RĂ©concilier «lâirrĂ©conciliable»
Les jugements que jâai prĂ©sentĂ©s montrent que les femmes formulent des requĂȘtes diffĂ©rentes, quâelles ne luttent pas pour une Ă©mancipation identique, mais bien pour leur libertĂ© individuelle. Pour une libertĂ© qui soit Ă lâimage de leurs valeurs, de leurs croyances, de leur propre conception de lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes. Elles revendiquent lâĂ©galitĂ©, mais aussi le droit de parler pour elles-mĂȘmes. Elles ne prĂ©tendent pas que leur point de vue rejoint celui de toutes les femmes. Pour certaines, il sâagit de revendiquer le droit au divorce religieux, pour dâautres, de tĂ©moigner Ă visage couvert. Ces femmes ont en commun de parler au «je», de parler de leur rĂ©cit, de faits uniques Ă leur parcours. Ă ce sujet, les Ă©crits de Chandra Talpade Mohanty, autrice de Feminism Without Borders: Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, mâinterpellent dans la mesure oĂč ils parlent des luttes pour lâĂ©galitĂ© des sexes Ă travers la pluralitĂ© des rĂ©alitĂ©s.
Discuter des «femmes» au lieu des «Femmes» permet de saisir cette multiplicitĂ©. Le groupe «femmes» reconnaĂźt la pluralitĂ© des rĂ©alitĂ©s de la vie de celles qui subissent les effets diffĂ©renciĂ©s du patriarcat, alors que le groupe «Femmes» suppose un vĂ©cu homogĂšne. La dĂ©signation «femmes» ne prĂ©tend pas Ă une lutte fĂ©ministe commune, universelle et singuliĂšre. Elle reconnaĂźt lâancrage culturel, social, politique, Ă©conomique, religieux et historique des rĂ©cits.
Cette perspective, portĂ©e par le fĂ©minisme postcolonial, permet de se dĂ©faire dâun fĂ©minisme blanc universaliste, dâun fĂ©minisme qui a tendance Ă trancher de maniĂšre catĂ©gorique et nĂ©faste pour lâĂ©mancipation des femmes religieuses. Le fĂ©minisme postcolonial vise au contraire Ă permettre aux femmes de se rĂ©approprier les termes de leurs propres luttes contre le patriarcat. Il cherche Ă redonner la parole aux femmes qui ont Ă©tĂ© aliĂ©nĂ©es par les discours fĂ©ministes majoritaires, Ă exposer et Ă donner une tribune, un espace de narration, aux femmes qui ont jusquâici Ă©tĂ© des objets dâĂ©tudes. En cela, le fĂ©minisme postcolonial reconnaĂźt le caractĂšre multiple, complexe et parfois contradictoire des rĂ©cits des femmes et celui de leurs luttes pour lâĂ©mancipation.
Ce cadre permet de lĂ©gitimer et rendre visible le discours des femmes religieuses et pratiquantes qui revendiquent leur droit Ă la libertĂ© de religion, simultanĂ©ment avec leur droit Ă lâĂ©galitĂ©. Pour cela, il faut apprendre Ă rendre justice aux diffĂ©rents regards, vĂ©cus et positionnements des femmes. Les reconnaĂźtre comme des voix lĂ©gitimes qui tiennent Ă changer, Ă rĂ©former et Ă critiquer les espaces qui leur sont attribuĂ©s au sein de la religion. ReconnaĂźtre leur rĂ©cit, leur capacitĂ© de choisir, leur agentivitĂ©, notamment derriĂšre le port du voile ou tout autre symbole religieux.
Pour MichĂšle Vatz Laaroussi, docteure en psychologie interculturelle et professeure titulaire Ă lâĂcole de travail social de lâUniversitĂ© de Sherbrooke, il existe chez les femmes occidentales une croyance implicite selon laquelle les femmes racialisĂ©es, migrantes, ont les mĂȘmes besoins dâĂ©mancipation que les leurs.
Les femmes occidentales des sociĂ©tĂ©s dites dĂ©mocratiques et Ă©voluĂ©es auraient, par leurs luttes et au travers du mouvement fĂ©ministe, atteint une indĂ©pendance et une Ă©mancipation non encore acquises par les femmes dâautres contextes socio-politiques. [âŠ] De ce fait, la tendance serait dâamener les femmes dâautres cultures Ă suivre les mĂȘmes voies que les femmes des pays riches occidentaux pour acquĂ©rir leur Ă©mancipation.
Pour la journaliste Francine Pelletier, il sâagit de lâopposition fĂ©ministes c. fĂ©ministes. Les premiĂšres revendiquent un blueprint Ă©mancipateur pour toutes femmes, alors que les secondes demandent Ă personnaliser leur lutte contre le patriarcat. Pour la juriste Pascale Fournier, le fĂ©minisme colonialiste des premiĂšres se traduit par une structure de gouvernance qui rĂ©unit des fĂ©ministes blanches, des nĂ©oconservateurs et des laĂŻcistes cherchant Ă sâopposer au «barbarisme» des secondes. Câest un fĂ©minisme universel qui juge les expĂ©riences des femmes en fonction des valeurs et des objectifs qui lui sont propres. Pour Lyne DeschĂątelets, cette opposition, en plus dâessentialiser les «opprimĂ©es» en fonction de leur sexe, fait abstraction de toute autre forme de discrimination fondĂ©e sur la race, lâappartenance sociale, religieuse, notamment.
On doute gĂ©nĂ©ralement de lâapport rĂ©el des femmes, et des fĂ©ministes non blanches, au sein des religions. On suppose que leur action a peu dâincidence sur les institutions et les structures religieuses patriarcales. Or, cette lecture rĂ©ductrice de lâimplication des femmes au sein de la religion est une lecture patriarcale et paternaliste. La thĂ©ologienne fĂ©ministe juive Judith Plaskow souligne que le soupçon de nombreux intellectuels dans notre sociĂ©tĂ© laĂŻque selon lequel quiconque sâintĂ©resse Ă la religion est rĂ©actionnaire a servi Ă marginaliser et Ă dĂ©lĂ©gitimer le travail des fĂ©ministes au sein des religions. La confiance accordĂ©e aux fĂ©ministes qui travaillent des espaces, des Ă©crits, des institutions, des traditions historiquement patriarcales, autres que religieuses, ne sâĂ©tend pas aux femmes religieuses. Câest prĂ©cisĂ©ment notre rapport Ă lâagentivitĂ© de la femme quâil est important de dĂ©construire. Dans cet esprit, je propose trois avenues de rĂ©conciliation, tirĂ©es de lâexpĂ©rience portĂ©e par les femmes religieuses et pratiquantes.
Des rĂ©cits dâempowerment
Lâaffaire R. v. N.S., dont il a Ă©tĂ© question au chapitre prĂ©cĂ©dent, illustre bien lâimportance que cet enjeu peut revĂȘtir pour une femme religieuse. En effet, cette affaire illustre moins un conflit entre la libertĂ© de religion et le droit Ă un procĂšs Ă©quitable que le droit dâune femme Ă tĂ©moigner dâun traumatisme dans des conditions qui facilitent sa prise de parole et qui renforcent sa confiance. Ătant donnĂ© les difficultĂ©s quâimplique la dĂ©nonciation dâune agression sexuelle, une femme devrait avoir accĂšs Ă un espace alternatif, dans lequel dĂ©noncer et tĂ©moigner contre son agresseur sans ĂȘtre contrainte par lâensemble des rĂšgles propres au processus judiciaire normatif, et ce, quâelle soit religieuse ou non.
La religion peut manifestement constituer une composante positive dans la vie dâune femme, notamment en facilitant lâexpression de ses droits civiques. Elle peut ĂȘtre synonyme de bien-ĂȘtre, de confiance et dâautonomie individuelle. Selon une Ă©tude menĂ©e par Saba Rasheed Ali et collaboratrices Ă propos des femmes chrĂ©tiennes et musulmanes, omettre de considĂ©rer les aspects positifs que la religion peut avoir dans la vie des femmes revient Ă nier leur empowerment, leur pouvoir intĂ©rieur, leur conscience critique, leur confiance.
Plusieurs victimes dâactes sexuels ne sentent pas que le systĂšme de justice pĂ©nal leur offre lâespace dont elles ont besoin pour dĂ©noncer. Pour N.S., le niqab lui permettait de dĂ©noncer la violence quâelle avait vĂ©cue â une des pires formes de violence commises envers les femmes. N.S. a mentionnĂ© Ă la Cour suprĂȘme que le fait de porter son niqab lui permettait en effet de trouver la confiance nĂ©cessaire pour tĂ©moigner et rendait plus confortable sa prĂ©sence Ă la Cour. Sans lui, lâidĂ©e de dĂ©noncer ses agresseurs Ă©tait trop «vulnĂ©rabilisante». Si la Cour suprĂȘme avait vu les choses ainsi, cela aurait peut-ĂȘtre menĂ© Ă un rĂ©sultat diffĂ©rent quant au jugement de la majoritĂ©. Ă la place, N.S. a dĂ©cidĂ© dâabandonner sa poursuite, et ses agresseurs sont restĂ©s Ă lâabri de toute poursuite judiciaire au criminel.
Le Ontario Womenâs Justice Network a Ă©mis ...