1 Symptômes de la bougeotte
TOUTE MALADIE SE CARACTÉRISE par ses symptômes et la bougeotte ne fait pas exception. Parfois d’apparence bénigne pour un individu qui n’y verrait qu’un penchant naturel à une certaine ouverture sur le monde, à une certaine manière de profiter de la vie moderne, la bougeotte se révèle sous un autre aspect lorsqu’elle s’applique à des masses d’individus et qu’elle s’inscrit dans la durée. Elle peut alors inverser sa destinée première et devenir une obligation régulière lourde de conséquences plutôt que de ne demeurer qu’une agréable option ponctuelle.
Une hémorragie de moyens
Au XVIIIe siècle, de grandes voies terrestres et maritimes relient déjà les grandes régions et les grandes villes, essentiellement au sein du monde occidental, mais aussi en direction de ses conquêtes. Ces grandes routes se doublent de liaisons secondaires, tandis qu’à l’échelle locale, les campagnes sont pourvues de multiples chemins vicinaux. Au XIXe siècle s’ajoutent des réseaux ferrés constituant, surtout à travers le monde qui s’industrialise, des connexions plus ou moins denses. À la faveur du percement d’isthmes, les liaisons maritimes se redistribuent autour de nouveaux goulets. Tout au long du XXe siècle, le coût des trajets motorisés, particulièrement routiers et maritimes, ne cesse de baisser, et les trajets de se raccorder entre eux, ce qui en favorise l’accès et contribue à leur déploiement. Puis, même si les réseaux ferrés s’étiolent et si les petits chemins régressent, les artères routières s’élargissent et l’ensemble cède le pas à une vaste fractale enchevêtrée de voies terrestres, complétée d’un tissage de routes maritimes, et à laquelle se superpose un maillage de couloirs aériens prenant appui sur des aéroports devenus internationaux pour un grand nombre d’entre eux.
Mettre en regard quelques chiffres à l’échelle d’une vie humaine permet de mesurer la formidable ampleur de l’expansion des modes de transport motorisés. Ainsi, passé le second conflit mondial, le réseau ferré, malgré quelques revers de fortune, cumule 1,3 million de kilomètres, la flotte des navires marchands jauge environ 60 millions de tonnes, le parc routier (hors motocycles) compte 70 millions de véhicules, et environ 2 000 avions de ligne (de moins de 40 places en moyenne) sillonnent les airs. Les croissances annuelles répétées de plusieurs points de pourcentage pendant plusieurs décennies multiplient rapidement les effectifs des parcs et les chiffres s’emballent: entre 1950 et 2020, le réseau ferré a certes stagné en longueur totale des lignes, mais le parc routier a été multiplié par 20, le tonnage maritime par 30 et la flotte aérienne par 60 au chapitre de la capacité!
Hormis à l’intérieur des cercles polaires (en oubliant les routes polaires aériennes), les territoires sont désormais sillonnés de toutes parts. De nos jours, presque aucun lieu habitable n’est véritablement épargné par cette déferlante dont l’expansion pouvait paraître autrefois infinie. Mais la Terre est ronde et les découvertes d’ouvertures territoriales se sont amenuisées au gré de l’extension des capacités à se déplacer et à échanger au-delà des mers. Les conséquences majeures des activités humaines ne peuvent plus être diluées dans l’immensité des territoires. À l’issue de la période des années folles, Paul Valéry perçoit parfaitement ce tournant planétaire: notre monde est désormais «fini» et les grandes leçons historiques deviennent potentiellement obsolètes. L’homme est devenu le citoyen mobile d’un environnement mondialisé dont le périmètre est désormais manifestement infranchissable.
Mais l’expansion n’est nullement freinée pour autant, alors même qu’à certains égards on envisage de l’étendre encore davantage. Celle des réseaux routiers promet ainsi de se poursuivre dans des proportions qui laissent penser qu’ils pourraient supplanter bientôt en surface le réseau des habitations. Le paradoxe devient intense si l’on raisonne en considérant la qualité du bâti, la moitié de la population mondiale ne disposant pas d’un aussi bon sol pour se loger que les véhicules pour circuler… Sur mer, les ports ne cessent de s’étendre, les navires toujours plus gros obligeant à aménager des zones toujours plus profondes, tandis que les aéroports se multiplient ou s’agrandissent, comme pris dans une course au gigantisme qui veut faire de chaque nouvel entrant un hub, si possible mondial.
Du point de vue financier, le déploiement de lourdes infrastructures de transport est depuis longtemps très onéreux, si l’on songe par exemple à la construction des voies romaines ou au creusement des réseaux fluviaux de canaux. Toutefois, ces dépenses ne concernaient que rarement directement les individus qui se déplaçaient, à l’exception des nomades, des commerçants ainsi que des notables entretenant une écurie. La situation a radicalement changé, particulièrement au cours du XXe siècle, et les ménages «modernes» consacrent désormais une part très significative de leur budget aux transports, souvent devenus le premier poste de dépense.
Enfin, les moyens matériels de la bougeotte ne se limitent pas aux réseaux et aux véhicules qui les utilisent, mais concernent aussi des installations trop régulièrement vacantes, car associées à des usages intermittents, que ces derniers soient limités à quelques heures par jour, à quelques jours par semaine ou à une seule saison de l’année. Les lieux de résidence, les espaces de travail, les surfaces commerciales comme les équipements de loisirs mobilisent ainsi des infrastructures ou des bâtiments aussi multiples que sous-utilisés, parfois jusqu’à ce que l’excès de choix, ou une mode passagère, ne précipite l’obsolescence de certains d’entre eux.
Des accidents de circulation
L’intrusion des moteurs dans les moyens de locomotion a démultiplié leur puissance et leur capacité, entraînant une pléthore d’accidents particulièrement dramatiques. Ainsi, des événements emblématiques ont bouleversé l’évolution des moyens de transport, avec pour conséquence qu’on s’efforcera ensuite d’en diminuer les risques.
En 1834, en Écosse, quelques années après l’introduction des premières voitures de liaison sans chevaux, survient à Glasgow l’explosion du moteur à vapeur de l’une d’entre elles, accident qui fait plusieurs décès parmi les passagers. Sous la pression des compagnies de diligences, épaulées par celles des chemins de fer naissants, des mesures sévères de limitation de la vitesse et de sécurisation sont prises par les autorités dès l’année suivante: péages prohibitifs à la traversée des communes, limitation draconienne de la vitesse des véhicules, mais surtout emploi d’au moins trois personnes par voiture, mirent un coup d’arrêt à leur développement. Ces mesures furent renforcées en 1865 et maintenues jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Le développement du chemin de fer engendre lui aussi de graves accidents, notamment lors de déraillements, de collisions frontales ou d’effondrements de ponts. L’explorateur Jules Dumont d’Urville périt ainsi dans l’incendie du train de la ligne Paris-Versailles, qui fait au moins 55 morts en mai 1842 et qui conduit le personnel de quai à ne plus verrouiller les portes des voitures de l’extérieur. La suite est jalonnée de catastrophes ayant parfois coûté la vie à des passagers par centaines, sur les grands réseaux américains, européens et asiatiques qui ne cessent de s’étendre, malgré le perfectionnement des techniques de construction et d’exploitation.
Les automobiles suscitent dès le départ les pires craintes auprès des usagers ancestraux des routes, qui voient passer sous leurs yeux, et régulièrement sur leurs animaux, des voitures de plus en plus rapides à la stabilité précaire. Les multiples accidents que ces nouvelles machines provoquent les conduisent à être qualifiées d’«écraseuses» par la presse, contraignant les conducteurs à devoir «maîtriser leur vitesse», comme en France où une limitation générale à 30 km/h est décrétée en 1899. Mais cette contrainte ne résiste pas longtemps à la pression d’une industrie dynamique qui obtient, deux années plus tard, en échange de l’installation d’une «plaque d’identité» (immatriculation visible), la tolérance de pouvoir la transgresser. Parmi les multiples accidents qu’on recense, on note la série dramatique qui survient lors de la course Paris-Madrid de 1904 et qui coûte la vie à huit personnes, dont le constructeur Marcel Renault, lors de la première (et dernière) étape joignant Bordeaux, épisode qui met fin aux courses organisées sur route ouverte.
Du côté du transport maritime, l’accident le plus marquant est probablement le naufrage en avril 1912 du Titanic, le plus gros paquebot de son époque et l’objet de gros enjeux commerciaux, qui, lors de sa traversée inaugurale de l’Atlantique, sombra après être entré en collision avec un iceberg, entraînant la mort de 1 500 personnes. Cette catastrophe conduisit à une révision à la hausse de l’équipement de tous les paquebots en canots de sauvetage ainsi qu’à l’instauration de nouvelles prescriptions d’étanchéité pour les coques des navires.
La navigation aérienne, transportant bien moins de passagers, mais d’une manière bien plus risquée, a aussi son lot de centaines de victimes annuelles. Quelques accidents marquent l’imaginaire, comme l’incendie du grand dirigeable Hindenburg lors de son atterrissage à proximité de New York en mai 1937, qui fait 35 morts et entraîne la fin de cette catégorie d’imposants aéronefs. Après le second conflit mondial s’amorce le véritable décollage de l’aviation civile, qui profite d’abord largement à des célébrités (dont la «jet-set») ou à des n...