TOI
Nous sommes au bord du gouffre. À tout moment, les sinistres portes de l’école vont s’ouvrir devant moi, mon père et les dizaines d’autres enfants accompagnés de leurs parents. Je regarde autour de moi et je ne reconnais personne. Je regrette de ne pas avoir voulu me taper le trajet jusqu’à l’école secondaire où mes camarades du primaire ont décidé d’aller, et d’avoir plutôt choisi cette nouvelle école qui se trouve dans mon quartier.
Même parmi la confusion des corps turbulents, mon père déniche immédiatement un autre parent sud-asiatique. En l’espace de quelques secondes, ta mère et lui se parlent comme de vieilles connaissances, se posant des questions sur leur travail et leur lieu de naissance respectifs, faisant preuve d’une indiscrétion mutuelle — un signe de cordialité sud-asiatique. La conséquence de leur bref échange est inévitable. Iels décident que toi et moi, nous serons amis. Iels nous présentent, et je m’attends à ce qu’iels nous disent «Parfait, allez jouer maintenant!» comme si nous étions chez l’un d’entre nous, mais, étonnamment, iels se retiennent.
Nous nous examinons, toi et moi. Ta peau est plus foncée que la plupart des enfants bruns que je connais, mais elle ressemble à celle de mon frère. Je me demande si tu as le même accent que ta mère, un accent que je ne reconnais pas. Mon père m’apprendra plus tard que ta famille vient de Trinidad.
Tu prends mon emploi du temps, froisses le papier, et après l’avoir examiné pendant un moment, tu me le remets, contrarié. Il se trouve qu’on est dans la même classe. «C’est génial», intervient ta mère, penchée sur nous. Elle et mon père s’échangent des sourires com-plices; notre mariage d’amitié est arrangé avec succès.
Quand nous arrivons finalement dans notre salle de classe après les pénibles discours de bienvenue, tu attends que je m’assoie avant de choisir ta place — à l’autre bout de la pièce. Cette décision préfigure la fin de l’heureuse camaraderie ethnique que nos parents auraient souhaité voir s’épanouir entre nous. Notre divorce d’amitié sera par la suite officialisé quand tu te joindras aux dizaines de garçons blancs qui me traiteront de pédé pour le reste de nos trois années ensemble à l’école.
Je pense souvent à toi, non pas avec colère ou amertume, mais plutôt avec de la sympathie — parfois même de l’envie. D’une façon ou d’une autre, tu avais appris ce que tu devais faire pour t’en sortir dans une école principalement blanche: passer inaperçu. Quant à moi, laissé à moi-même, ma peau couleur fauve tendue sur mon corps maigrelet mettait malheureusement davantage en relief mes autres traits non masculins, comme le mouvement de mes hanches et mon rire de soprano. Si tu avais choisi d’être mon ami — avec ta peau presque noire, ton zézaiement, ta petite stature et ta chemise violette —, nous aurions été trop exposés, trop visibles. Chacun d’entre nous aurait amplifié la particularité de l’autre. Ainsi, tu as creusé un fossé entre nous, et tu as fait ce que je n’ai pas fait, ce que je n’ai pas su faire: tu t’es assimilé.
*
Au moment où j’entre dans cette phase de l’adolescence où la mode devient un moyen d’affirmer mon individualité, je tombe amoureux de la veste Jordache bleu pâle de ma mère. Avec sa coupe surdimensionnée, son haut col comme une crinière, et ses boutons en métal gravés avec le fameux logo de cheval, c’est un véritable joyau des années 1980 que je porterais encore aujourd’hui.
Ma mère est alors déjà habituée à mon intérêt pour son style et ses accessoires. Elle est l’incarnation vivante du glamour bollywoodien qui m’ensorcelle lors de nos soirées cinéma les vendredis soir, et ma fascination pour elle s’est petit à petit transformée en imitation. Sans me poser de question ni me désapprouver, elle me prête de bon cœur sa veste de jean. Cette propension au partage est sans doute aussi liée aux réalités économiques de notre foyer d’immigrant·es. Si je porte la veste de ma mère, c’est un vêtement de moins que mes parents auront à nous acheter à mon frère et à moi.
J’aime la façon dont les épaulettes élargissent mon corps, créant l’illusion qu’il ressemble davantage à ceux des garçons de ma classe, et j’aime la façon dont tout ce tissu m’enrobe. C’est la première et la dernière fois que je porte un vêtement surdimensionné pour le seul plaisir de la chose — plutôt que pour me mettre à l’abri du regard des hommes, dans la vingtaine, et pour camoufler mon corps pas-assez-féminin (c’est-à-dire pas-assez-mince) dans la trentaine. J’aime aussi beaucoup le fait que porter la veste de ma mère me permet de me sentir plus proche d’elle.
Un après-midi de printemps, j’attends à l’arrêt d’autobus à quelques coins de rue de l’école, enveloppé dans ma veste Jordache et les yeux rivés au livre que je lis cette semaine-là. Pendant que je lis, je vous entends, ta copine et toi, qui chuchotez sur la pelouse jaunie derrière moi. Du moins, je crois que c’est ta copine — ou qu’elle veut l’être — parce qu’elle rit bêtement chaque fois que tu ouvres la bouche. Avant que je puisse me retourner pour voir ce qu’il y a de si amusant, quelque chose atterrit dans mon dos. Puis, j’entends un éclat de rire. Mon corps se crispe, mais mon instinct me dit de continuer à lire plutôt que de me retourner. Quelques minutes plus tard, quelque chose d’autre atterrit dans mon dos. Un autre éclat de rire. Après quelques répétitions de ce manège, je me rends compte que tu es peut-être en train de me cracher dessus.
Malgré cette humiliation publique, je refuse de te donner la satisfaction de me voir consterné. J’essaie de trouver un sanctuaire dans les mots que je lis, feignant l’indifférence aux gargouillements que tu fais avant de cracher et aux rires de ta copine; j’attends avec impatience l’autobus qui refuse obstinément d’arriver. Quand le bus arrive enfin, je suis soulagé que tu ne montes pas derrière moi. Une fois à l’intérieur, je reste debout au lieu de m’asseoir, pour ne pas salir les sièges au cas où mon dos serait couvert de crachats. Et, malgré tout, j’espère que ces crachats ne sont que le fruit de mon imagination. Pourquoi m’aurais-tu craché dessus de toute manière? Nous ne nous connaissons même pas. Peut-être que tu visais le trottoir, et que tu as raté ta cible à quelques reprises.
Quand j’arrive à la maison, je monte l’escalier en courant jusqu’à ma chambre, et je me débarrasse finalement de la veste. Le dos est couvert de taches mouillées. Je n’aurais sans doute pas été aussi incertain ou naïf par rapport à l’incident si le col de la veste n’avait pas protégé mon cou et ma nuque. D’une certaine façon, ma mère m’avait protégé.
Jamais plus je ne porterai sa veste. Ce vêtement signalait que me faire cracher dessus à plusieurs reprises par un garçon, pour impressionner une fille, était différent du harcèlement habituel dans la cour de récréation — parce qu’il s’agissait d’une veste de femme. C’était donc ce vêtement qui était à blâmer. Mais j’étais moi aussi à blâmer. Si moi, un garçon, je n’avais pas porté cette veste, je n’aurais pas été souillé de la sorte. Ton message sous forme de salive est clair et indélébile.
Encore aujourd’hui, chaque fois que j’entends quelqu’un tousser ou se racler la gorge derrière moi, mon corps se crispe et je relève les épaules, m’attendant à servir de cible.
*
Malgré ton physique imposant, personne ne te prendrait pour un sportif. Tes boucles brunes et soyeuses te donnent une touche de tendresse, tout comme tes mains qui sont toujours pleines de bouquins. De plus, tout comme moi, la plupart de tes ami·es sont des filles. Découvrant avec précaution mon identité queer, j’apprends que pour survivre, il m’est nécessaire de noter et d’interpréter les moindres indices d’acceptation. J’étudie aussi les comportements à la recherche de signes m’indiquant s’il y en a d’autres comme moi. Serais-tu, toi aussi, attiré par les garçons? Peut-être ne suis-je pas le seul?
Toutes les semaines, j’attends avec impatience la pause de cinq minutes entre les cours de science et d’études sociales où, toi et moi, nous nous croisons dans le couloir. Comme une enchanteresse rusée, je prétends ne pas te voir jusqu’à ce que j’arrive à ta hauteur. Je lève alors la tête pour te regarder droit dans les yeux pendant trois bonnes secondes. Tes yeux verts me regardent toujours en retour, comme si toi aussi tu comptais les jours jusqu’à notre précieuse rencontre hebdomadaire.
Je pose des questions innocentes à ton sujet à une amie commune.
«C’est un amour», dit-elle.
«Oui, il est vraiment mignon», je lui confie. Elle est l’une des rares personnes qui sait que je suis gai, même si je ne suis pas encore assez téméraire pour me servir du terme. Peut-être qu’elle est aussi la gardienne de ton secret.
«Oh! Il te plaît?»
«Eh bien, je ne le connais pas vraiment.»
«Je ne savais pas trop comment te dire ça…»
«Me dire quoi?» je lui demande, même si j...