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Pour la nation : le mari et le père idéal
Durant la première moitié du XXe siècle, le Québec est en profonde mutation. La société, l’économie, les idéologies, la culture, les modes de vie, aucun champ n’échappe au puissant vent de changement. L’implantation d’un capitalisme industriel durant les dernières décennies du XIXe siècle avait provoqué une concentration accrue des populations dans les villes et fait apparaître une nouvelle classe ouvrière. Alors qu’en 1901 les habitants des villes constituent 36 % de la population totale, cette proportion atteint déjà 63 % en 1931. La croissance de l’agglomération de Montréal participe grandement à cette urbanisation : sa population double en une quinzaine d’années, entre 1896 et 19111. Malgré la position dominante de Montréal, d’autres centres urbains dans la province connaissent une expansion marquée.
Les effets de l’urbanisation se sont fait sentir à peu près dans tous les domaines. La culture – marquée par une plus grande hétérogénéité ethnique et l’influence des États-Unis – et les rapports de genre en sont passablement affectés. Le principe des sphères séparées, le public étant l’espace des hommes et le privé celui des femmes, basé sur la différence naturelle qui existerait entre les sexes, imprègne davantage les idées avec la division grandissante des univers professionnels et familiaux. Cette distinction orientera les rapports des pères avec leurs jeunes enfants, les soins qu’ils leur accordent de même que leur rôle au moment de la grossesse et de l’accouchement. Les couples subiront maintes pressions pour perpétuer ce modèle.
La première moitié du XXe siècle est marquée par une baisse de la fécondité où l’on assiste à la disparition graduelle des grandes familles. Le nombre moyen d’enfants par femme passe de 5 à 3. Ce processus, présent dans les autres sociétés industrialisées, est étroitement lié au passage d’une économie familiale à une économie de marché qui remet en question l’utilité économique des enfants2. Passé le baby-boom de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’expansion de la contraception, la dénatalité chez les francophones, la montée des divorces et celle, qui progresse lentement mais sûrement, de l’union libre, feront craindre le pire parmi les élites nationalistes et les autorités sanitaires, et ce, pratiquement jusqu’aux années 1980.
Dans ce chapitre, nous verrons les motivations et la manière dont se sont pris certains acteurs sociaux influents pour élaborer et diffuser un modèle paternel idéal dans le contexte périnatal. Nous verrons aussi quels en sont les contours. Malgré les injonctions adressées aux parents et les interventions destinées à normaliser leurs comportements, malgré le poids des normes sociales et des habitudes acquises au fil du temps, bien des pères ont agi à leur manière selon les circonstances ; nous verrons que leurs attitudes et comportements ne sont pas aussi uniformes qu’on les décrit encore. Cette hétérogénéité mérite d’être soulignée, car elle porte le germe des transformations qui suivront bientôt dans les rapports qu’hommes et femmes entretiennent avec la naissance.
L’âge d’or de la famille nucléaire
La progression de l’urbanisation et de la prolétarisation au début du XXe siècle avait favorisé le renforcement de la division sexuelle du travail et des rôles sociaux, en valorisant le rôle maternel et domestique des femmes et le rôle de pourvoyeur économique des hommes dans le cadre du mariage. Ces rôles transcendent les distinctions ethniques et de classe. Les institutions politiques et juridiques ont soutenu ce clivage en conférant aux femmes un statut inférieur qui les rend dépendantes des hommes. Dans la société patriarcale, être un homme est synonyme de pouvoir et d’autorité ; dans son royaume, l’homme est le chef incontesté de la famille. Être un « bon pourvoyeur », se comporter comme un homme responsable, cela veut dire répondre adéquatement aux besoins matériels de sa famille. Ces qualités ne font pas que structurer l’existence des pères, elles constituent des critères de masculinité et de respectabilité institués en normes sociales.
Après la Seconde Guerre mondiale, la fonction économique des hommes s’intensifie avec l’adoption d’un style de vie axé plus intensément sur la consommation. La fonction domestique des femmes s’amplifie aussi. Être une bonne épouse consiste à assumer sa mission de « reine du foyer », selon l’expression consacrée, c’est-à-dire exercer avec dévouement les rôles de ménagère, de protectrice et d’éducatrice des enfants. Les hommes partagent rarement les tâches dites féminines, même si à l’inverse beaucoup de femmes ont un emploi rémunéré pour combler un manque à gagner ou collaborent à l’entreprise familiale (notamment dans les domaines agricole et commercial)3. Dans la société canadienne-française, les élites sociales, politiques et religieuses, s’entendent sur la nécessité de soutenir ce modèle qui permet de maintenir la stabilité sociale et l’ordre soi-disant naturel établissant les rapports entre les sexes. Il oriente les rapports des pères avec leurs jeunes enfants, les soins qu’ils leur accordent ainsi que leur rôle au moment de la grossesse et de l’accouchement. Les couples subissent maintes pressions pour perpétuer cette vision. Malgré tout, des valeurs émergentes sont adoptées par un nombre grandissant d’individus et contribuent à changer graduellement la conception de la vie de couple et le rapport aux enfants.
Les nouveaux rapports conjugaux
Durant l’entre-deux-guerres, de nouvelles relations de couple sont en passe de donner un tout autre sens à la famille. L’ancien mariage contracté dans un but utilitaire est en voie de disparaître. De plus en plus, chez les jeunes générations, à l’heure de former un couple, pèsent dans la balance des critères d’ordre affectif et psychologique tels que l’amour, l’affinité de caractère et la confluence des vues4. Cette vision, qui reléguera bientôt la famille-communauté à un passé révolu pour placer à l’avant-scène le couple avec ses aspirations particulières, annonce un modèle culturel inédit, celui de la famille nucléaire.
Ce passage dérive d’un vaste courant idéologique où un nouvel archétype, celui du companionate marriage, axé sur l’expression de la personnalité, le partage des sentiments et le partenariat, et une relative égalité dans les décisions liées à la famille, correspond à la sensibilité d’un nombre grandissant de jeunes qui aspirent au mariage. Au milieu du XXe siècle, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, cette idée du mariage, qui porte celle du foyer familial havre de paix et de sécurité, était considérée comme la voie royale vers une vie de famille enrichissante et heureuse5.
Au sein de cette relation, la sexualité n’est plus liée au rapport de domination de l’homme sur la femme ni soumise aux « finalités créatrices » comme l’exigent les dogmes catholiques défendus par les milieux clérical et nationaliste aux visées natalistes. Diane Gervais exprime bien cette idée quand elle écrit que « les représentations catholiques de l’amour, du mariage et de la sexualité forment une sorte de substrat culturel » chez les Québécois francophones de l’époque6. Dès les années 1920, les couples montrent une réelle préoccupation pour la limitation des naissances, et les comportements visant à limiter la taille des familles se généralisent7. La découverte au cours de cette décennie de la méthode contraceptive Ogino-Knauss basée sur la connaissance du cycle de fécondité féminin et la continence périodique, seule pratique anticonceptionnelle tolérée par l’Église catholique8, favorise l’expression d’une nouvelle sexualité où le désir et la communication charnelle entrent en jeu. Le succès de cette méthode exigeait de la part de l’homme et de la femme une intimité et des qualités de communication telles qu’une plus grande proximité devait en émerger9. Comme Gervais l’a souligné, les méthodes rythmiques (Ogino-Knauss, thermomètre) auraient opéré une « petite révolution dans la division traditionnelle des rôles sexuels » jusque-là dominée par l’homme, même si tous les couples n’ont pas été également transformés par les nouveaux messages relatifs à la sexualité10.
Protéger le nouveau modèle familial et valoriser le rôle paternel
Un courant progressiste au sein du catholicisme est venu soutenir ces nouvelles idées11. Dès la fin de la décennie 1930, des associations mises sur pied à l’instigation du mouvement d’action sociale catholique promeuvent la nouvelle mystique du mariage et préparent les jeunes couples à fonder une famille de type nucléaire, la seule jugée favorable à l’intimité conjugale. Depuis les années 1920, « restaurer » et protéger la famille est une intention lancinante chez les élites canadiennes-françaises : les piliers de la société canadienne-française que sont la ruralité, la foi catholique et la famille sont mis en péril par les transformations liées à l’urbanisation et à l’industrialisation, notamment les problèmes engendrés par l’ignorance, la pauvreté et la promiscuité, comme les maladies infectieuses, la mortalité infantile et l’alcoolisme. À leurs yeux, le féminisme, le communisme et la culture anglo-américaine (trop permissive à l’égard des divorces), qui trouvent dans les villes un terrain fertile à leur diffusion, constituent de réelles menaces pour la société canadienne-française12. L’intensité des changements sociaux, culturels et idéologiques en cours provoquent chez ces élites tant d’inquiétude qu’elles s’entendent sur la nécessité d’agir pour sauvegarder la nation.
C’est dans ce contexte que la famille devient le théâtre d’une large mobilisation destinée à la protéger et à la valoriser. Ses réformateurs œuvrent surtout au sein du mouvement familial. À partir de 1937, divers groupes plus ou moins associés à l’action sociale catholique, tels que le Service de préparation au mariage et l’École des parents, offrent leurs conseils et services en matière de spiritualité conjugale, d’éducation familiale, de régulation des naissances et de préparation au mariage. Ces associations auront une influence majeure dans la société13.
La valorisation du rôle paternel constitue une pièce centrale de leur vaste projet de réforme14. Par le biais de journaux et de magazines éducatifs, les animateurs du mouvement familial diffusent leur modèle du père idéal. Selon eux, le père parfait est davantage qu’un pourvoyeur. Il doit partager avec son épouse la responsabilité de l’éducation des enfants en étant davantage présent à la maison. Sa connaissance du monde extérieur et sa rationalité typiquement masculine sont des caractéristiques utiles, croit-on, pour initier les enfants à la vie en société. Les réformistes s’attendent en particulier à ce que le père compense l’omniprésence maternelle auprès des jeunes garçons, ce qui devrait aider à prévenir l’homosexualité, la délinquance et l’alcoolisme15. Loin s’en faut cependant pour que cet engagement inclue des comportements en opposition avec les critères de masculinité du temps. Ainsi, le modèle promu par les leaders du mouvement familial n’implique pas une valorisation de la participation des pères aux tâches domestiques et encore bien moins leur participation à l’accouchement. De plus, leur contribution aux soins des jeunes enfants est bien vue dans la mesure où elle se limite à des circonstances particulières et exceptionnelles16. Comme le soulignait le psychologue Claude Mailliot dans une brochure de l’École des parents, les travaux domestiques et le soin des bébés ne sont « pas l’affaire des hommes »17.
Façonner de bons maris et de bons pères : un projet sociosanitaire
Certes influent, en raison de l’ampleur de ses moyens d’action et de son rayonnement, le mouvement familial n’est toutefois pas le seul à avoir les pères dans sa mire au milieu du XXe siècle. Moins connus, et pourtant bien tangibles sont les efforts consentis par la santé publique pour les encadrer. Depuis une trentaine d’années, la recherche en histoire s’est concentrée sur l’action ...