
- 220 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Les Enragé·e·s
À propos de ce livre
On a chacun·e vécu plus que l'équivalent d'une maîtrise en mangeage de marde, et ce, par cumul de certificats en précarité, en instrumentalisation, en domination temporelle, complétés par une étude indépendante en détournement cognitif. Cette accréditation, il faut l'encadrer, l'afficher sur nos murs et puis mettre le feu à l'immeuble avant de déguerpir. À travers cette suite de récits sans concession, on voit apparaître et réapparaître des personnages résolus, damnés et triomphants dont on devine les liens au fil de la narration fragmentée. L'écrivaine trace, dans un style impitoyable, le portrait d'une sororité que n'arrivent guère à ébranler la violence sociale, les traumas et les faux-semblants. «Et pourtant, voici dans cette écriture de Valérie Bah, les enragé·e·s qui si peu ont su mourir, débordant d'amour et de pages à remplir, sublimant des chairs pleines que font frémir les accents de leurs âmes.» – Stéphane Martelly, préface
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Informations
Éditeur
Éditions du remue-ménageAnnée
2021ISBN de l'eBook
9782890917545Sujet
Littérature généraleLougawou
Tio’tia: ke, 1997
Notre-Dame-de-Grâce. Une nuit de plus chez Lorraine la détruirait. Fred arriva à cette conclusion après quelques heures passées à observer une croûte se former sur une crête de purée de pommes de terre instantanée. Renfrognée, bras croisés, son attention était divisée entre son assiette inachevée et la vue donnant sur le mur de briques du bâtiment voisin, un bar pisseux. Une brumaille de tabac et de rires ivres se répandait dans la ruelle et s’infiltrait par des fissures dans le coin de la fenêtre. Une coquerelle s’activait dans un jeu d’ombres sur la table. Quelques pas à gauche vers la lueur. Arrêt. Remuement des antennes. Un pas à droite dans la sombreur.
La semaine d’avant, Lorraine avait chialé au téléphone auprès du proprio pour qu’il les extermine. Maugréant entre deux bouffées de cigarette, elle l’avait traité d’ostie d’épais à marde. Peu importe, il insistait sur trois cycles de traitement pour achever la job. Fallait juste qu’elle emballe la bouffe et évacue l’appart pour au moins cinq heures à chaque fois. J’vas m’en aller où pendant ce temps-là, moé? avait-elle craché avant de lui raccrocher au nez, de remettre le son de la télé et de se cramponner à l’écran.
Comme d’habitude, la chaîne satellite diffusait un docu sur la nature. Cette fois, c’était un film narré en québécois avec une inflexion franchouillarde, doublé sur une version originale en anglais britannique. Exposé méditatif sur l’empiétement des humains sur l’habitat des caribous des bois, animaux d’un autre âge et d’un autre temps. Quand ces bêtes couraient, leurs sabots sur le sol de la toundra produisaient un genre de tchiak tchiak tchiak qui se réverbérait dans le système de son ambiophonique et donnait à Fred un mal de tête.
Pause. La coquerelle restait figée sur le bord de la table. Elle dévisageait Fred et semblait sur le point d’énoncer quelque chose. Mauvais œil ou bénédiction? C’est à ce moment précis que Fred décida de prendre la porte et puis la route.
S’il y avait une règle fondamentale chez Lorraine, c’était que soit on terminait sa crisse d’assiette, soit on restait à table. Ça faisait douze ans qu’elle gérait sa famille d’accueil, et jamais personne n’avait enfreint cette règle. Personne sauf Fred, qui ne touchait pas à sa fourchette et la regardait droit dans les yeux, comme si elle lui jetait un sort.
Quelque chose dans l’audace de cette fille, qui faisait la moitié de sa taille, déroutait Lorraine. Mais elle se reprit vite en claquant l’assiette sur la table, faisant sursauter les autres. Elle était déterminée à en faire un exemple en matière de gaspillage. Elle débloqua le cadenas du frigo et se versa un coke. «Tu penses que la bouffe est gratuite, hein?» Elle grogna avant d’aspirer bruyamment la mousse qui débordait de la cannette.
Remplis d’appréhension, les trois autres enfants du foyer observaient, bouche bée. Ils serraient les poings, gigotaient, s’asseyaient sur leurs propres mains. Seul le plus jeune, Darren, réagit. Il commença à pleurnicher, jusqu’à ce que Lorraine le fasse taire d’un regard foudroyant.
Pour se détendre ce soir-là, Lorraine s’assit devant un autre docu, médusée par une scène de festin, dans laquelle un serpent s’était garroché dans un nid de bébés souris et s’en donnait à cœur joie avec un souriceau qui faisait le double de sa circonférence crânienne. La fascination de Lorraine était totale.
Au point du jour, les yeux de Fred étaient encore rougis d’avoir retenu ses larmes. Son épaule lui piquait à l’endroit où Lorraine avait enfoncé ses ongles pour la soulever de la chaise de cuisine et avait resserré sa prise lorsque Fred s’était tortillée pour tenter de s’échapper.
Les autres étaient tous assoupis dans la chambre encombrée de lits superposés. Frédérique vérifia l’horloge du four à micro-ondes. 6 h 55. Il y avait une possibilité que Darren se réveille subitement, comme cela lui arrivait parfois, grelottant et sous le choc d’avoir pissé au lit. D’ici quelques minutes, il se pouvait aussi que Lorraine traîne dans le couloir avec son visage bouffi et sa robe de chambre usée, en marmonnant des plaintes contre Darren et la cohorte de quatre enfants encore sous son toit, jusqu’à ce qu’ils soient alignés devant l’arrêt d’autobus scolaire.
Elle viendrait vérifier les progrès de Fred et de son assiette. Assiette que Fred jettera à la poubelle. Par principe. Dans des circonstances normales, elle ne refusait jamais de la nourriture. C’était sa troisième famille d’accueil en un an et demi et elle avait appris à calculer ses dépenses d’énergie.
Lachine. Sa première maison d’accueil, au début du secondaire 4, avait été relativement confortable, sous la garde d’une protestante évangélique, Yolande Mésidor, qui estimait que toutes les ressources, y compris la nourriture, devaient être partagées pour attirer la prospérité. Elle préparait de grandes chaudières de diri ak pwa et encourageait Fred à se resservir. Ses plats étaient chauds et abondants, cuits avec suffisamment d’huile végétale pour lui garder le ventre plein pendant ses quarts de travail.
Laval. Son deuxième passage, à la fin de cette année scolaire, fut un changement de cap. Elle avait emménagé avec les Armstrong, une femme blanche, son mari et leur fils. Ils avaient un garde-manger bourré de bouffe des allées centrales des épiceries – Mac’n cheese, Uncle Ben’s, Aunt Jemima et al. Fred appréciait le rituel qui consistait à verser de l’eau bouillante dans ces bectances déshydratées et à les observer reprendre vie. De la bouffe Frankenstein. Si gais étaient leurs emballages, si joviales leurs mascottes. Ultimement, elle comprit qu’elle pouvait en manger autant qu’elle le souhaitait, mais qu’elle avait du mal à en tirer des forces, tout juste un faible engouement frustrant et une certaine lourdeur. Un soir, elle se surprit à rêver du hareng et des œufs brouillés de sa mère.
Elle avait été transférée chez Lorraine quelques semaines avant le début du secondaire 5. Six jours plus tard, Susan, la travailleuse sociale, l’avait invitée à en parler. Avec sa tête de gentille, elle lui avait demandé ce qu’elle pensait de l’école, de sa dernière famille d’accueil, et si elle comptait entrer au cégep après le secondaire. Fred, méfiante, s’était renfermée par instinct et avait dissimulé des informations qui auraient pu contribuer à lui tracer une autre trajectoire.
Par exemple, Fred n’avait rien révélé à Susan du système de Lorraine. Celui-ci consistait à attribuer chaque matin un nombre de points à chacun des enfants pour son ménage. Chaque «infraction» soustrayait des points. Conséquence de l’échec sous le système de points: plus de tâches ménagères et moins de nourriture. La véritable humiliation survenait lorsque Lorraine déverrouillait les cadenas du réfrigérateur et du garde-manger, calculait les scores et rationnait les portions de chaque enfant au cours d’un rituel que Fred détestait.
Son sac à dos et ses vêtements étaient encore dans la chambre. Elle devrait les abandonner. Dès qu’elle entendit les premiers remous dans la chambre de Lorraine, elle se faufila dans le couloir et saisit son manteau dans le placard. Elle referma la porte derrière elle sans bruit.
*
Clignant des yeux sous la lumière jaune d’un lampadaire, Fred se glissa vers l’artère principale du quartier. Subitement, une bourrasque du mois d’octobre lui trancha les narines. Elle se blottit dans son grand manteau de fourrure râpé et posa la main sur sa poche droite, qui contenait deux dollars et un joint humide. Deux ans et demi depuis son achat, le manteau tenait toujours, agrémenté du fumet de tabac vieilli que revêtait chaque objet chez Lorraine. Fred avait autrefois laissé traîner sa main sur un présentoir de manteaux à la friperie jusqu’à ce que ce blouson de fourrure capte son attention. Devant le miroir ébréché d’un vestiaire qui sentait le plastique bon marché et la moisissure, elle avait enfilé un bras dans une manche, puis l’autre, et s’était retournée vers sa mère, qui lui avait fait la remarque, avec un sourire railleur, qu’elle ressemblait à un lougawou.
La fourrure semblait avoir une vie propre. Occasionnellement, lorsque Fred était perdue dans ses pensées au fond d’un bus ou somnolente dans sa classe, un grognement émanait de l’intérieur de sa veste et réveillait en elle des sensations fortes.
*
En passant devant l’arrêt d’autobus qui menait vers l’école, elle cracha sur le trottoir. C’était un matin d’automne qui commençait avec des gouttelettes qui se dissiperaient en bruine, et ensuite en brouillard.
Elle se demanda combien de temps il faudrait à Lorraine pour appeler Susan. Un an et demi après le début du système de placement familial, ses ongles étaient restés mâchouillés. Depuis son arrivée chez Lorraine, elle avait pris l’habitude de s’endormir dans des coins de la ville où personne ne pouvait la trouver, aussi loin que ses pieds l’emmenaient. Aujourd’hui, toute une journée s’allongeait devant elle sans école ni tâches chez Lorraine.
Côte-des-Neiges. Fred s’arrêta devant l’entrée d’un supermarché. Elle pensa à errer dans les allées fluorescentes et empocher quelques petits encas pour la route.
Comment commettre un vol à l’étalage? S’emparer d’un panier plutôt que d’un chariot. Flâner dans les allées les moins visitées. N’être ni trop complaisante avec les employés, ni trop sèche avec le personnel. Y passer au moins une vingtaine de minutes. Mais au-delà de trente, on s’attend à un achat important. Éviter les petites entreprises familiales, dont les propriétaires, souvent des immigrants surmenés, connaissent leurs stocks, suivent hardiment les jeunes dans les allées. Aller dans les grandes surfaces, dont le fonctionnement même est un édifice bâti autour du gaspillage.
Mais Fred aurait été arrêtée si elle l’avait tenté ce jour-là. Une question de timing. Quelques semaines plus tôt, le siège social avait pris des mesures draconiennes pour réduire les pertes trimestrielles, qui avaient aléatoirement été attribuées au vol à l’étalage. Au cours de la précédente réunion, un cadre intermédiaire, étoile montante de la chaîne, avait eu une idée de génie inspirée du principe du mouchardage institutionnel. Et si, suggérait-il, on responsabilisait le personnel du magasin pour combattre ce fléau? À la suite de délibérations intenses, une proposition fut adoptée à l’unanimité pour qu’il y ait une formation de mise à niveau. À chaque caissier, préposé aux stocks et agent de sécurité serait inculquée l’idée que le vol, ou plutôt le voleur, et même le plus minable crocheteur de cerises dans la section des fruits et légumes, constituait une sorte de trahison personnelle envers chaque membre de l’institution. Pour appliquer cette politique, la haute direction avait mis au point un calcul pour chiffrer le montant des vols et le soustraire collectivement des chèques de paie des membres du personnel, y compris les cadres (ces derniers ne perdaient bien entendu qu’une proportion dérisoire de leurs salaires, on s’entend).
Aussitôt qu’elle franchit la porte automatique de l’épicerie, Fred remarqua une nouvelle charge dans l’atmosphère. Stanley, l’agent de sécurité en service, un jovial qui rêvait d’écrire des ballades et de jouer de la guitare, la salua d’un «bonjour» excessivement formel, en maintenant le contact visuel. Lui qui fuyait habituellement le regard des gens et fredonnait en composant des refrains. Ce matin-là, plutôt que de s’appuyer sur le mur du fond de l’épicerie comme d’habitude, Stanley martelait du talon le plancher du magasin, déterminé à faire bonne figure. Fred s’arrêta un moment au comptoir du deli et fixa les poulets rôtis qui tournoyaient et dégoulinaient de jus dans le tournebroche. Après un tour rapide dans les allées, elle décida de s’abstenir et sortit du magasin les mains vides.
*
Déjà le cimetière. L’ultime signe de vie d’un quartier. Fred oublia sa faim dès qu’elle commença à traverser cette étendue verdoyante. Sous ses pas, elle pressentait le fourmillement des larves, rongeurs, charognards et autres résidents clandestins du voisinage. Elle emprunta un passage adjacent aux pierres tombales. Comme dans la vie, les allées de la mort étaient divisées par ethnies, et encore sous-divisées par affinités personnelles et familiales. Mieux qu’un manuel scolaire, ce découpage lui dévoilait l’organisation sociale du quartier. Les monuments tape-à-l’œil. Les plaques chétives. Les parures art déco des stèles portugaises, la conformité des cénotaphes chinois, la sobriété des dalles anglaises. En contournant ces pierres, elle ressentait les lignées tentaculaires de richesse, de frustration, de détermination obstinée, qui s’étendaient dans la clairière. Par révérence, elle s’avançait avec précaution, sur la pointe des pieds, près des tombes plus récentes. Ses espadrilles s’enfonçaient dans l’herbe nouvellement compactée de larmes fraîches.
Les pluies du matin s’étaient graduellement dissipées et avaient cédé la place à quelques rayons solaires de midi qui réchauffaient son visage. Toujours enveloppée dans son manteau, elle sentait les vibrations imperceptibles de sa fourrure. Une sourde agitation. Avec sa manche, elle épongea la nappe de sueur qui luisait sur son front. Puis elle ôta son manteau et le noua autour de sa taille. Avant de continuer sa route, elle tendit les bras pour attraper la brise. Ravivée, elle descendit la colline et s’enfonça plus loin dans le cimetière jusqu’à ce qu’elle trouve un banc. Il était flanqué d’un érable de Norvège dont les branches projetaient des ombres qui chuchotaient des bêtises. Elle sortit le pétard de sa poche. Roulé le jour précédent, il était moite et replié en deux endroits. Adroitement, elle le défroissa et l’alluma. Une bouffée. Une quinte de toux. Quelques bouffées encore. Yeux rouges, vision adoucie, soulagement momentané. Sursaut. Rapidement, elle se redressa sur son siège devant une procession funèbre. Pendant qu’ils défilaient à travers son nuage de fumée, elle provoqua quelques regards scandalisés des endeuillés.
Par déférence, elle éteignit le joint. Fred ne savait que faire des cérémonies, des aménagements floraux, des dédales de l’étiquette. Par contre, la mort était pour elle une vieille connaissance.
*
Un an plus tôt, pendant ses derniers jours de secondaire 4, elle rentrait chez elle au beau milieu de bagatelles: examens de fin de semestre et bals de finissants. Elle avait posé son sac à l’entrée de la cuisine. Avant même de prendre le temps de décongeler le poulet et de tremper les haricots, comme le voulait la routine, elle s’était jetée sur le gâteau. C’étaient les restes d’un baptême auquel elle avait assisté avec sa mère le weekend précédent. Depuis l’autobus, elle avait salivé en pensant à sa saveur de cannelle, de noix de muscade, de piment de la Jamaïque et à son soupçon de jus d’ananas. Elle s’était servie une énorme tranche aux rebords légèrement secs, étant donné qu’il était resté trois jours sur le comptoir. Elle avait mélangé ensuite un pichet de jus d’orange, d’une préparation concentrée à laquelle elle avait ajouté quelques cuillerées de sucre blanc qu’aurait désapprouvées sa mère, elle qui devait s’apprêter à se réveiller de sa sieste quotidienne. En une vingtaine de minutes, debout dans la cuisine, Fred avait alterné compulsivement bouchées de gâteau et gorgées de jus jusqu’à vider l’assiette de service et le pichet.
Faim rassasiée, c’est alors qu’une vague de culpabilité l’avait frappée. Elle savait que si elle ne commençait pas à préparer le repas à temps, cela susciterait chez sa mère la réaction habituelle de déception qui lui serrerait la poitrine. Un tchuip, pas nécessairement d’exaspération, mais de véritable fatigue. Chaque fois qu’elle exigeait des efforts de sa mère, elle puisait dans une réserve très limitée. Alors, elle s’était grouillée pour sortir les ingrédients du souper.
C’est alors qu’elle avait remarqué le bip. Étouffé en premier, et puis soudain retentissant. On s’enquit par la suite de l’heure exacte à laquelle elle avait retrouvé le corps de sa mère, sa seule gardienne légale. À vrai dire, elle n’en avait aucune idée. Ce qu’elle savait, c’était qu’elle avait dû l’appeler à plusieurs reprises – en élevant la voix de la manière que sa mère détestait tant – qu’elle entre dans sa chambre, qu’elle s’approche de son chevet, qu’elle éteigne le radio-réveil, qu’elle pose une main sur l’épaule raide de la silhouette familière allongée sur le lit, avant de se rendre compte qu’il n’y aurait plus de retour.
Elle ne pouvait pas dire combien de temps elle était restée allongée aux côtés de sa mère dans la maison muette.
*
«‘Garde-moi celle-là!»
Ce fut le premier commentaire chuchoté à l’égard de Fred dans sa classe de secondaire 5. La rentrée scolaire fut brutale. Nouveau quartier, nouvelles règles. Une fille parmi le groupe d’élèves la pointait du doigt. Une autre tâta moqueusement sa veste quand elle passa devant son pupitre. Elle recula lorsqu’elle entendit la fourrure grogner. Fred prit place au fond de la classe, près de la fenêtre, où elle avait dans sa ligne de mire les érables de la cour avant.
Au début du cours, le professeur lança un tour de table et demanda aux élèves de se présenter et de raconter un élément spécial à propos d’eux-mêmes. Parce que ça faisa...
Table des matières
- Démêler la langue
- Vols
- Fille du roi I
- Sculptures
- Fille du roi II
- Les noctambules
- Fille du roi III
- Le bâtiment
- Lougawou
- Blanc
- Le frêne
- Bus de nuit
- Maria Luisa
- Plaisanciè·re·s autonomes
- Remerciements