rue Saint-Georges1 à Moncton2
encre de Chine3
Princess of Acadia4
retourne à la mer
je n’écris plus qu’en ton absence5
et encore c’est pour te parler
pour te parler encore6
Georges Bourgeois7, L’E muet8, Éditions d’Acadie9, 1998, p. 3410.
1 Rue interminable qui divise la ville en deux, débutant par un restaurant Tim Horton’s et se terminant au loin dans les méandres du parc industriel. On y trouve la cathédrale Notre-Dame de la Reconnaissance, dédiée à la Vierge Marie qui protégea le peuple acadien au moment de la Déportation de 1755. En face de l’église se trouve le salon de massage Gentleman’s Parlor, à gauche le restaurant take-out Deluxe French Fries et à droite, le club gay Café L’Intro. Je me souviens de la chaleur et des heures perdues à regarder, par une fenêtre du haut de mon atelier, les passants défiler sur la rue, cherchant à voir si par hasard elle ne retrouverait pas son chemin jusqu’à moi.
2 Moncton. Ville interminable qui divise ma vie. Un temps au bord de l’eau et un temps pour se perdre, un temps pour la honte et un temps pour l’exil, un temps pour entendre gronder les avions dans leur rage sourde à enfoncer le ciel et un temps pour s’enfoncer dans ces lits où j’ai cru refaire ma vie inutile et obscure.
3 De Moncton où j’ai tant été, à la Chine où je ne suis jamais allé, et pourtant en inscrivant le nom de ce pays, je le vois s’étendre indélébile au plus profond du papier, il prend racine au fond de fibres qu’ils ont inventées jadis, comme ces biscuits qu’on distribue à la fin du repas et qui nous disent que oui, le monde est une merveille, toute aussi mémorable que le livre qu’a écrit autrefois MarcoPolo.
4 C’était le nom du bateau qui nous transportait vers une île toute proche. Sinon lui, sinon un autre. Je me souviens de ce petit enfant qui ne cessait de rire et qui pleurait à la vue de mon visage sévère, et toute cette situation te faisait rire et l’enfant riait de plus belle en te voyant rire. Ton rire retentissant sur la mer et cet enfant qui voulait quitter les bras de son père pour s’en aller avec toi. Où est-il aujourd’hui? Quelque part fais-tu encore partie de ses désirs nébuleux et de ses rêves inavouables? Si un jour tu lis ceci, tu sauras que je n’ai rien oublié.
5 La maison au coin de la rue ; la maison au bord d’un port naturel en eau profonde ; la maison près d’une place publique balayée par le vent chaud de l’été, le silence de la nuit et les routes condamnées en hiver ; la maison qui prenait l’eau et la maison qui craquait comme un navire dans la tempête ; la maison d’où l’on voyait venir les voitures de très loin et celle où la neige cachait les fenêtres et celle où je revenais très tard dans la nuit ; la maison où l’on s’assoyait par terre devant le téléviseur et celle où l’on entrait dire la prière ; la maison cachée dans les arbres et celle avec une table en métal bleu qu’enfant je fixais en silence, je continue de les habiter toutes comme le locataire de cette mémoire aux alvéoles fragiles et durables.
6 Selon qu’il est placé avant ou après, le mot encore a tôt fait de perturber le sens de toute action. À nouveau parler toujours. Incessamment. Comme cet homme qui écrivait quotidiennement des lettres d’amour délirantes à la femme qu’il espérait rencontrer un jour. Je t’écris pour te dire… Je t’écris comme un long testament incomplet et ma mémoire n’a plus ni la force, ni le courage, ni l’honneur de se souvenir de ce dont il faudrait à tout prix se souvenir.
7 Je suis rentré un soir. J’arrivais du théâtre. Une pièce sombre. Sans issue. Je dis le mot amour et cela sonne faux, disait l’un des personnages. Sur une étagère, dans un appartement loué, j’ai retrouvé ton livre qui sonnait juste. Je voulais te le dire avant qu’il soit trop tard. Je sais que j’ai trop attendu et que j’aurais dû le lire / dire bien avant.
8 Je t’écris de la main gauche, celle qui n’a jamais compté. Danielle Messia. Ce qu’on ne remarque pas, ce qu’on n’entend pas, ce qu’on ne voit pas, est-ce qu’il y a un monde où ça existe vraiment avant de s’égarer dans le nôtre? Et si oui, comment se fait-il que nous n’en ayons jamais eu vent? De quelle teneur et de quelle rigueur est l’ampleur de ce complot-là? Je hais les gens qui sèment le vent, sachant bien qu’en bout de ligne ils ne récolteront même pas la tempête, mais qui s’appliquent tout de même à faire comme si, conscients du fait qu’il n’y aura jamais d’issue à leur éternel désordre.
9 Les Éditions d’Acadie ont cessé de publier en l’an 2000. Les chiffres ont toujours eu sur les Acadiens un effet euphorique et étrange. L’an 2000, qui marque le passage de l’ère chrétienne à l’ère technologique et cosmique, marque la disparition de leur première et plus importante maison d’édition. C’est ce que nous a révélé l’étude des tablettes d’argile retrouvées lors de fouilles entreprises dans la rivière Petitcodiac. Le livre de Georges Bourgeois est désormais introuvable. Certains vont même jusqu’à dire qu’il n’aurait jamais été écrit.
10 3 et 4 font 7. C’est quand même quelque chose. Non?
Et quand nous fûmes arrivés jusqu’à elle1, je vois sur le sable2 un peu plus loin des gens assis au bord du précipice3.
Et là mon maître4 : « Afin que tu emportes une pleine connaissance de ce cercle5, dit-il, va, et regarde leur peine6. »
Dante, La divine comédie, « L’Enfer », traduction de Jacqueline Risset, Flammarion, 1985, p. 161.
1 C’est la bête, mais il est décevant de la voir ainsi parce qu’on voudrait tant voir uniquement le pronom et que celui-ci nous laisse dans une aura de mystère : elle, la fiancée de la Bible, la promise, la mystérieuse qui marche devant et vers laquelle on se précipite au ralenti pour se prosterner.
2 Le sable comme le démon déguisé en femme, You walk like an angel, marchant sur une plage chaude. Mais ici, en enfer, le sable est noir, c’est de la suie, de la cendre, les choses surgissent à l’improviste, les arbres se métamorphosent et le sol bouge, rempli de pièges et de créatures rampantes. Tout est noir, sombre, étouffant. Un film d’horreur interminable. Satan et ses légionnaires. Un hiver post-nucléaire. You’re the devil in disguise, oh yes you are.
3 Aux arbres de Babylone, nous avions accroché nos harpes, que je lisais et relisais dans la Bible de mon enfance. L’image de gens étendus sur l’herbe, avec la ville au loin que leur barrait une étendue d’eau. La fatigue d’une marche où il n’y avait ni halte ni repos, quand on sait qu’elle est éternelle, une déportation continuelle, une errance à n’en plus finir, une enfilade de gens anonymes qui se perdent et s’épuisent dans un désert interminable. Assis sur le sable, mais au bord d’un précipice sans doute, parce que cette vie désolante ne saurait prendre fin. Il n’y a pas de mort après la mort. Mais alors, quoi?
4 Comme ce doit être réconfortant de s’abandonner à la parole rassurante d’un maître et de fuir toute entreprise de salut personnel. La crainte est toujours de se voir trahi, exploité par les mêmes inconséquences. Aucun être humain ne peut se poser en modèle sans risquer de se voir divinisé puis avili par ses disciples. Les maîtres sont peut-être affaire du passé. De nos jours, ils paraissent toujours en bout de ligne comme des fous, de vulgaires paranoïaques, des vedettes médiatiques qui ont investi leur sagesse dans les cote...