L’UQAM se défile, prise 1 : l’aveuglement volontaire
Le lendemain du jour où j’ai reçu cette première lettre de l’avocat d’Éoliennes de l’Érable, une fois le choc passé, je retrousse mes manches et j’explique à Me Bourgoin qu’une grande partie de ces données sont confidentielles. Quoi précisément ? Ce n’est pas tout à fait clair pour moi, mais il est évident à mes yeux que je ne peux fournir les noms de mes participantes et participants ou toute autre information permettant de les identifier. Me Bourgoin me donne un peu l’impression de ne pas comprendre mes réserves.
Habituellement, un rapport d’expertise de ce genre n’est pas disponible avant un procès : il est commandé par l’une des parties et rédigé pour l’occasion. Dans ce cas, les règles de confidentialité sont claires pour tout le monde. Me Bourgoin m’explique que le code de procédure civile vient tout juste d’être modifié et qu’il comporte justement de nouvelles règles pour les rapports d’expertise. Des règles qui permettent d’éviter les situations comme celle qui s’est produite au procès du docteur Turcotte, accusé du meurtre de ses enfants, lors duquel ont défilé à la barre pas moins de quatre témoins experts. En principe, le mandat de l’expert et les données brutes de son rapport sont accessibles à toutes les parties. Dans ce cas, les données sont recueillies en amont de façon différente, puisque l’expert reçoit une commande très précise ; il ne peut pas explorer le sujet avec la même liberté que dans un projet de recherche traditionnel. Ainsi, si j’avais été mandatée à cette étape de la procédure judiciaire, j’aurais mené une tout autre recherche : mes questions auraient probablement porté uniquement sur les enjeux du litige et sur rien d’autre ; j’aurais aussi préféré des questions fermées aux questions ouvertes où la personne est invitée à s’exprimer plus librement ; mon échantillon se serait limité aux personnes incluses dans la zone du recours collectif, etc.
Mais nous ne sommes pas devant une situation habituelle, car j’ai rédigé ma thèse en 2012, dans un autre contexte, et c’est ce document qui a été déposé a posteriori comme un rapport d’expertise. Me Bourgoin ne comprend pas bien mes réticences à communiquer certaines informations.
Je me dis qu’au comité d’éthique de la recherche de mon université, on pourra m’éclairer sur ce que je dois faire. J’essaie donc d’entrer en contact avec lui. Première surprise : sa structure a complètement changé depuis la dernière fois que j’y ai fait des démarches. Désormais, une instance séparée existe pour évaluer les projets étudiants : le Comité d’éthique de la recherche pour les projets étudiants impliquant des êtres humains (CERPE). Non seulement ça, mais il y a quatre CERPE, selon le domaine de recherche ! Le mien (enfin, celui des étudiantes et étudiants de la Faculté de communication où j’ai fait mon doctorat), c’est le deuxième. J’appelle. Je parle à une jeune femme, fort gentille au demeurant même si elle rit quand je lui parle de ma situation ; elle me promet de se renseigner et de me revenir.
Le lundi 2 novembre, la jeune femme me revient en effet, avec un message du Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec des êtres humains (CIEREH). C’est le seul contact (par personne interposée) que j’aurai avec ce Comité durant ce processus. Sa réponse est claire : ne donnez rien à qui que ce soit avant d’avoir parlé au Service des affaires juridiques de l’UQAM. Autrement dit, demandez aux avocats de l’UQAM, nous, on ne peut rien pour vous. D’accord. Cela m’inquiète un peu, mais je suis rassurée que d’autres perçoivent mes craintes et les jugent suffisamment fondées pour que je contacte le service juridique de l’université. Là, on pourra sûrement m’aider.
Le 5 novembre, j’arrive à parler à une dame du Service des affaires juridiques, qui m’informe d’entrée de jeu que notre conversation ne constitue pas un conseil juridique, une habitude, je le comprendrai dans les mois qui suivent, que les avocates et avocats ont vraisemblablement apprise à l’école… La principale préoccupation de cette personne est de savoir comment je me suis retrouvée là : ai-je reçu une citation à comparaître ? Comment cet avocat Bienjonetti connaît-il l’existence de mes données ? Quand elle comprend que j’ai accepté de témoigner comme experte, les choses semblent soudainement devenues plus simples à ses yeux : m’est-il possible de retirer mon témoignage ? Euh… mais pourquoi ? J’ai l’impression que les solutions qu’on me propose sont pour le moins radicales : avant de me rendre là, avant de laisser les citoyennes et les citoyens en rade, n’y aurait-il pas moyen d’expliquer à quelqu’un quelque part que je ne peux pas communiquer ces données pour des raisons éthiques ?
Les autres choses que j’apprends ce jour-là de la bouche de cette dame de l’UQAM, c’est que mes données ne sont pas protégées en cas de litige, que l’UQAM n’est pas tenue de m’aider puisque cette recherche n’a pas été menée dans le cadre d’un contrat formel impliquant l’UQAM et que je dois me trouver un avocat. Un avocat ? Mais je n’en ai pas les moyens, madame. C’est malheureux, mais ce n’est pas le problème de l’UQAM… Formidable.
J’ai parlé quelques minutes à peine avec elle. J’ai senti du début à la fin de la conversation qu’elle essayait de se débarrasser de moi ou, plus précisément, de débarrasser l’UQAM de moi. Pourtant, c’est de cette conversation, insatisfaisante à tous égards en ce qui me concerne, que l’établissement se servira un an plus tard lorsqu’il prétendra avoir fait ses devoirs, c’est-à-dire m’avoir conseillée juridiquement.
Ce jour-là, je prends la peine de vérifier que j’ai bel et bien raccroché le téléphone avant de pousser un grognement, suivi de quelques invectives à l’intention du Service des affaires juridiques de l’UQAM, seule dans mon bureau de pauvresse à la maison.
Me trouver un avocat ? Pff. Est drôle, elle…
Une histoire de précarité
À l’époque, comme je l’ai dit, je rentre d’un séjour postdoctoral en Allemagne et je n’ai pas d’emploi. J’en cherche un, mais je traverse le dur passage à vide que vivent la très grande majorité des jeunes chercheuses et chercheurs avec un doctorat : la précarité du travail de contrat en contrat ou les petits boulots pour lesquels nous sommes surqualifiés. Je n’ai ni un ni l’autre et j’ai en plus le handicap d’avoir été hors du circuit pendant plus de trois ans parce que j’étais à l’étranger.
Malgré mon titre de professeure associée à l’UQAM, je n’enseigne pas. J’ai bien tenté d’obtenir une ou deux charges de cours à mon retour, mais ayant été « inactive » trop longtemps dans le système uqamien, j’ai perdu mon statut de chargée de cours et mes équivalences de qualification d’enseignant (EQE) qui attestent que j’ai les compétences nécessaires. Sans statut actif, je ne peux pas postuler une charge de cours. Pire encore, je ne peux même pas « réactiver » mes EQE puisque je ne suis pas chargée de cours. La poule et l’œuf.
Pendant mon séjour à l’étranger, j’ai quand même supervisé un étudiant à la maîtrise en sciences de l’environnement à l’UQAM, est-ce que ça ne devrait pas compter ? Non, ce n’est pas le même système. Soupir. Toutes les personnes chargées de cours vous le diront, ces dernières années d’austérité dans le budget des universités ont eu raison, entre autres, de nombreuses charges destinées à ces gens essentiels dans une université mais au statut plus que précaire. À bout de patience, plusieurs personnes chargées de cours ont dit ciao à l’enseignement universitaire, autre dommage collatéral de la « rigueur budgétaire »…
De son côté, mon chum vient d’entamer son cinquième stage postdoctoral, à la TELUQ celui-là. Grâce à un programme appelé MITACS, il est payé des pinottes pour faire de la recherche de pointe en partenariat avec l’industrie forestière, qui n’investit pratiquement rien pour obtenir un employé-chercheur hautement qualifié.
Mon chum et moi nous sommes rencontrés pendant nos études de maîtrise et, à 35 ans, nous avons toujours vécu comme des étudiants : pratiquement rien de neuf dans notre petit appartement, que des morceaux ramassés à gauche et à droite chez des parents et au bord du chemin, un vieux bazou donné par mes beaux-parents, ma garde-robe est composée d’une majorité de vêtements donnés… On ne manque de rien, mais non, nous n’avons pas les moyens de payer un avocat. Est-ce si étonnant ?
Quand l’UQAM me dit « vous devriez vous trouver un avocat », à mes oreilles, cela sonne comme le conseil d’investir dans un REER. Fort bien, j’y penserai quand j’aurai de l’argent. En attendant, quand on gagne environ 35 000 dollars par année – à deux –, un avocat, ça entre dans la catégorie des dépenses inutiles, comme une bûche de Noël, un brushing chez la coiffeuse ou un chalet. Merci pour vos bons conseils, mais je vais m’arranger. Ou pas.
Le petit plus du témoin expert
Il y a deux sortes de témoins, devant le tribunal : le témoin idoine ou ordinaire, qui témoigne sur les faits, et le témoin expert. C’est comme les conjoints de fait et les conjoints mariés : c’est la même chose, mais les seconds ont des petits avantages de plus. Le témoin ordinaire témoigne de ce qu’il a vu ou entendu directement. Il ne peut rapporter les ouï-dire ou les rumeurs, non plus que donner son opinion. Le témoin expert, lui, peut. Ah bon ? que je me suis dit en recevant l’information avec un sourcil relevé ; mais quel est l’intérêt ?
Je me rappelle que les requérants et leur avocat m’avaient présenté ce détail comme un avantage : en tant qu’experte, je pourrais donner mon opinion au juge. Oui, OK, mais je pense n’avoir aucune opinion à donner au juge… Puis, je comprends que lorsqu’ils parlaient de mon opinion, en réalité ils parlaient de ma thèse ! Et je trouve ce décalage extrêmement parlant : j’ai quand même mis au total six ans à la pondre cette « opinion » de 261 pages ! Je suis peut-être vieux jeu, mais j’aimerais qu’on lui trouve un autre nom que celui qu’on donne aux éructations qu’on produit en dix secondes sur Facebook…
Ainsi, devant le tribunal, donner son opinion est un privilège réservé au témoin expert, et personne ne peut forcer quelqu’un d’autre à donner son opinion devant un juge. Il est nécessaire de consentir à être témoin expert. Donc, oui, à un moment donné, j’ai accepté ce qui m’arrive, mais ce faisant, non, je n’ai pas donné carte blanche aux avocats ni congé à mon éthique.
L’image que j’aime bien utiliser pour décrire comment je me sens à l’époque m’est venue pendant le procès pour agression sexuelle de l’animateur-vedette de la CBC Jian Ghomeshi : en acceptant d’être témoin expert, j’ai peut-être accepté de faire du sexe kinky avec ma thèse, mais je n’ai jamais consenti à ce qu’on m’étrangle avec mes données. Consentir au jeu ne signifie pas consentir à l’abus sous prétexte que ça ferait partie du jeu.
Cours accéléré d’éthique de la recherche : la confidentialité
L’éthique de la recherche, ça n’a pas été inventé pour embêter les chercheuses et les chercheurs, mais pour protéger le public des abus, parce qu’abus il y eut, et pas seulement par les docteurs nazis.
Au Canada, la bible de l’éthique, c’est l’EPTC 2 (pour Énoncé de politique des trois conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains). Adopté en 1998, l’EPTC a été revu en profondeur en 2014, d’où son petit 2, puisqu’il s’agit dans les faits de sa version 2.0. Les trois conseils en question sont : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Le Québec n’a pas réinventé la roue, et même pour obtenir des fonds des organismes subventionnaires du Québec, on se réfère à l’EPTC 2.
Le grand patron de la question, c’est le GER (pour Groupe consultatif interagences en éthique de la recherche), créé en 2001. C’est lui qui rédige les « Interprétations » publiques de l’EPTC 2 qui viennent clarifier l’application des règles éthiques.
Que dit l’EPTC 2 au sujet de la confidentialité ?
Le devoir éthique de confidentialité renvoie à l’obligation qu’ont les personnes ou les organismes de protéger l’information qui leur est confiée. Ce devoir comporte l’obligation de protéger l’information contre l’accès, l’utilisation, la divulgation et la modification non autorisés d’une part, et contre la perte et le vol, d’autre part. Il est essentiel de s’acquitter de ce devoir éthique de confidentialité pour maintenir tant le lien de confiance entre le chercheur et le participant que l’intégrité du projet de recherche. […]
Article 5.1
Les chercheurs doivent protéger les renseignements qui leur sont confiés et éviter de les utiliser ou de les divulguer à tort. Les établissements doivent aider les chercheurs à tenir leurs engagements de confidentialité.
Pourquoi est-ce important ? Parce que tout manquement à cette règle peut nuire aux personnes participant à la recherche, mais également à d’autres personnes ou d’autres groupes qui n’ont pas participé à la recherche. (Imaginez, par exemple, qu’on se serve du refus d’une personne de participer à une recherche pour nier son intérêt à l’égard d’un sujet particulier.) D’une manière générale, on présume aussi qu’un manquement nuirait à la relation entre la chercheuse et le participant, tout comme elle nuirait à la réputation du milieu de la recherche.
En effet, le risque n’est pas anodin. Si cette relation de confiance est brisée, il pourrait devenir très difficile pour les scientifiques de recruter des gens afin d’obtenir les données dont ils ont besoin, surtout si les sujets sont controversés ou que les personnes visées sont en situation de vulnérabilité. De la même manière, les gens qui participent à la recherche pourraient ne pas se sentir libres de partager leurs pensées de façon franche. Pire encore, les chercheuses et chercheurs pourraient se retrouver avec des échantillons biaisés, non représentatifs, et des résultats faussés, car ne participeraient alors que les gens qui ont un intérêt à le faire, à produire un certain résultat de recherche.
C’est le même enjeu pour les journalistes et leurs sources : si les gens perdent confiance en la capacité des journalistes à protéger leurs sources, moins de gens iront livrer des informations aux médias et tout le monde y perdra, sauf ceux et celles qui ont des choses à cacher. Ou certaines informations à faire mousser.
Quel rôle doivent jouer les établissements de recherche par rapport à la confidentialité des données de recherche ? Contrairement à ce que l’UQAM a pu croire, ce qu’elle doit faire est plutôt clair. Selon le résumé de l’Interprétation de l’EPTC 2 :
L’article 5.1 indique que : « Les établissements doivent aider les chercheurs à tenir leurs engagements de confidentialité. » En cas d’opposition entre les obligations éthiques et les obligations légales des chercheurs, les établissements doivent fournir une aide financière et d’autres formes d’appui permettant aux chercheurs d’obtenir des conseils juridiques indépendants, ou veiller à ce qu’un tel appui soit fourni. Les établissements devraient adopter une politique qui explique comment ils fourniront cette aide.
Mais, dis-moi, GER, pourquoi les universités devraient-elles fournir des conseils juridiques indépendants ?
Lorsque des chercheurs se trouvent face à une situation où leurs obligations éthiques et leurs obligations légales ne peuvent pas être conciliées, les conseils juridiques indépendants visent à les renseigner sur les conséquences auxquelles ils s’exposeraient en choisissant de respecter les principes de l’éthique (c.-à-d., sur leur devoir éthique de protéger la confidentialité et d’éviter de divulguer des renseignements des participants à des tiers) plutôt que sur les obligations légales. De tels conseils ne devraient pas être fondés sur les conséquences éventuelles pour leurs employeurs o...