CHAPITRE SIX
UNE MÉDUSE
POUR LES
INGOUVERNER
TOUTES
Plaire aux hommes est un art compliqué, qui demande qu’on gomme tout ce qui relève de la puissance.
Virginie Despentes, King Kong théorie
Ce qui réunit les féministes pop de ce livre, c’est ce petit quelque chose chez elles, à un moment dans leur parcours, qui participe d’un «inaimable». Plus que tout autre évènement culturel ou politique récent, l’élection présidentielle étatsunienne de 2017 opposant Hillary Rodham Clinton à Donald Trump a montré combien cette dynamique dépasse largement le cadre des mondes fictionnels ou du show-business. Je m’autorise cette échappée politique d’abord parce qu’il serait difficile de trouver un exemple plus probant pour dévoiler l’ampleur du ressentiment que peuvent éveiller les femmes qui refusent de rester dans les rangs que celui de la course à la présidence menée par une candidate compétente pour gouverner une puissance mondiale historiquement dirigée par des hommes. Pour moi, cette course à la présidentielle étatsunienne est la pierre de touche du féminisme pop. En effet, le regain d’attention que vit le féminisme dans l’imaginaire collectif et dans l’opinion publique depuis un certain nombre d’années reçoit, le jour de l’élection, quelque chose de l’ordre de la douche froide qui me force à poser une balise, à faire un temps d’arrêt. Je rappelle simplement que la politicienne était non seulement la candidate championne des féministes pop qui parsèment cette étude, mais aussi celle d’Hollywood et du star-système en général. Il sera donc important de considérer sa défaite à la lumière du changement de ton — un durcissement? — qui s’effectue alors du côté des féministes pop qui l’ont publiquement — et bruyamment — endossée. À la manière de la performance de 2014 de Beyoncé Knowles-Carter aux MTV Awards qui paraît cimenter l’engouement qui grondait autour du féminisme dans la culture pop, la défaite d’Hillary Rodham Clinton contre Donald Trump fixe un repère politique dans le continuum des avancées féministes en culture pop. Cette défaite devient une pierre de touche en ce sens qu’elle nous force à mesurer à nouveau la portée du mouvement féministe qui l’a accompagnée.
En fait, Hillary Rodham Clinton m’apparaît être une véritable figure pop au sens où sa persona a été forgée par les évènements médiatiques qui ont ponctué ses différentes «vies» politiques: cheerleader de son mari, Bill Clinton, alors qu’il était candidat à la présidence des États-Unis en 1992, puis Première dame et femme trompée, métamorphosée en épouse trahie, éplorée, dans l’affaire Lewinski en 1998, pour renaître en candidate en déficit de charisme lors de la course à l’investiture démocrate contre Barack Obama en 2008, reclassée secrétaire d’État et accusée d’être menteuse et manipulatrice, voire incompétente, dans l’affaire Benghazi, etc. À chaque étape, elle s’est vue transformée, mise en scène, par les portraits que l’on peignait d’elle, avec ou sans son consentement. Puis, tout au long de la campagne présidentielle de 2016, à toutes ces personas qu’on lui a accolées s’est ajoutée celle de cette femme impossible à aimer qui m’intéresse ici. En effet, le caractère inaimable de Rodham Clinton a pris une place disproportionnée dans les médias, alors que celui de son opposant républicain était vu comme un trait de personnalité, une excentricité. Certes, il serait faux de sous-entendre que Trump était, dès le début de sa campagne, un candidat aimé, mais il n’était pas détesté de la même manière que Rodham Clinton, à qui on a reproché continuellement son manque d’authenticité, sa froideur, son ambition. Au contraire, au commencement de la course, la manie de Trump de défier les conventions politiques est encensée par ses partisans et tournée en dérision par ses détracteurs. Pourquoi, alors, se soucie-t-on tant de la cote d’amabilité d’Hillary Rodham Clinton?
Songez au nombre de fois où vous avez entendu employer ces mots au sujet de femmes haut placées: hystérique, excessive, coriace, compliquée, irascible, autoritaire, gonflée, émotive, agressive, intraitable, ambitieuse (un terme que personnellement je trouve neutre, voire admirable, mais qui ne l’est vraisemblablement pas pour tout le monde). […] On nous considère aussi comme clivantes, peu fiables, pas aimables et inauthentiques […]. Au fil de la campagne, les sondages ont montré qu’un grand nombre d’Américains doutait de mon authenticité et de ma fiabilité. Beaucoup de gens disaient simplement qu’ils ne m’aimaient pas. […] [Q]u’est-ce qui fait de moi un tel défouloir à colère? […] Je pense que c’est entre autres parce que je suis une femme.
S’intéressant à la couverture médiatique d’Hillary Rodham Clinton lors de la présidentielle de 2016, Anne Helen Petersen pose à peu près le même constat. Si sa candidature ne faisait pas l’unanimité pour de nombreuses raisons, celle qui a occulté toutes les autres, c’était son genre: «Les gens arrivaient à tolérer l’image d’une Clinton en épouse résiliente ou en femme aristocratique sur la couverture du Vogue. Or, quand elle a réellement cherché à accéder au pouvoir, l’opinion publique a fait marche arrière. Clinton n’était plus juste une salope («bitch»), mais une salope castratrice.»
Bien sûr, divers commentaires politiques ont démontré avec justesse que la raison pour laquelle de nombreux électeurs refusaient de donner leur appui à la candidature d’Hillary Rodham Clinton n’était pas exclusivement liée à son genre, mais participait aussi en partie d’un écœurement par rapport à l’élite politique qu’elle représente. Néanmoins, on peut se demander ce qui serait advenu de sa candidature si elle avait tenu des propos à moitié aussi haineux que ceux de Trump ou si elle avait eu l’âge de Bernie Sanders. Serait-elle restée dans la course? La vieillesse, la goujaterie, l’irrévérence… certaines caractéristiques sont encore difficilement tolérables chez une femme: «L’instant où une femme s’avance pour prononcer les mots “Je suis candidate” déclenche une avalanche d’analyses: celles de son visage, de son corps, de sa voix, de son comportement, mais aussi la minimisation de sa stature, de ses idées, de ses accomplissements, de son intégrité.» Toujours est-il que le 19 octobre 2016, lors du dernier débat de la campagne présidentielle, cette animosité se trouve ouvertement étalée sur la place publique lorsque Trump prononce les deux mots qui deviendront rapidement emblématiques du dédain (de la peur?) que nous éprouvons envers les femmes qui ne se soucient pas de se rendre aimables. Durant l’échange, Rodham Clinton expose son plan pour réformer le programme de sécurité sociale en augmentant les impôts des plus nantis de la société. Au passage, elle lance une flèche à son adversaire qui refuse encore de fournir sa déclaration de revenus. Trump rétorque immédiatement, lui coupant la parole, mais sans s’adresser à elle, comme si elle ne méritait même pas qu’il reconnaisse sa présence: «Such a nasty woman», quelle femme méchante, vicieuse. Cette insulte, pour une fois de trop, a rappelé aux femmes qu’elles auront beau être qualifiées, réfléchies, intelligentes, un homme s’autorisera toujours à parler plus fort qu’elle. En à peine quelques heures, l’insulte se transforme en cri de ralliement pour de nombreuses femmes, et certains hommes, qui se la réapproprient avec défiance. Deux mois plus tard, durant la Marche des femmes sur Washington au lendemain de l’investiture de Trump, plusieurs pancartes et chandails se revendiqueront du «Nasty Woman». À ce jour, il m’arrive parfois d’apercevoir les deux mots épinglés sur un sac à dos ou imprimés sur un t-shirt. Chaque fois, j’échange un sourire avec celle ou celui qui les affiche fièrement.
Ce qui apparaît malgré le mythe
Quand il est question de filles ou de femmes ingérables, une figure récurrente traverse les analyses. Ce n’est sans doute pas par hasard que, dans son livre publié après l’investiture de Donald Trump comme président des États-Unis, Hillary Rodham Clinton conclut sa rétrospection quant au rôle qu’aura joué son genre dans sa défaite en la convoquant. Parmi l’iconographie haineuse que les partisans de Trump auront créée à ses dépens, une image, imprimée sur des t-shirts et des tasses à café, lui reste en tête à cause de sa profonde violence, celle de Trump tenant sa tête coupée, à l’instar de Persée brandissant la tête de Méduse. Elle est choquée par le caractère barbare de l’image et par sa brutalité moyenâgeuse, mais elle se revendique de l’ingouvernabilité qu’évoque la figure de Méduse: «Il se peut que la chasse aux sorcières puritaine soit terminée depuis longtemps, mais il y a au sujet des femmes indociles un reste de fanatisme qui plane encore sur notre inconscient collectif.» Méduse, cette figure monstrueuse de la mythologie grecque, n’est-elle pas en effet l’expression originelle de la jeune femme présomptueuse à châtier, elle qui aura osé se dire plus belle qu’une déesse et qui, pour cela, se verra transformée en femme hideuse, sa chevelure éblouissante remplacée par des serpents, et condamnée à mourir sous les coups de Persée? N’incarne-t-elle pas cette femme qui n’a pas su se faire aimer? Ou, plutôt, celle qui ne se souciait pas de se faire aimer parce qu’elle s’aimait déjà, elle-même, suffisamment? Elle paiera cher son effronterie: d’abord punie par Athéna, qui la métamorphose en Gorgone, puis vaincue par Persée, qui la décapite après l’avoir neutralisée en retournant son pouvoir pétrifiant contre elle-même. Comme de nombreuses figures antiques monstrueuses, Méduse est rarement envisagée en solo. À l’instar de Sigmund Freud, qui fait de la Méduse le symbole de la menace de la castration, ou de Søren Kierkegaard, qui pense la femme comme l’«Idée dans laquelle l’homme projette sa propre transcendance», la Méduse mythologique est comprise comme un vide, comme un canevas sur lequel le héros mythique — ici, Persée — déverse tout ce qui fait entrave à sa vertu; pour que Méduse advienne, pour que son histoire existe, il lui faut Persée. Elle est cette Autre qui est «singulièrement défini[e] selon la façon singulière dont l’Un choisit de se poser» par rapport à elle. Ainsi va le mythe: le triomphe du héros masculin sur la sauvagerie incontrôlable — et meurtrière — d’une féminité éblouissante à restreindre.
L’iconographie de Méduse montre que cet emblème mythique d’un féminin menaçant et monstrueux qu’il faut châtier est moins uniforme qu’il n’y paraît. Comme l’illustre Michèle Bompard-Porte dans un survol sensible des différents visages de Méduse, la période antique propose au contraire des Gorgon...