J’ai vingt-huit ans. Je suis à bord du train de nuit reliant Montréal à Toronto, les deux villes où l’on me donne du travail. Allongé à l’étroit sur ma couchette-tombeau, je contemple la nuit des villages, des forêts et des champs, un livre aux pages bleu lavande – la lueur de la petite lampe de chevet au-dessus de ma tête – ouvert sur l’oreiller. Je contemple et je lis. La lune entre et sort d’un mince nuage ourlé d’argent. Vénus et la Grande Ourse dardent leurs lueurs d’astres morts-vivants sur ma couchette. Je lis Kerouac, On the Road.
Éclair fugitif d’un lampadaire, on approche d’un bourg ensommeillé. Un marcheur nocturne, seul au milieu d’une rue déserte, son visage pensif rougi par le clignotant brasier de sa cigarette. Il a quitté son lit, sa chambre, sa maison pour souffler paisiblement son haleine d’homme songeur dans la grande nuit qui l’accueille sans rien exiger de lui. À la maison, à l’usine, au bureau, on lui en demande trop. Ou alors c’est un cauchemar qui l’a tiré du lit. Voilà qu’il lève la tête vers le firmament où les étoiles brillent inintelligiblement. Déjà il est passé, la nuit l’a subitement avalé.
Le fond du monde lentement rosit. Je ne dors pas.
Il faut dire que je suis follement épris de ma belle épouvante. Les pages frénétiquement s’accumulent.
Le livre que je me promets de faire aura donc mille pages ? Peu importe. Comme l’écrit si bien Kerouac : La nuit est ma femme. Les grandes forêts ravagées par les derniers feux dévastateurs défilent derrière la vitre de ma couchette – myriades de chicots calcinés.
Je gribouille. Je sais que je n’écris pas encore. Je prends note de mes désirs, de mes frousses, de mes inadéquations diverses. C’est le commencement de l’inutile passion que subit l’adulte que lentement je deviens. Pas de cahier ni de plume : un crayon et des bouts de papier que je donne au vent qui souffle le long des rails, espérant je ne sais quelle publication forestière. Peu importe : je suis amoureux et je gribouille, déclarant au papier indifférent que je suis à la fois aigle et taureau, homme et cygne, enfant et vieillard, grand malade et sorcier guérisseur. Je suis excessivement vivant et j’ai la forte détermination de le faire savoir. Comme Jean-Louis, dit Jack Kerouac, je possède désormais a kindred spirit, seeking identity in the midst of sprawling, nameless reality.
Ne dit-on pas :
— Je suis en train d’écrire – de lire, de manger.
— Ça va, toujours le même petit train-train.
— Il y va à un train d’enfer.
— Il faut prendre le train en marche.
— Quel train de vie, tout de même !
— Pour l’heure, ce n’est que la mise en train.
— Si tu continues à ce train-là…
— Le pauvre a reçu tout un train d’injures.
Pas un jour sans un train.
Le suprême effort de l’écrivain n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Il nous dit : « Regarde, regarde, apprends à voir ! »
Marcel Proust
Son merveilleux chauffeur, nonchalant secrétaire et trop inconstant amant, Alfred Agostinelli, vient de le déposer sur le quai de la gare Saint-Lazare. Il part pour Cabourg, où il compte écrire en paix, dans la chambre du Grand Hôtel qui affiche aujourd’hui son nom sur sa porte, loin du bruit de Paris et des fastueux et décevants salons de Saint-Germain-des-Prés. Suivant le porteur, décidément trop joli garçon, qui s’essouffle à pousser dans l’allée l’énorme malle de l’écrivain – il ne se déplace que nanti de ses nombreux cahiers et de l’abondante panoplie de médicaments nécessaires aux brusques caprices de son asthme –, il essuie de son fin mouchoir de soie des larmes de dépit dont il feint d’ignorer la provenance et qu’aussitôt il juge sévèrement : « Ce garçon… Je m’émeus trop et pour des riens… »
Tout comme sur la route, au crépuscule, dans le taxi d’Alfred, engoncé dans son éternelle pelisse de vicomte, les yeux mi-clos, il avait admiré les fabuleux jeux d’ombres et de lumières sur les façades des églises, il contemple à présent, yeux mi-clos toujours, un décor de presque nuit que la vitesse du voyage métamorphose tantôt en ensorcelant paysage des contes d’Andersen, tantôt en prairies serpentées de lueurs fantastiques – les feux d’après-moisson allumés par les paysans –, et tantôt encore en ces hallucinants alentours de l’enfance qui le forcent soudain à écrire – dans sa tête, il ne prend pas de notes, n’a pas, n’a jamais eu besoin de prendre des notes – de longues phrases à charnière – comme celle que j’allonge ici – dont demain il n’aura pas oublié un mot et qu’il compose avec passion et nonchalance, selon son habitude de confiné ayant tout son temps, s’efforçant de réfuter l’épouvante de ne pas pouvoir finir son livre interminable avant de disparaître.
Il écrit comme il rêve, dans une espèce de transe où la vérité se mêle à la fabulation. Le phrasé ondule, sinue, part en avant, vire en arrière, s’élance de nouveau dans le sentier équivoque du temps retrouvé. Le récit est sans commencement ni fin, il le veut ainsi. Le temps s’arrête et il est un bon moment heureux, comme ça. Il est si rare que la joie dure qu’il se croit mystérieusement sorti du temps. Un peu plus et il commanderait une bouteille de champagne, qu’il boirait en compagnie du trop mignon garçon de tout à l’heure, lui murmurant des fredaines tout en effleurant la manche de son uniforme (il idolâtre depuis toujours les garçons en uniforme : pompiers, agents de police, militaires). Il imagine aisément qu’il fait ce à quoi il songe et aussitôt juge qu’après tout, comme toujours, la jonglerie suffira – hélas.
Il entrouvre les paupières : le décor a changé derrière la vitre. C’est à présent la pleine nuit. Un quart de lune surgit d’un nuage d’argent. Les arbres dans le vent exécutent une pantomime digne des arabesques de son cher Diaghilev. Mais n’est-ce pas tante Léonie, là, sous le pommier qui perd ses pétales dans l’herbe bleue ? La pauvre vieille est dehors sans manteau, elle va prendre froid, attraper peut-être son coup de mort… Et le voilà reparti, mais déjà ses yeux se ferment : « Demain, il me faut absolument raconter la fin de tante Léonie… » Souriant en coin, il fait mine d’oublier – mais il n’oublie pas, il n’oublie jamais – parce qu’un essaim d’astres, là, au-dessus de la ligne d’horizon…
C’est comme ça que ça marche pour lui et, humblement, formidablement, parfois pour moi aussi.
Ne pas croire qu’on en sera capable et quand même y arriver, sans trop savoir comment et dans une inexplicable abondance.
Voix, disons, numéro 1 :
— Ouais…
Long silence, soupirs.
Voix numéro 1 :
— On peut pas laisser faire ça…
Nouveau long silence, tension palpable.
Voix numéro 2 :
— Mais si c’était ça qu’y voulait ?
Voix numéro 1 :
— Voyons donc !
Malaise et mystère.
Voix numéro 1 :
— P’t’être ben qu’y est mort queque part au bord d’un rang pis que personne l’a encore trouvé ?
Fort grognement de colère.
L’un boit. Le glouglou est étranglé, alcool fort – gin ?
Voix numéro 2 :
— Ti-Gilles, le père a ben le droit de finir comment y veut… C’est lui-même qui me l’a dit, la semaine passée : « Tant qu’à rester enfermé icitte jusqu’à ce que je lève les pattes, j’aimerais autant aller me perdre dans nature. »
Silence, remuements malaisés, l’un des deux se mouche bruyamment.
Gilles – à présent on connaît son nom :
— Jérôme, toi pis moi, on a beau avoir la même face, on pense sacrément pas pareil !
Jérôme – on le sait à présent :
— Ah, pour ça… !
Gilles – voix voilée comme par un commencement de larmes :
— T’aimerais ça, toi, le retrouver les quatre fers en l’air en arrière de l’hôtel du coin, oubedonc apercevoir sa maudite chemise d’habitant flottant dans le courant de la rivière ?
Jérôme – ton catégorique :
— Au fond, la grande différence entre toi pis moi, c’est que t’as la chienne qu’on te blâme de pas t’en être occupé comme faut, tandis que moi…
Gilles – même ton :
— Tandis que toi, tu t’en sacres ! De toute manière, t’allais jamais le voir à l’asile…
Jérôme :
— On dit pas « asile »…
Gilles – franche colère :
— AH… !
Jérôme – voix courroucée à son tour :
— Gilles, sacrament ! Le père a toujours voulu être libre, tu le sais comme moi. Y sacrait le camp de la maison à tout bout de champ pour aller on savait jamais où…
Long silence, remuements de plus en plus malaisés, fauteuils qui gémissent.
Et voilà qu’ils se lèvent et, enfin, je les vois : leur ressemblance est frappante. Tous deux sont roux comme des renards, ont le même nez effilé, la même chevelure en bataille, les mêmes lèvres gourmandes.
Ce n’est qu’une fois sur la plate-forme où je les suis, faisant mine de me rendre au cabinet de toilette, que j’apprends pour ainsi dire la fin de l’histoire.
Jérôme – voix blanche :
— Aussi ben te le dire avant qu’on perde notre vent...