CRISE(S) POÉTIQUE ET POLITIQUE DU SUJET : LE RETOUR AU « NOUS »
L’apparition du mot nous dans le paysage culturel et plus particulièrement dans le jardin du poétique m’a semblé tout à fait spontanée et invasive. Si bien que je me suis dit : n’est-ce pas simplement naturel, nous ? avons-nous besoin de nous le répéter ? Nous, je veux dire : nous sommes tous ensemble dans cette histoire-là et, que nous le voulions ou non, nous n’avons naturellement pas le choix, c’est un fait indéniable et dans notre intérêt primordial, nous. […]
Ensuite, j’ai détesté les propositions opposant le je au nous. Puis tout s’est dissipé. Je me réjouis que le déploiement d’un ensemble dans la normalité puisse tenir lieu de révélation. […] Ne faisons toutefois pas l’erreur de croire que notre nous est plat, qu’il n’est pas multitude, qu’il nous appartient. Ne mettons pas le je contre le nous : mettons-les naturellement ensemble. Après neuf numéros, vous le savez très bien : vous êtes Fermaille. Nous sommes l’union volontaire de la pluralité des souffles. Peut-être ne le répéterons-nous jamais assez, finalement.
Fermaille
Nous ? Depuis les années cinquante et soixante, le « nous » québécois s’affirme et se questionne, rassemble et divise. S’il est devenu le pronom privilégié de la poésie du pays, il est loin de renvoyer à un ensemble identitaire clairement défini. L’éditorial du numéro IX rappelle que ce « nous » ne va pas de soi. Tout comme le soutient Negri, il est inexact de considérer le « nous » comme inhérent au commun ou comme posture essentielle : « Notre commun, ce n’est pas notre fondement, c’est notre production, notre invention sans cesse recommencée. » (2010, p. 294) En ce sens, le retour du nous dans la production littéraire du printemps 2012 ne se présente pas comme la reprise d’une chose abandonnée, mais bien comme la poursuite d’un processus, d’un « devenir ». Alors que Fermaille met en doute la nécessité de définir ce « nous », son retour sur la scène poétique marque tout de même une résurgence de la question identitaire : qui est « nous » ? Ou plutôt, comment dire encore « nous » ?
Cette interrogation fondamentale dans l’affirmation nationale québécoise revient donc se placer au cœur de la parole poétique et engage de nouvelles réflexions. Tel que le souligne Thierry Bissonnette, « la poésie québécoise [est] hantée par un nous problématique […] où le fantôme d’une communauté […] continue d’agir et de provoquer fantasmes et déceptions. » (p. 16-17) Par conséquent, l’utilisation du mot « nous » chez Fermaille ne se fait pas dans la négation du souvenir nationaliste, mais plutôt dans une migration de la problématique identitaire vers une redéfinition énonciative de l’être-ensemble. Ainsi, le « je » ne s’oppose pas au « nous » ; nous assistons plutôt dans ce partage pronominal de la parole au déploiement d’une nouvelle subjectivité, une nouvelle prise en charge de l’énonciation au carrefour d’une pluralité de souffles. En ce sens, la poésie fermaillienne ne cherche pas à exposer la faille d’un « nous » politique, décimé depuis l’échec référendaire, mais bien à révéler la maille qui permet sa renaissance.
La mémoire du « nous »
Bien que nécessaire à la représentation du groupe, la posture énonciative du « nous » chez Fermaille n’est pas que circonstancielle alors qu’elle poursuit une mouvance dans la poésie québécoise. En effet, ce retour au « nous », Nepveu dit l’observer depuis les années quatre-vingt : « jamais, depuis les années soixante, la poésie québécoise n’a en effet autant parlé à la première personne du pluriel, jamais elle n’a autant utilisé le “nous” » (p. 188). À travers une expérience plus intime de la collectivité, le sujet poétique continue de convoquer une communauté sans pour autant arriver à l’habiter. Poursuivant l’imaginaire du dépaysement, le recours au « nous » suppose alors moins un groupe identitaire défini que les ramifications esthétiques d’une question laissée ouverte, d’une communauté désavouée, voire négative. Le « nous » poétique québécois demeure ainsi hanté par cette non-coïncidence avec un « nous » réel, évoluant à l’intérieur de cette impossibilité atavique. Comme le souligne Bissonnette,
plusieurs poètes québécois récents explorent à nouveau la première personne du pluriel, non sans avoir conscience du terrain miné dont il s’agit. Plus que quiconque auparavant, les poètes des années 1990-2000 savent ou pressentent que le mot nous suppose […] une option communautaire qui ne renvoie nullement à un ensemble évident. (p. 14)
De la même manière, dans le contexte fermaillien, l’utilisation de ce pronom ne se fait pas sans connaître les enjeux qui l’habitent : « Fermaille sait qui nous sommes » (I, p. 5), et ainsi son « nous » n’est pas plat, mais porteur d’une épaisseur historique qui l’amène à réfléchir son actualisation et sa réappropriation. Le « nous » chez Fermaille n’est pas nostalgique ou prisonnier d’une idéologie nationaliste, mais évolue comme une « tradition [qui] invente le présent en même temps que le présent la réinvente » (Nepveu, p. 188).
Par conséquent, l’écriture du « nous » chez Fermaille ne se fait pas sans une impression paradoxale de déjà-vu, voire d’étrangeté. Dans le poème de Zéa Beaulieu-April « Chez nous », le « nous » apparaît, non pas comme identité verbale, mais comme lieu à la fois connu et discordant :
ne cherchons pas plus loin
c’est ici
nos cernes, nos poings serrés
ne se trompent pas
les mensonges placardés
le mépris en gros titres
les écrans haineux
tout nous hurle de reculer
mais c’est chez nous ici
c’est chez nous
ce n’est pas comme j’imaginais,
mais je ferai avec
de toutes façons
si nous sommes là
c’est pour les grandes rénovations
c’est pour la métamorphose
(I, p. 6)
Rappelant la formule historique « Maîtres chez nous » associée à la Révolution tranquille, l’expression « chez nous » attribue au pronom la fonction de lieu, c’est-à-dire un espace où il est possible d’habiter et qui s’associe surtout à l’idée d’origine, d’appartenance : « chez nous » exprime une appropriation spatiale, un lieu à soi. Or, dans le poème de Beaulieu-April, cet espace de la fondation apparaît plutôt comme une destination, voire un point d’arrivée. Comme l’exprime le poème, ce retour au « nous » a pris du temps (« nos cernes ») et a nécessité un combat (« nos poings serrés »). De même, le lieu résiste au sujet et se révèle hostile : « tout nous hurle de reculer ». Ce retour dans le lieu langagier du « nous » rappelle l’imaginaire du dépaysement : « c’est chez nous / ce n’est pas comme j’imaginais / mais je ferai avec ». Cette impression d’inadéquation entre le « nous » imaginé et le « nous » réel déclenche une volonté de changement, un réaménagement du lieu d’émergence de la communauté, voire du langage même. En effet, en délimitant ses frontières par le déictique « ici », le « nous » renvoie finalement à la spatialité même du poème : « c’est chez nous ici ». Ainsi, la parole poétique apparaît comme le lieu de la réappropriation et de la métamorphose : « si nous sommes là / c’est pour les grandes rénovations / c’est pour la métamorphose ». De cette manière, le sujet fermaillien s’approprie par le poème un « nous » qui, aux premiers abords, ne lui appartenait pas ; ce « nous » stigmatisé des poètes de la Révolution tranquille qui deviendra l’objet d’une transfiguration à l’intérieur des pages de la revue.
« Nous en avons encore du chemin à faire ensemble »
Sept numéros plus tard, Beaulieu-April écrit « Compagnon », qui rappelle « Le Camarade » de Miron par la similarité du titre et l’utilisation d’un même schéma énonciatif, c’est-à-dire un mode d’interpellation à l’autre. Dans les deux cas, les mots « compagnon » ou « camarade » opèrent une double fonction, celle de vocatif et de nomination du destinataire interpellé par « je », c’est-à-dire le poète. Alors que Miron nommait le sujet de l’adresse, ici la poète s’adresse à un « tu » qui « [a] tous les prénoms » :
te souviens-tu ?
tu avais des restes de voyages coincés entre les cils
[…]
tu avais tous les prénoms
et j’étais n’importe qui
(VII, p. 13)
Ce compagnon qui demeure anonyme, ou plutôt qui peut être n’importe qui, est constamment menacé de disparaître, de ne plus être reconnu : « j’aurais voulu savoir d’où tu venais / où tu allais où / […] n’aie pas honte Compagnon / si demain je ne te reconnais plus ». En parallèle, la première partie du poème de Miron évoque cette même impression de flou, d’effacement : « Camarade tu passes invisible dans la foule / ton visage disparaît dans la marée brumeuse. » Le camarade de Miron faisant finalement face à la mort, le poème de Beaulieu-April partage également cette crainte de la perte de l’autre :
la tempête commence
mais lorsqu’elle se terminera
dois-je avoir peur de te perdre ?
je veux qu’elle cesse
mais je ne veux pas
(VII, p. 13)
Le compagnon résistera-t-il à la circonstance ? Cette rencontre avec l’autre survivra-t-elle au-delà de l’événement de la lutte, voire du poème ? Les deux textes dépassent l’urgence du présent et posent la question de l’avenir : « qui donc démêlera la mort de l’avenir », écrit Miron. Selon Filteau dans son étude du poème mironnien, « il appartient au poète autant qu’au militant de démêler cette question. » (2005, p. 200) Or, cette interrogation finale du texte mironnien se résout chez Beaulieu-April dans la coextension du « je » et du « tu » dans un « nous » à venir :
n’aie pas honte Compagnon
si demain je ne te reconnais plus
je suis revenue de mes rêves
à moitié aveugle
regarde-moi
je te sourirai
nous en avons encore du chemin
à faire ensemble
(VII, p. 13)
Rappelant « entre l’amorce et la suite » de la même auteure, ce passage révèle le poème comme lieu du réveil, mais toujours marqué par l’utopie : si le sujet est revenu de ses rêves, il en conserve toujours les marques. Comme l’écrit Nepveu, « les réveillés sont encore hantés par le rêve, ils sont encore rêveurs. L’écriture a lieu dans ce drôle d’espace, là où le réveil perpétuel au bord de l’étrangeté, là où le constant réenchantement du monde pointent encore vers un échange, un partage, un “nous”. » (p. 195)
Ainsi, dans cette désillusion qui a suivi l’échec du projet nationaliste, dans la peur de ne plus pouvoir reconnaître la communauté, survit l’utopie de retrouver l’autre. Refusant le repli du sujet sur lui-même, Fermaille poursuit le déplacement transhistorique du « nous », de la quête identitaire à la révélation d’une collectivité toujours existante dans les coulisses de la résistance et de la parole poétique : « nous en avons encore du chemin / à faire ensemble ». Au terme de ce poème, le « nous » apparaît (ou plutôt réapparaît) contre sa disparition.
Contre une persistance de l’intimisme
Alors que l’histoire littéraire québécoise montre un « repli stratégique vers l’intime [suivant] le déclin des problématiques sociales ou nationales dans la poésie québécoise des années 60-70 » (Bissonnette, p. 13), Fermaille déplore, dès son premier éditorial, la fragilisation du rapport entre la parole poétique et la parole collective, en accusant, entre autres, la persistance de l’intimisme. En d’autres mots, le parti pris actuel pour la parole individuelle et pour la mise en scène à outrance du soi mine le dialogue entre le sujet et la communauté jusqu’à entraîner leur opposition : le « je » n’équivaut plus au « nous », il travaille plutôt à démontrer le caractère unique de son expérience du monde. En effet, les années quatre-vingt ont vu l’essor d’une poésie dite intimiste où le sujet, celui qui dit « je », apparaît de plus en plus isolé et semble se positionner en marge de la collectivité. Pour Denise Brassard, cette « apparente quiétude ou indifférence [de la littérature intimiste] est le fait d’une nouvelle prise en charge de l’histoire et du destin collectif » (p. 8). Or, chez Fermaille cet enfermement subjectif relève davantage d’une inquiétude ; tant le sujet lyrique que politique seraient en crise, en raison de la hausse des effets de l’individualisme social et artistique :
Fermaille naît dans le sein de la grève pour nous unir contre la hausse sous toutes ses formes. Hausse des droits de scolarité, certes, mais aussi hausse de nos angoisses individuelles et collectives comme en témoignent l’actuel paysage artistique estudiantin et cette souffrance d’isolement qui en résulte.
Fermaille nous réunit entre ses pages pour laisser place à l’effusion de ce que nous taisions hier, seuls, prisonniers de la gangrène d’un poème intimiste, abandonnés à des intérêts individuels dont on ne peut se sauver. (I, p. 5)
Cet extrait de l’éditorial rappelle que l’engagement de la revue dépasse la circonstance de la grève étudiante ; la hausse des frais de scolarité n’est que le symptôme d’une montée du libéralisme et de la domination des intérêts privés. Cependant, comme l’exprime le second paragraphe, le véritable enjeu qui anime la revue est l’apparent mutisme de la littérature face à cette aliénation du sujet des enjeux collectifs. Ainsi, Fermaille survient en réaction à une souffrance d’isolement issue d...