-le-Grand, deux écoles très réputées pour préparer leurs élèves à des grandes carrières. On y cultive le sentiment d’appartenir à une élite, ainsi qu’une certaine vision du monde donnant toujours le beau rôle à la France. Avec une idée très haute de son histoire, de sa culture et de son pouvoir de civilisation sur les autres peuples, la France est placée au centre de toute l’humanité. Comme tous les fils de bonne famille, Robert Rumilly apprend à devenir un bon Français et un bon catholique. On lui inculque des valeurs d’honneur, de discipline, de sens du devoir et de respect de la hiérarchie. Brillant élève, il se démarque très bien de ses camarades, récolte d’excellents résultats et plusieurs décorations. Malgré la compétition très vive dans cet environnement, il réussit bien à devenir celui que tout son milieu attend de lui.
Au début du XXe siècle, les idées impérialistes sont encore très répandues en Europe. En France, le pays résonne de musique militaire et bruisse de drapeaux tricolores. De Bretagne en Provence, l’humiliation de la défaite contre la Prusse durant la guerre de 1871 reste très vive dans les mémoires des familles. Des gens comme l’oncle maternel de Robert Rumilly, un officier décoré lors de cette guerre, en portent toujours les cicatrices sur leur corps. À ce sentiment revanchard se mélange aussi une fierté nationale poussée à l’extrême. Celle-ci atteint un point culminant à l’été 1914, lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. À ce moment, Robert Rumilly n’a pas tout à fait 17 ans. Bien qu’il soit ému par les défilés des régiments, avec leurs pas cadencés, leurs uniformes et leurs airs bravaches, malgré son environnement familial, le choix de servir sous les drapeaux ne lui vient pas immédiatement. À cette époque, ce n’est pas La Marseillaise qui joue dans son cœur, mais la poésie de Lamartine. Le jeune Rumilly rêve alors de devenir écrivain. Même pour un soldat, la plume n’est-elle pas plus redoutable que l’épée ?
Attiré par la vie des idées, Rumilly s’inscrit à la Sorbonne, à la Faculté de droit. Toutefois, ses grandes ambitions sont vite rattrapées par la réalité des combats qui font rage autour de lui. La conscription instaurée en France en 1915 le force à abandonner ses études et, comme beaucoup de gens de son âge, à s’enrôler dans l’armée. En août 1916, Rumilly rejoint le 4e Régiment d’infanterie pour commencer son entraînement militaire. Il est ensuite mobilisé en Lorraine, dans le nord-est de la France, là où les Prussiens avaient jadis « germanisé la plaine », comme disait la chanson.
C’est une guerre d’un nouveau genre qui attend le futur biographe de Duplessis sur les champs de bataille. Dans un décor pilonné en permanence par des machines de combat inédites, le jeune homme fait face à une violence d’une inimaginable intensité. Partout, autour de lui, ce sont des villes et des campagnes entières, vastes territoires paisibles, qui sont dévastées par les tirs des chars d’assaut, les artilleries, les rafales des mitraillettes, les explosions des mines, des bombes et des grenades. Entre la fumée et les cadavres de maisons, des millions de soldats s’affrontent et se taillent des cachettes, se tenant sur un qui-vive constant afin de débusquer des ennemis tout aussi rusés que féroces. L’expérience de la guerre de tranchées repousse les limites du corps et de l’esprit humain. Tandis que le ciel se change en pluie ou en éclaircies, les jours se fondent imperceptiblement dans les nuits. Partout, la mort rôde. Lorsqu’elle ne cueille pas les soldats sur les champs de bataille, c’est la maladie ou la faim qui s’en charge. Dans le froid et dans la boue noire, où grouillent les rats et les bestioles, le manque de sommeil et l’épuisement des combats viennent à bout même des âmes les plus courageuses et des esprits les plus lucides.
On imagine facilement qu’une formation de seulement quelques semaines ne pouvait préparer adéquatement un jeune étudiant à affronter une expérience aussi abrutissante. Même avec une grande soif d’aventure et une éducation familiale bien ancrée dans ses traditions militaires, on peut aussi se demander dans quelle mesure un « bourgeois à lunettes » à la grande silhouette mince comme celle de Robert Rumilly pouvait se débrouiller sur un champ de bataille. Étonnamment, malgré toutes ces épreuves, il réussit une fois de plus à se démarquer des autres. D’un calme et d’une assurance hors du commun, Rumilly prend son rôle de soldat très au sérieux et accomplit ses missions avec courage et détermination. Il est convaincu de participer à une...