iv
codes
Culture de masse
et institution littéraire
Il est bien moins périlleux de s’en prendre à tel ou tel discours qu’à leur hiérarchie. La multitude des messages qui constituent notre environnement langagier quotidien accrédite l’impression d’une mise à plat sans perspectives, sans étagement, sans classement. C’est, on le sait bien, un leurre. Chacun des langages constitutifs du discours social a son importance relative, plus ou moins signalée d’ailleurs. Ce que la société tolère mal, c’est qu’on dévoile et conteste le principe de leur ordonnancement.
Prenons comme exemple ce qu’on pourrait appeler l’institution artistique (littérature, peinture, etc. ; elle est composée de faits d’appareils : éditeurs, troupes, galeries, librairies, salles, jurys, prix, divers publics, et de faits de langage et de discours : la critique, l’information journalistique, etc.). Au Québec, la culture de masse commercialisée est intégrée à l’institution artistique comme si cela allait de soi. Le cahier « Arts et spectacles » de La Presse consacre sa première page à des personnes du music-hall, Ginette Reno, André Gagnon, qui sont effectivement des agents de produits culturels stéréotypés destinés à la plus large consommation (selon les intérêts de l’industrie du disque et des commanditaires des émissions de radio et de télé). Il y a quelques années, l’unique chronique littéraire à l’antenne du poste de télévision sportif du boulevard Dorchester était confiée à une diseuse nommée Mouffe. Un ancien professeur de philosophie de l’Université Laval, Doris Lussier, vend de la farine à la télé sous le travestissement folklorique d’un vieillard « bien de chez nous » : Perspectives (14 octobre 1978) publie un reportage où Lussier parle de la vocation et des problèmes de « l’artiste ». Il serait très aisé d’ajouter un grand nombre d’exemples dont plusieurs paraîtraient encore plus significatifs.
Nous sommes ici dans l’ordre du constat. Concédons que les rapports entre la culture marchande de masse et l’institution artistique sont ambigus et variables. Après tout, les romans de Guy des Cars ou même d’Henri Troyat sont aussi des produits de consommation massive. Mais par ailleurs, on admettra que Tu regardais intensément Geneviève de Fernand Ouellette, malgré ses déterminations institutionnelles, ne semble pas aussi aisément récupérable par l’idéologie ou l’industrie culturelle que telle chanson de Vigneault dont se servent aussi bien la propagande outaouaise que la québécoise. On dira dans le cas du roman de Ouellette que sa valeur d’usage excède sa valeur d’échange, même s’il est offert en vente, acheté à tel prix, etc. D’autre part, la culture industrielle de masse peut se trouver associée à des instances de l’institution artistique sans jouer un rôle hégémonique. Si vous ouvrez le quotidien Le Monde, vous remarquez que le dernier spectacle à l’Olympia ne fait l’objet que de quelques très brefs paragraphes dans l’économie générale de la page musicale.
Il apparaît qu’au Québec, la culture commerciale de masse se trouve non seulement intégrée à l’institution artistique mais qu’elle est en voie de l’absorber. Les quelques cas évoqués plus haut signalent non seulement le fait même de l’intégration mais aussi la position dominante occupée, sous le couvert de l’art et de la culture, par l’industrie de la consommation culturelle. Le Devoir annonce la mort d’Ovila Légaré avec la manchette du jour : « Un géant de la scène disparaît ». Ni Alain Grandbois ni Pierre Mercure n’eurent droit à cet honneur. Ceux qui comme moi ont entendu jadis à la radio Nazaire et Barnabé peuvent témoigner de la pauvreté d’invention et de l’affligeante vulgarité de ce produit bien commandité. On a pu observer la même abondance dithyrambique lors du décès d’Olivier Guimond, sacré grand artiste génial. Il y avait vraiment de quoi noyer notre chagrin dans la « Labatt 50 ». Le poste de télévision sportif du boulevard Dorchester, dont la différence avec la chaîne 10 s’amenuise de plus en plus, participe comme il se doit à cette entreprise de mystification. Le voilà qui inaugure, le 15 octobre 1978, un nouveau « magazine culturel ». Cela fait bien dix ans qu’il n’a diffusé aucun programme sur la littérature actuelle : poésie, roman, essai, ou encore sur la peinture vivante. De quoi sera-t-il question dans la première émission ?… Des sacs de « magazinage » [sic], des chapelières, des modistes, des cordonniers, etc. Laissons-les faire et bientôt un Jacques Brault ou un Jean-Paul Jérôme seront refoulés dans les marges de la culture, hors de la culture même…
On se rend compte que ce qui fait problème ici, c’est moins le discours de et sur la culture de masse (qui n’a pas fredonné Neiges ou Gens du pays ?) que la position qu’il détient dans l’institution artistique et culturelle. Car si Jean-Pierre Ferland est un poète, comme on le dit dans les gazettes et les cégeps, qu’est-ce qu’un poète ? Quel discours authentiquement poétique s’avère possible ? Devant tous ces « grands artistes » dont les produits sont fonction de la cote d’écoute, du hit parade, de la vente de la bière ou de l’essence, quel pourrait être un engagement artistique véritable ? Comment enfin écrire au Québec aujourd’hui sur le fond d’un tel discours social ? Quand on pense, pour limiter la question, à la place beaucoup trop grande tenue ici par la chanson, ce bercement de l’enfance pour adultes satisfaits, on ne peut imaginer, en contrepartie, qu’une littérature de l’intransitivité, de la non-communication, à base de ruptures, de mauvais sentiments, de franche merde, de tout ce qui n’est pas cette sauce ready-made, électronique et caramélisée, dont la moindre bulle fait l’objet de commentaires empressés dans nos journaux sous la rubrique de la culture ou des arts.
Ce ne sont là que quelques remarques sur une question complexe. Il faudrait voir de plus près comment l’institution littéraire proprement dite tend de plus en plus à se modeler sur les ingénieurs-vendeurs de produits culturels standardisés ou pré-fabriqués : seraient particulièrement instructifs à cet égard non seulement les catalogues de plusieurs de nos éditeurs mais aussi les transformations récentes de certaines grandes librairies montréalaises. Mais il importerait surtout d’examiner les procédés par lesquels on entretient sciemment la confusion entre culture de masse et culture populaire, comment en fait on exploite et infantilise les Québécois en manipulant les signes de ce qui leur reste d’une culture populaire réelle. Ici les politiciens, les publicitaires et les « chansonniers » s’entendent comme larrons en foire.
Les écrivains québécois
sont-ils des intellectuels ?
Proposons quelques éléments de réflexion non pas à partir de définitions plus ou moins a priori des termes mais de la position et de la valeur de la notion d’intellectuel dans le discours québécois. Ceci permet au surplus de ne pas nous empêtrer dans la question jamais résolue du statut des intellectuels et de leur rôle social et politique.
Donc, il s’agirait d’abord, en bonne méthode, de la situation et de la fonction du terme dans le discours social d’ici. Voyons sur quelques exemples.
Discours politique : à l’automne 1981, le premier ministre du Canada, P. E. Trudeau, s’adresse dans la région de Québec à un parterre d’« organisateurs » libéraux : « Il n’y a sûrement pas d’intellectuels dans la salle », lance-t-il après avoir reçu l’habituelle ovation. (Ce public a le cuir épais.) Sa remarque est suivie d’une longue diatribe où il est question des « maudits intellectuels » et de « la maudite engeance intellectuelle ».
Discours romanesque : dans D’Amour P. Q. de Jacques Godbout, Mireille, qu’on peut considérer à juste titre comme la porte-parole du « scripteur », oppose ce qu’elle nomme « sa théorie intelligente et littéraire » aux « tabarnaques d’intellectuels » qui sont les amis de Thomas d’Amour.
Discours critique : Louis Caron parlait, dans un numéro de la revue Possibles, des « intellectuels chauves de Liberté qui essuient leurs lunettes pour cacher le désarroi qui les habite ».
On admettra ici un effet certain de convergence. Trois types bien différents de discours utilisent le terme « intellectuel » de manière nettement négative et péjorative.
Continuons.
Dans ce quatrième exemple, le mot « intellectuel » lui-même n’est pas utilisé mais nous avons affaire tout à fait au champ sémantique de l’anti-intellectualisme. Les responsables de Radio-Canada annoncent leur nouvelle émission hebdomadaire de télé sur l’actualité culturelle. Ils y mettent tellement de précautions que ça en devient comique : les voilà qui s’excusent, protestent de leurs bonnes intentions, font même des promesses : « Ce ne sera pas compliqué, vraiment, nous allons faire le plus simple possible, il n’y aura aucun mot savant, même Claude Jasmin pourra comprendre », etc.
Dernier exemple : le romancier Yves Beauchemin est invité à parler du Matou à l’émission Apostrophes. Quand son tour arrive, le voilà qui cherche à convaincre tout le monde de sa simplicité et de sa naïveté : à l’entendre, il écrit naturellement et spontanément, sans rien préméditer, pour le peuple, par le peuple, dans le peuple… Pourquoi donc, dans la dynamique de cette émission regroupant plusieurs écrivains de diverses tendances, Yves Beauchemin a-t-il assumé si facilement le rôle du « bon sauvage », sorte de case pré-existante dans laquelle il s’est installé sans qu’on le lui demande ?
Ces quelques « cas » empruntés à divers sous-ensembles du discours social tendraient à montrer qu’au Québec, l’attitude des écrivains envers la question : « sont-ils des intellectuels ? » ne ferait que traduire à sa façon une attitude plus générale observable dans un grand nombre de situations de discours. C’est pourquoi on pourrait finalement répondre ainsi :
Q. : Les écrivains (québécois) sont-ils des intellectuels ?
R. : Oui, mais l’idéologie de leur société leur défend de l’avouer.
… Certes, ceci peut avoir des conséquences sérieuses sur le plan institutionnel. Alors que la pratique moderne du discours littéraire tend à questionner les formes, à réfléchir sur le langage, à jouer et déjouer les codes, bref à abolir la distinction entre création et critique, cela supposant que l’écrivain se reconnaisse enfin comme un intellectuel à part entière, l’idéologie québécoise inciterait plutôt à favoriser la survie ou la reprise de formes désuètes : les néo-régionalismes, l’historicisme naïf, la glorification nationale.
Culture populaire et culture « sérieuse »
dans le roman québécois
La littérature (et la mentalité) au Québec sont traversées par un conflit jamais résolu entre la nature et la culture : ce n’est pas un vieux débat, il continue de déchirer les textes et de dissocier les esprits. Il apparaît même très tôt. On ne s’est pas encore avisé que le titre du roman de Jean-Charles Harvey, Les Demi-Civilisés, n’est nullement péjoratif. Au contraire, les Québécois « demi-civilisés » font pendant au Français Hermann Lillois qui, lui, est « un trop civilisé, disons même un dégénéré ». Compensez, comme le fait Harvey, la demi-civilisation par la pureté originelle du pays de Charlevoix, et vous obtiendrez l’être complet et le salut. On dirait que dans notre littérature romanesque, l’écriture, se sentant à la fois obscurément redevable à la nature et honteuse envers la culture, se censure comme culture et mutile le signifiant. Chez nous, c’est la culture qui est obscène. Quand Hubert Aquin parle de Pénélope dans L’Antiphonaire, il enrobe la référence culturelle de précautions blagueuses : … « l’épouse qui attend… que son marin de mari revienne de ses hosties de petits chants homériques ». Le contraste ici entre le contenu et l’expression met paradoxalement l’abondance linguistique au service d’une culture raturée, d’autant plus que ce qu’on pourrait appeler la culture « sérieuse » dans ce roman est relégué (et refoulé) dans un second récit temporellement éloigné : je veux parler de cette histoire située au xvie siècle qui double les événements contemporains. La même dichotomie se retrouve aménagée différemment chez Godbout qui confronte deux langages dans D’Amour P. Q. : le discours littéraire sérieux et « fabriqué » de Thomas d’Amour et le discours populaire et « spontané » de Mireille. Mais Thomas d’Amour, c’est l’Hermann Lillois de Harvey. Que le salut (et la réconciliation finale) provienne de la beauté non souillée de nos campagnes ou des instincts non encore pervertis du groupe, c’est un peu beaucoup la même chose. Bien d’autres exemples viennent à l’esprit : Gérard Bessette, dans La Bagarre, oppose le fruste Lebeuf au cultivé et raffiné Augustin Sillery. Un des deux personnages sera un écrivain. Qui des deux, pensez-vous, se verra confier la fonction ? Ce sera Jules Lebeuf, alors que l’écrivain vraisemblable, selon le code culturel, aurait dû être Sillery. Autre manière pour l’écriture de se censurer comme culture. C’est là peut-être que rés...