L'Insomnie

Robert Marinier

• Éditeur: Éditions Prise de parole
• Année: 2015
• ISBN de l'eBook: 9782894238523
• Sujet: Littérature
• Sujet: Théâtre canadien

D'un grand maître du comique de situation vient l'histoire hallucinante d'un pauvre diable qui n'a pas dormi depuis des mois et qui ne sait plus si sa vie relève du rêve ou de la réalité. Insomniaque, Gilles Boudin est prisonnier du tourbillon d'images qui s'animent devant lui. Hallucinations et personnages bizarres meublent ses nuits mouvementées. Existe-t-il une frontière entre le rêve et la réalité si l'on retrouve dans ces deux mondes les mêmes angoisses, les mêmes peurs et les mêmes fantasmes? « L'Insomnie » a été créée par le Théâtre de la Vieille 17 en 1994.

(Le comédien, en habit rouge avec cravate turquoise mais sans chaussures, entre en scène par la porte. Tout en faisant face à la porte, il la referme et tourne la tête pour regarder le public, l’air inquiet. Puis, il fait demi-tour et marche le long du décor, au fond, jusqu’à ce qu’il arrive au centre, où il remarque les souliers à l’avant-scène. Il s’avance vers les souliers et, ne penchant que la tête pour bien voir ce qu’il fait, il chausse le soulier gauche en y glissant le pied. Il répète la procédure pour le soulier droit. Maintenant, comme si le fait même d’avoir chaussé les souliers avait changé son attitude, il lève la tête, l’air plus accueillant, et s’adresse directement au public.)

Narrateur

Laissez-moi vous raconter l’histoire de l’homme qui ne peut pas dormir.

L’homme qui ne peut pas dormir s’appelle Gilles. Il vit avec son épouse Lorraine et leurs deux enfants, Karine et Léa – aussi connues comme Karo et Nounourse, ou en groupe comme les petites ou les filles. Ils vivent tous les quatre dans un beau semi-détaché pas trop loin du centre-ville, où Lorraine et Gilles travaillent et les filles vont à la petite école. C’est une famille normale… sauf que Gilles ne peut pas dormir.

Il n’a pas dormi depuis six mois déjà. Pas une miette. Il ne s’est pas assoupi, n’a pas somnolé, n’a pas ronflé, n’a pas roupillé, n’a pas fermé l’œil, ni cogné un seul clou depuis exactement cent quatre-vingt-six jours. Comme de raison, ça lui a causé beaucoup de problèmes.

Les premières semaines d’insomnie avaient complètement bouleversé la routine quotidienne de la maison…

Après deux semaines – et dix-sept rendez-vous avec des médecins de toutes sortes, psychologues, spécialistes, psychiatres – Gilles, avec l’aide de Lorraine, avait tout essayé. Mais les somnifères n’avaient eu aucun effet, la méditation l’angoissait, le régime spécial de la naturopathe ne lui donnait que des gaz, et il avait compté assez de moutons qu’il était obligé d’en importer d’autres de la Nouvelle-Zélande. Il avait compté assez de moutons que ses filles étaient gréées en gilets de laine pour le restant de leur vie. Il avait compté assez de moutons que… Enfin, vous comprenez qu’il avait tout essayé pour trouver une solution.

Mais tout ce que Gilles avait réussi à trouver, c’était ce qu’il croyait être le désespoir. Oh, parce que Gilles avait encore beaucoup à apprendre au sujet du désespoir.

À deux semaines et demi, Gilles en était arrivé lui-même à une grande conclusion…

Gilles

…Lorraine, la pire chose que je peux faire, c’est de rester au lit et d’essayer de dormir si j’ai pas sommeil. Ça va juste me stresser encore plus. Je suis aussi bien d’en profiter pour travailler un peu, pour m’avancer au bureau.

Narrateur

À la fin du premier mois, Gilles avait appris à intégrer son éveil constant à sa vie de tous les jours. Et, durant les semaines suivantes, toute la famille semblait s’adapter assez bien à cette nouvelle réalité. Tandis qu’au bureau, Gilles commençait à se faire remarquer par les gens d’en haut parce qu’il faisait le double de l’ouvrage de tous les autres. Il faisait tellement d’ouvrage qu’on aurait cru qu’il travaillait jour et nuit… littéralement. Il faisait tellement d’ouvrage qu’on lui avait même confié un dossier spécial.

Mais, même si au travail tout allait comme sur des roulettes, à la maison, d’autres problèmes, cachés sous ce semblant de vie normale, commençaient à se pointer discrètement le nez. Son incapacité de relaxer et d’être à l’aise avec ses filles – à cause de son travail, dans lequel il s’était lancé corps et âme parce que c’était la seule chose qui lui permettait d’oublier les pensées obsédantes qui bourdonnaient dans sa tête et qui l’empêchaient de dormir. Et, dans son couple, le fait qu’il ne pouvait plus… depuis qu’il ne pouvait plus dormir, il ne pouvait plus… comment dire… il ne pouvait plus accomplir aucun devoir conjugal.

À deux mois une semaine, toute la famille allait voir la psychologue, individuellement et en groupe. Mais Gilles éprouvait beaucoup de difficulté à parler à Lorraine de son impuissance. Surtout quand la psychologue l’obligeait à le faire à l’aide d’une marionnette.

À trois mois, Gilles commençait à souffrir d’un manque de concentration assez marqué. Ce qui, au bureau, lui avait fait accidentellement effacer plusieurs dossiers importants et, à la maison, avait obligé Lorraine à lui enlever les clés de la voiture.

Et ça rempirait de jour en jour, au point où, à quatre mois, Gilles ne pouvait même plus se concentrer sur son travail, ni au bureau, où son patron était le premier à le remarquer, ni à la maison, où Lorraine commençait à démontrer des signes évidents de stress chronique.

À quatre mois trois semaines, l’insomnie montrait son vrai visage. Gilles commençait à avoir des flash-backs, à revivre des moments importants et moins importants de son passé. Mais étant donné l’état précaire de son ménage et de ses relations de travail, Gilles n’en parlait pas à personne.

À cinq mois deux semaines, Gilles perdit soudainement la notion du « je ». Il ne pouvait plus parler de lui-même à la première personne du singulier.

Lorraine

Vas-y là, Gilles. Dis : « je suis ».

Gilles

(Se forçant) Il est.

Lorraine

Non, non! « Je. »

Gilles

(Se forçant) Il.

Lorraine

Jjjjjjjjjjjj-je.

Gilles

(Se forçant) Jjjjjjjjjjjj-Gilles.

Narrateur

Et Lorraine devait se satisfaire de ça.

À cinq mois trois semaines, les flash-backs, en plus d’être devenus de plus en plus fréquents, étaient aussi devenus… Gilles n’arrivait pas à mettre le doigt dessus… Qu’est-ce qu’ils avaient, ces flash-backs là de si, euh, ils avaient quelque chose de bien bizarre…

À la maison, les filles se taisaient et se cramponnaient l’une à l’autre aussitôt que Gilles mettait les pieds dans la pièce.

Et Lorraine… Lorraine, qui, au début, avait été la bouée de sauvetage à laquelle il pouvait s’accrocher dans ses moments les plus noirs… Sa Lorraine, qui lui avait fait des massages, qui lui avait préparé des repas spéciaux, qui l’avait bourré plein de médicaments, qui l’avait même soûlé un soir pour essayer de le faire dormir… Sa belle Lorraine qui jusque-là avait tenu le coup… Lorraine, à six mois et quelques jours, est maintenant devenue… contre-productive.

Lorraine

Tu te lèves?

Gilles

Ouen…

Lorraine

Je t’ai demandé de rester au lit puis de dormir avec moi ce soir.

Gilles

Lorraine…

Lorraine

Quoi? Tu veux pas te coucher puis dormir avec moi pour un soir?

Gilles

Lorraine, pourquoi elle fait ça? Pourquoi elle lui fait ça, là?

Lorraine

Essaies-tu de dire que c’est moi qui nous fais ça?

Gilles

Il s’excuse, Lorraine. Il voulait pas dire que…

Lorraine

C’est pas moi qui est en train de faire ça à ma famille… C’est pas moi qui est en train d’avoir un flash-back après l’autre devant mes filles. Moi, j’ai essayé de comprendre, j’ai tout fait, moi! Mais c’est fini ça, tu m’entends, c’est fini! À soir, tu vas rester couché avec moi, puis tu vas dormir… Tu vas dormir ou bien… Ou bien… En tout cas, tu fais juste mieux de dormir!

Narrateur

Alors, ce soir-là, pour calmer Lorraine, Gilles reste étendu là… (Gilles reste debout mais lève les mains comme s’il tenait les couvertures à la hauteur de son cou.) …à côté d’elle, sous les couvertures, sans bouger, sans la toucher, les yeux fixés au plafond. Quelque chose comme ça mais à l’horizontale.

Il a chaud. Son genou gauche pique. Il peut l’endurer. Là, c’est son ventre qui commence à piquer. Il ne bouge pas. Malgré son besoin de se gratter, malgré la chaleur sous les couvertures, il ne bouge pas. À quoi bon! Il connaît la routine. S’il se gratte le genou, s’il se gratte le ventre, dans deux secondes, c’est son cou qui va commencer à piquer. S’il se désabrille parce qu’il a trop chaud, dans trois secondes il va ...

Table des matières

• Page couverture
• Prise de parole
• Du même auteur
• Page titre
• Catalogage
• Préface
• Mot de l’auteur
• Équipe de création
• Notes scéniques
• L’Insomnie
• 4e de couverture