Salut Spanish!
Au bord de la route 17, lĂ oĂč la riviĂšre Spanish se jette dans le lac Huron en formant un bel archipel et un bon havre pour une nouvelle marina â une des plus apprĂ©ciĂ©es des Grands Lacs â se trouve un village franc et honnĂȘte, malgrĂ© son nom trompeur. Car, sachez-le, il nây a rien dâespagnol Ă Spanish (non plus Ă Espanola, en amont sur la riviĂšre).
Sur les vieilles cartes de la Nouvelle-France, cette riviĂšre se nommait « lâEspagnole ». Ăa on le sait. Mais pourquoi, ça on ne le sait pas. une dizaine dâhypothĂšses circulent. La plus colorĂ©e soutient que des explorateurs français furent Ă©tonnĂ©s dâentendre des mots espagnols dans le parler des AmĂ©rindiens de lâendroit. On leur aurait dit quâune femme faite prisonniĂšre lors dâun raid amĂ©rindien dans le Sud aurait appris sa langue Ă ses enfants.
La langue maternelle, câest tenace, on le sait. Câest pour ça quâĂ dĂ©faut dâespagnol, vous entendrez parler français ici. Environ le tiers des neuf cents habitants de Spanish sont Canadiens français. Il y en a par ici depuis le milieu du 19e siĂšcle. Ils sont venus bĂ»cher sur la Rive-Nord mĂȘme avant lâarrivĂ©e du chemin de fer. Ils sont venus cultiver. Ils Ă©taient nombreux dans les belles annĂ©es forestiĂšres et miniĂšres.
Mais comme partout dans le Nord, le vent a tournĂ©. En six ans, selon le dernier recensement, Spanish a perdu dix pour cent de ses habitants. Sâil a bien fallu dire salut Ă ceux qui sont partis, aujourdâhui nous saluons ceux qui tiennent Ă y rester. Spanish a dans son passĂ© un homme qui nâa laissĂ© presquâaucune trace dans lâhistoire, sauf⊠ses histoires. Mais quelles histoires!
Jules Couvrette
Jules Couvrette Ă©tait un des pires pĂ©teurs de broue, conteur de coups, fabricateurs dâhistoires de fou que vous puissiez imaginer. Il en a tant et si bien contĂ©, de ses aventures insensĂ©es, tirĂ©es par les cheveux, exagĂ©rĂ©es Ă qui mieux mieux, quâenfin on sâest demandĂ© : a-t-il vraiment pu exister, ce Jules Couvrette?
Quâil ait vraiment existĂ©, on en est sĂ»r au musĂ©e de Massey, oĂč jâai trouvĂ© le document Gems of History, dâoĂč jâai tirĂ© ce que je vais conter. Ce petit cahier dactylographiĂ© est le fruit dâune enquĂȘte orale locale que la Spanish River Womenâs Institute a menĂ©e dans les annĂ©es soixante-dix. Ces enquĂȘteuses ont dĂ©couvert que plusieurs familles pionniĂšres connaissaient et racontaient de curieuses histoires immanquablement attribuĂ©es Ă Jules Couvrette, sans pourtant savoir qui il Ă©tait exactement. En tout cas, ces histoires ont fini par donner tout un chapitre dans le cahier. Moi, je ne fais que les rĂ©pĂ©ter. Vous en jugerez, Ă les Ă©couter, si Jules Couvrette a existĂ©.
Un aprĂšs-midi dâhiver, Jules Couvrette est entrĂ© dans le magasin gĂ©nĂ©ral de Spanish, dont monsieur Sandowski Ă©tait le propriĂ©taire. Par hasard, il sây trouvait un client qui nâĂ©tait pas du coin. Jules Couvrette a dit:
â Sandowski, tu paies combien pour une corde de liĂšvres ces temps-ci?
â Ăa dĂ©pend. Tâen as combien?
â Deux cordes, peut-ĂȘtre mĂȘme trois! » a rĂ©pondu Jules Couvrette.
Puis il est sorti.
â Câest un fou, celui-lĂ ? a demandĂ© lâĂ©tranger.
â Oui et non. Sâil revient, tu lui demanderas comment il les attrape, ses liĂšvres.
Sur ces entrefaites, Jules Couvrette est revenu et lâĂ©tranger lui a posĂ© sa question.
â Câest simple. La riviĂšre est couverte de glace lisse ces temps-ci. Mes garçons et moi, on y place partout de petits tas dâĂ©clisses de cĂšdre pas plus grosses que des crayons. Ă la brunante, on les allume. Les liĂšvres aiment la chaleur, donc ils sâapprochent. une fois bien rĂ©chauffĂ©s, ils sâendorment. Mais quand le feu sâĂ©teint, la glace se reforme et leurs derriĂšres restent pris dedans. Donc le matin, mes garçons et moi, on a juste Ă les faucher puis Ă les corder.
â Vraiment? Mais quâest-ce que vous faites lâĂ©tĂ©?
â LâĂ©tĂ©? Alors lĂ , on va sur le chemin de la rĂ©serve. Le terrain, par lĂ , câest de la belle roche lisse. LĂ -dessus, on laisse partout des petits tas de poivre. Les liĂšvres qui passent lĂ sentent ça. Quand ils Ă©ternuent â atchoum! â leur tĂȘte se lance par en avant contre le roc puis ils sâassomment. Avec le poivre et les Ă©clisses, jâai pas besoin de collets. Mais dis donc, Sandowski, tu la paies combien, la corde de liĂšvres aujourdâhui?
« Vas te promener! » a Ă©tĂ© la rĂ©ponse de Sandowski. Cette rĂ©ponse a soulagĂ© lâĂ©tranger.
Une autre fois, Jules Couvrette se faisait voler ses patates la nuit, dans son champ au bord de la riviĂšre. Donc une nuit, il sây cache avec sa hache.
Vers minuit, il a entendu la vase clapoter, puis un corps se traĂźner entre deux rangs de patates. Soudain, câest le face-Ă -face avec son voleur, qui Ă©tait⊠une barbotte gĂ©ante!
Dâun grand coup de hache, Jules Couvrette lui a fendu la tĂȘte en deux moitiĂ©s. Mais la barbotte a quand mĂȘme rĂ©ussi Ă se sauver dans lâeau.
Le pire, câest que la nuit suivante, la barbotte est quand mĂȘme revenue voler des patates. Puis maintenant, elle dĂ©terrait deux rangs en mĂȘme temps!
Comme tout cultivateur, Jules Couvrette bûchait en hiver. Mais, parfois, il façonnait ses harnais non pas avec du cuir, mais de la babiche.
La babiche, quand câest mouillĂ©, ça sâĂ©tire. une fois, son harnais sâest tellement Ă©tirĂ© que le cheval Ă©tait rendu Ă lâĂ©table, mais la bille quâil traĂźnait Ă©tait encore dans le bois.
Mais Jules Couvrette avait du savoir-faire. Il a juste dĂ©telĂ© le cheval et accrochĂ© le harnais Ă une souche. Pendant la nuit, la babiche a rĂ©trĂ©ci. Donc, au matin, la bille Ă©tait rendue prĂšs de la grange. Ăa nâavait pas Ă©tĂ© forçant.
Cette histoire-ci remonte au temps oĂč il y avait encore des pins gĂ©ants sur la Rive-Nord. Jules Couvrette racontait quâĂ son arrivĂ©e dans la rĂ©gion, il Ă©tait marteleur prĂšs de la riviĂšre aux Sables. Le marteleur, on lâappelle aussi le fitteur. Câest lâhomme qui marque dâun coup de hache les bons arbres Ă abattre.
Une fois, Jules Couvrette a plantĂ© sa hache dans le pin le plus immense quâil ait jamais vu. Puis il en a fait le tour comme il faut faire pour juger de quel cĂŽtĂ© il allait tomber. Quand il a eu fini dâen faire le tour et quâil est revenu lĂ oĂč sa hache Ă©tait plantĂ©e, il a trouvĂ© juste la lame. Le manche, lui, avait disparu.
Jules Couvrette Ă©tait perplexe, mais il a vite compris. Ăa avait Ă©tĂ© si long, faire le tour de cet arbre, que le manche avait eu le temps de pourrir!
Les chiens de Jules Couvrette Ă©taient les plus intelligents du pays. Il en avait un si fin quâil lui suffisait de pointer du doigt ce quâil voulait et ce chien-lĂ sâen occupait.
Dans ce temps-lĂ , Jules Couvrette dĂ©frichait. Il y avait de grosses souches sur sa terre. Donc, il sâest procurĂ© de la dynamite. Prudent quand mĂȘme, il a utilisĂ© une longue mĂšche. Malheureusement, ça a donnĂ© le temps Ă sa meilleure vache de sâen approcher de trop prĂšs. Sans rĂ©flĂ©chir, Jules Couvrette a pointĂ© la souche du doigt. Son chien est parti en flĂšche. Et le pire est advenu. Juste comme le chien lâa atteint, la souche a explosĂ©. Son pauvre chien a revolĂ© trente pieds en lâair, et est retombĂ© juste Ă ses pieds, dĂ©chirĂ© en deux!
Sans hĂ©siter, Jules Couvrette a vite recollĂ© les deux bouts du chien ensemble et, miraculeusement, son chien semblait bien se porter. Mais il avait agi si vite que les deux pattes dâen arriĂšre pointaient par en lâair!
Mais ça ne le dĂ©rangeait pas, au contraire. Ce chien-lĂ courait sur deux pattes dâabord, puis il se roulait de lâautre cĂŽtĂ© et courait sur les deux autres. Il ne se fatiguait jamais. Il Ă©tait deux fois meilleur quâavant!
Les chiens de Jules Couvrette Ă©taient aussi bons Ă la chasse. Il en avait un qui ne lĂąchait jamais sa proie, au grand jamais.
Une fois, ce chien sâest mis Ă pourchasser un renard derriĂšre Blind River. Quand il les a revus les deux, le lendemain, ils Ă©taient Ă Walford. Mais ils ne couraient plus, ils marchaient lentement, tellement ils Ă©taient morts de fatigue.
Ce chien-lĂ Ă©tait aussi champion pour suivre une piste Ă lâodeur. Mais une fois, il sâest trompĂ©. Il sâest mis Ă suivre une piste dâorignal pendant sept jours. Quand il sâest enfin arrĂȘtĂ©, il nây avait pas un animal autour. Jules Couvrette Ă©tait perplexe, mais il a fini par comprendre. Son chien avait suivi la piste de reculons. CâĂ©tait donc Ă cet endroit que lâorignal Ă©tait nĂ©.
Jules Couvrette trappait aussi et son chien était fameux pour ça.
Tout ce quâil avait Ă faire, câĂ©tait de sortir une des planches sur lesquelles il tendait les peaux Ă sĂ©cher. Le chien savait quelle prise faisait sur cette planche-lĂ â castor, martre, pĂ©can â puis il partait lui en chercher une.
Une fois, Jules Couvrette a sorti la planche Ă repasser. Son chien est parti. Mais il ne lâa plus jamais revu.
MĂȘme sans son chien, ce chasseur savait chasser. une fois, Jules Couvrette, en chaloupe, poursuivait Ă la rame un orignal Ă la nage. CâĂ©tait Ă©puisant. Ă force de ramer, il a rĂ©ussi Ă sâapprocher assez prĂšs de la bĂȘte pour lui passer une corde autour du panache. LĂ , il pouvait relaxer, en attendant que lâorignal atteigne la rive pour le tirer. Malheureusement, sa chaloupe sâest cognĂ©e contre un arbre submergĂ© et Jules Couvrette est tombĂ© dans le lac.
Lâautomne suivant, il ...