Les Litanies de l'Île-aux-Chiens
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Les Litanies de l'Île-aux-Chiens

Françoise Enguehard

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Les Litanies de l'Île-aux-Chiens

Françoise Enguehard

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À propos de ce livre

Le public retrouvera avec plaisir le rĂ©cit touchant de la vie des arriĂšres grands-parents de l'auteure, Victor LemĂ©tayer et Marie-Joseph MĂ©nard, partis de la Bretagne au tournant du vingtiĂšme siĂšcle dans l'espoir de trouver en AmĂ©rique, une vie meilleure.Beaucoup plus qu'une histoire familiale, « Les Litanies de l'Île-aux-Chiens » « retrace l'histoire de cette race de pĂȘcheurs qui [
] ont exploitĂ© le Grand Banc de Terre-Neuve et peuplĂ© de Français les Îles Saint-Pierre-et-Miquelon. » L'Écho des Caps Hebdo « [
] ce roman reconstitue la vĂ©ritĂ© de l'Ă©poque dans laquelle il se dĂ©roule et lĂ  est la grande qualitĂ© du livre. Victor et Marie-Jo symbolisent tout le mouvement de colonisation de Saint-Pierre et Miquelon [
] En refermant le roman, je n'avais plus qu'une chose en tĂȘte: visiter cette Île-aux-Chiens pour aller sentir cette mer et mĂ©diter sur l'hĂ©roĂŻsme trop peu reconnu de ceux que l'on appelle les humbles. » David Lonergan, L'Acadie NouvelleLe roman historique est ici bonifiĂ© d'une sĂ©rie de photos. PubliĂ© Ă©galement en France sous le titre L'Île-aux-Chiens (Éditions L'Ancre de Marine, 2001), le roman remporte en 2001 le prix Henri QuĂ©ffelec du Salon du livre maritime Ă  Concarneau, Bretagne. Il est aussi traduit en anglais sous le titre Tales from Dog Island (Killick Press, St-John's, 2002).

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Informations

Année
2012
ISBN
9782894235539

PREMIÈRE LITANIE

— Sainte Anne

— Priez pour nous.
— Saint Yves

— Priez pour nous.
— Sainte Marthe

Pas de rĂ©ponse. Dans le lit de sa grand-mĂšre, ses beaux cheveux blonds dĂ©passant Ă  peine des couvertures, Jean glisse vers le sommeil. Le petit garçon est Ă©puisĂ©, enivrĂ© par sa journĂ©e passĂ©e face au vent du large. Il est arrivĂ© il y a quelques jours pour deux semaines de vacances chez sa grand-mĂšre Marie-Jo et sa tante Simone. L’étĂ©, les petits enfants se succĂšdent ainsi dans le minuscule paradis de l’Île-aux-Chiens, sĂ©parĂ© de Saint-Pierre, oĂč ils vivent toute l’annĂ©e, par quelques coups d’avirons et pourtant Ă  des milliers de kilomĂštres de leur quotidien ordonnĂ©, sobre, sans beaucoup de rires.
Ce n’est pas que la grand-mĂšre ou la tante Simone changent quoi que ce soit Ă  leur horaire pour amuser les enfants, bien au contraire; ils sont les bienvenus dans la mesure oĂč ils ne gĂȘnent pas le travail. Et il y a beaucoup Ă  faire. Comme le beau temps est Ă©phĂ©mĂšre, l’étĂ© est un moment d’intense activitĂ©, tout doit se faire vite, les foins comme la pĂȘche, les jardins comme les confitures. Il faut, pĂȘle-mĂȘle, sarcler, biner les lĂ©gumes, soigner les bĂȘtes, sĂ©cher le capelan. Il faut trouver le temps, en plus, de laver le linge de l’église, de l’empeser et de le repasser — ce qui prend des heures —, de faire Ă  manger, d’aller chercher de l’eau et de casser du bois, sans oublier la visite quotidienne au cimetiĂšre et Ă  l’église, le raccommodage et le tricot, les vaches Ă  traire, le beurre Ă  baratter
 Si la grand-mĂšre se rĂ©jouit du bonheur tranquille que lui apportent ses petits-enfants, elle ne se donne pas congĂ© pour en profiter. Le travail n’attend pas, mĂȘme Ă  soixante-dix ans sonnĂ©s.
Simone Ă©tait partie au capelan depuis des heures, Marie-Jo avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă  l’église, Ă  l’étable et au jardin quand elle avait rĂ©veillĂ© Jean un peu avant huit heures. AprĂšs un petit-dĂ©jeuner de tartines et de cafĂ© frais, il avait trouvĂ© Ă  s’occuper jusqu’au repas du midi. Sa grand-mĂšre lui avait servi alors de belles galettes de blĂ© noir toutes chaudes et dĂ©goulinant de son bon beurre salĂ©, arrosĂ©es d’un bol de cidre qu’elle fait encore venir, en petits barils, de PlouĂ«rsur-Rance. À part cette courte pause, le gamin avait passĂ© sa journĂ©e Ă  arpenter la grĂšve, ses petites jambes suivant tant bien que mal Marie-Jo sur le chemin du lavoir, du Monte-Ă -Regrets, du cimetiĂšre, de l’église, du puits. Comme sa grand-mĂšre ne connaĂźt pas l’oisivetĂ©, il avait dĂ», dans les moments creux, aller au bord de mer ramasser du bois de cĂŽte et, en passant dans les chemins qui sĂ©parent les graves, arracher toute herbe susceptible de gĂȘner le bon sĂ©chage de la morue. Assez, le marchand de sable est lĂ ; il se fait pressant

— RĂ©ponds donc, dit la grand-mĂšre en donnant un bon coup de coude au gamin couchĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’elle.
AprÚs une journée de travail, reste encore Dieu à satisfaire.
— Priez pour nous, marmonne l’enfant avant de s’endormir pour de bon.
Mains noueuses, jointes autour de son chapelet, Marie-Jo finit seule ses dĂ©votions. Elle aurait honte de s’endormir sans avoir rĂ©citĂ© toutes ses litanies.
— Amen, dit-elle enfin, en faisant son signe de croix.
À la lueur de la lampe Ă  pĂ©trole posĂ©e sur la table de nuit, la chambre baigne dans une atmosphĂšre ouatĂ©e; sur les murs, les nƓuds du bois dansent Ă  la lueur de la flamme. Par le chĂąssis, on devine une nuit sans lune, sans Ă©toiles; la brume est tombĂ©e avec le soir, recouvrant tout. Dans cette noirceur, le son de la corne Ă  brume ressemble Ă  un rĂąle sans fin et la lumiĂšre intermittente des phares de l’üle et de Galantry Ă©voque le tic diabolique de quelque mauvais esprit.
Marie-Jo Ă©coute la respiration de Jean Ă  cĂŽtĂ© d’elle dans ce grand lit de bois oĂč, depuis prĂšs de vingt ans, mise Ă  part la prĂ©sence, l’étĂ©, de ses petits-enfants, elle est irrĂ©mĂ©diablement seule. Vingt ans sans marque sur l’oreiller voisin du sien, vingt ans sans chaleur au creux des couvertures. Elle souffle la lampe, Ă©coute le ressac, le bruit des vagues dans la passe du Suet, le son lugubre de cette corne Ă  brume Ă  laquelle jamais elle n’a pu s’habituer. Elle repense Ă  son arrivĂ©e Ă  l’Île-aux-Chiens, Ă  cette grande maison dont Victor Ă©tait si fier parce qu’elle Ă©tait Ă  l’opposĂ© de ce qu’ils connaissaient tous les deux en Bretagne. Dans cette coquette demeure de bois qu’il avait achetĂ©e pour elle, les parquets remplaçaient la terre battue, de grandes fenĂȘtres se riaient des meurtriĂšres, le bois gardait au chaud ceux que la pierre bretonne avait si souvent transis et, Ă  l’étage, des chambres offraient un bel espace intime et le confort de vrais grands lits. Mais que de sacrifices consentis pour le suivre ici, quel isolement, quelle solitude a-t-elle dĂ» accepter pour faire sa vie Ă  l’Île-aux-Chiens!
Monte alors en elle l’insondable vague de fond contre laquelle elle lutte, jour aprĂšs jour, par le travail et la priĂšre. Ce soir, tout lui revient en mĂ©moire subitement et en bloc. Chacune de ses douleurs, des moments doux et puissants de son enfance et de sa jeunesse en Bretagne sont ainsi mis Ă  nu, comme dans ce raz-de-marĂ©e qu’elle a vu, il y a quelques annĂ©es de cela, vider la rade entre l’Île-aux-Chiens et Saint-Pierre, rĂ©vĂ©lant pendant quelques minutes les rochers, les chenaux et les lits de goĂ©mon qui tapissent le fond du port.
Elle revoit les visages de ses parents, de sa sƓur cadette, Azzeline, le sourire de Victor, un soir d’octobre, tout fringant, Ɠillet Ă  la boutonniĂšre et poches pleines de sous gagnĂ©s sur le Banc, les chemins creux oĂč, dans la douceur du soir, il fait bon se promener, une chansonnette gallo de sa petite enfance, oubliĂ©e pendant des annĂ©es et qui la fait sourire dans la nuit :
Bonjour, ma tante Perrine,
Comment vous portez-vous?
Vendez-vous d’la farine?
Combien la vendez-vous?
Deux sous la bonne galette,
Trois sous le beurre itou.
Elle revoit le quai de Saint-Malo, le ChĂąteau-Lafitte, Ă©norme vapeur noir et menaçant qui allait la conduire aux AmĂ©riques; se ravive en elle la terreur ressentie, quelques semaines plus tard, en arrivant dans la rade de Saint-Pierre. Et puis, presque sournoisement, apparaĂźt la cour de La Couleuvrine, la ferme de ses parents en dehors du petit village breton de TrĂ©bĂ©dan. Il lui semble que, depuis le jour oĂč elle a, pour la premiĂšre fois, tournĂ© le dos Ă  la ferme et dĂ©passĂ© les limites de cette cour, sa vie n’a Ă©tĂ© qu’une interminable suite de sĂ©parations et d’arrachements.
Ce soir, la fatigue ne vaincra pas la peine; rien ne l’apaisera, mĂȘme pas la prĂ©sence Ă  cĂŽtĂ© d’elle de cet angelot. Marie-Jo croise ses mains cuivrĂ©es sur le drap bien blanc. Une premiĂšre larme sur l’oreiller dĂ©jĂ . En cette nuit noire de juillet, Ă  l’Île-aux-Chiens, l’heure est aux souvenirs.

Chapitre 1

LA LOUÉE

Le jour se lĂšve Ă  peine dans la campagne bretonne des environs de TrĂ©bĂ©dan. GenĂȘts, haies et talus sont encore tout emmitouflĂ©s dans de longues Ă©charpes de brume. La rosĂ©e de dĂ©cembre a figĂ© la nature en un tableau glacĂ©. À La Ville-Colas, autour de la demeure des LemĂ©tayer et des communs, tout est calme. LĂ , comme Ă  des lieues Ă  la ronde, les paysans profitent de leurs derniers moments de repos.
Pas un mouvement dans la grande cour. Aux quatre coins de la propriĂ©tĂ©, les champs sont bordĂ©s de haies si denses qu’elles ferment toute perspective et rendent la scĂšne oppressante d’isolement. À cette heure matinale, on croirait la vie Ă  jamais disparue du dĂ©cor si ce n’était d’un chien endormi dans l’embrasure de la porte, sur le seuil de l’habitation, recroquevillĂ© tant bien que mal contre le froid et l’humiditĂ© qui pĂ©nĂštrent partout.
La Ville-Colas ressemble Ă  toutes les propriĂ©tĂ©s avoisinantes, auxquelles elle est reliĂ©e par un rĂ©seau de chemins creux et de sentiers qui, Ă©ventuellement, mĂšnent tous au petit bourg de TrĂ©bĂ©dan. Dans cette minuscule agglomĂ©ration, centre vital de la rĂ©gion, se trouvent les trois Ă©lĂ©ments indispensables Ă  la vie des paysans bretons : le docteur Ă  l’article de la mort, le curĂ© pour l’extrĂȘme-onction et le notaire pour l’hĂ©ritage. Sauf accidents, affaires Ă  traiter ou mort imminente, les LemĂ©tayer et leurs voisins vont deux fois par semaine au bourg : une fois pour la messe, l’autre pour le marchĂ©. Le reste du temps, ils ne bougent pas de la ferme et demeurent Ă  pied d’Ɠuvre en TrĂ©bĂ©dan, c’est-Ă -dire sur leurs terres, par opposition aux quelques rares commerçants et notables qui habitent dans le village mĂȘme, Ă  TrĂ©bĂ©dan.
Dans un moment, la servante de La Ville-Colas se lĂšvera pour allumer le feu dans l’ñtre, un valet sortira de l’étable pour aller chercher l’eau pour les bĂȘtes, un autre commencera Ă  verser dans les auges les rations d’ajonc pilĂ©, mais pour l’instant tout le monde dort encore. Dans l’habitation principale, typique maison en pierre dont les murs grossiĂšrement construits s’agrĂ©mentent de quelques modestes fenĂȘtres, se trouve la famille LemĂ©tayer. Au fond de la grande salle commune, qui fait toute la longueur de la maison et qui occupe pratiquement tout l’espace habitable, se trouve le lit clos des parents, Julien et Rose. De chaque cĂŽtĂ© se trouve un autre lit : celui de leur fils aĂźnĂ©, Jean, Ă  droite; celui de leur fille Marie-Rose et du petit dernier, Ange, Ă  gauche. InstallĂ©s face Ă  l’ñtre et flanquĂ©s de chaque cĂŽtĂ© par une armoire et une horloge, ces lits emplissent tout un mur de la grande piĂšce, dominĂ©e par une imposante cheminĂ©e et qui sert aussi de cuisine, de salle Ă  manger et de sĂ©jour. C’est la partie haute de la demeure. Une porte fait face Ă  la cheminĂ©e et mĂšne au bas bout, petite salle qui sert Ă  recevoir la visite, Ă  dresser des tables d’appoint pour les grandes fĂȘtes et, dans les jours ordinaires, Ă  entreposer la baratte Ă  beurre et le reste de l’encombrant matĂ©riel de laiterie qu’on ne peut garder Ă  l’étable rapport Ă  la propretĂ©.
C’est ici que Victor, ĂągĂ© de dix-huit ans, second des enfants LemĂ©tayer, dort avec ses deux jeunes frĂšres, Constant qui a seize ans et Julien qui en a quatorze. Chez les LemĂ©tayer, comme dans la vaste majoritĂ© des demeures bretonnes, l’amĂ©nagement se limite au rez-de-chaussĂ©e. Sous le toit de chaume, dans le grenier Ă  foin, dort le grand valet, bras droit du maĂźtre de maison; la servante, Marie, dort dans le pentis, de l’autre cĂŽtĂ© de la cour; le reste des hommes de ferme, dans l’étable.
La Ville-Colas est la demeure de Julien LemĂ©tayer, mĂ©tayer du sieur de Lorgeret. Il s’est installĂ© ici en 1873 et gĂšre depuis, de maniĂšre exemplaire, les terres de son propriĂ©taire. Julien LemĂ©tayer sait que bien des gens le critiquent d’avoir acceptĂ© de travailler pour un autre. En bon Breton, il attache lui aussi une valeur inestimable Ă  son indĂ©pendance d’homme, mais le sieur de Lorgeret n’entend rien Ă  la terre et lui laisse ses coudĂ©es franches. Ainsi, l’honneur est sauf et la famille, Ă  l’abri du besoin. Valets et servantes prouvent que chez LemĂ©tayer on est Ă  l’aise. Granges, Ă©tables et pentis autour de la demeure principale indiquent aussi Ă  l’Ɠil averti que les affaires vont rondement, que le bien est entretenu.
Julien LemĂ©tayer aime la terre. Que pourrait-il aimer d’autre? À vrai dire, il ne connaĂźt qu’elle. Breton de l’intĂ©rieur, il ignore tout de la face ocĂ©ane de sa campagne. Saint-Malo et Dinard sont Ă  moins de quarante kilomĂštres de chez lui, mais il n’en a que faire : il n’a d’autre ambition que de gĂ©rer les terres qu’on lui a confiĂ©es, et ce, le plus efficacement possible, en travaillant sans relĂąche des semailles jusqu’aux moissons. On ne sent pas les embruns en TrĂ©bĂ©dan : l’étang de Beaulieu et la Rance sont les seules Ă©tendues d’eau qu’ait jamais aperçues Julien. Il a bien entendu dire que la jeunesse du canton va parfois aux bains de mer Ă  Saint-Malo.
— Du temps de perdu, dĂ©clare-t-il. J’ai jamais vu Saint-Malo pis je m’en porte pas plus mal!
À soixante et un ans, il est en bonne santĂ© et d’attaque pour travailler encore longtemps. Comme la chance lui a donnĂ© cinq fils, il ne s’inquiĂšte pas. Alors que la campagne sort doucement de la brume hivernale, le maĂźtre de maison dort du sommeil du juste.
Une personne est dĂ©jĂ  rĂ©veillĂ©e malgrĂ© l’heure bien matinale. Dans le bas bout, dans son lit clos, profitant du seul moment de calme de la journĂ©e, Victor LemĂ©tayer rĂ©flĂ©chit. Depuis plusieurs mois, il s’interroge, bien qu’il n’ait confiĂ© ses rĂ©flexions Ă  personne, surtout pas Ă  son pĂšre, qui, il en est convaincu, n’y comprendrait rien. Victor se sent de trop, inutile chez lui, au sein de sa famille. Pire, il sent qu’il n’est pas Ă  sa place, comme si le sort s’était trompĂ© de destination en le faisant naĂźtre fils de paysan breton. Dans un environnement qui vĂ©nĂšre la terre et rĂ©vĂšre le bien, il n’arrive Ă  s’intĂ©resser ni aux labours ni aux bĂȘtes. Il travaille avec son pĂšre et ses frĂšres, bien sĂ»r, il fait sa part — aprĂšs tout, il n’y a pas de fainĂ©ants chez LemĂ©tayer! — mais il sait confusĂ©ment que sa vie n’est pas ici, oĂč tout l’oppresse. Il n’y a aucun horizon sur ces terres, oĂč chaque champ est jalousement enfermĂ© par des haies Ă  ce point infranchissables qu’il faut y mĂ©nager un passage spĂ©cial pour les bestiaux, mais il n’y a aucun moyen de s’isoler non plus. À La Ville-Colas, on vit les uns par-dessus les autres et il n’y a pas davantage de rĂ©pit Ă  l’extĂ©rieur puisque le travail des champs et de la ferme s’effectue en groupes et qu’au dĂ©tour de chaque talus et de chaque cour veillent constamment des yeux perçants, assortis de mauvaises langues.
— Sainte Anne bĂ©nie! Devinez qui tient compagnie Ă  Marie-Jeanne quand elle est aux champs?
Il n’y a aucun dĂ©fi dans une vie qui se limite aux alentours de TrĂ©bĂ©dan et Ă  quelques visites rapides aux foires de Dinan ou de PlouĂ«r, aucune nouveautĂ© dans le travail rĂ©pĂ©titif de la ferme, aucune possibilitĂ© de prouver quoi que ce soit, aucune ouverture sur le monde moderne, aucune libertĂ©. À dix-huit ans, Victor veut plus que ce destin sans gloire; il rĂȘve d’espace, d’indĂ©pendance, de nouveautĂ©, et la patience n’est pas son fort. « MĂ©tayer », pense-t-il, un coin de sa bouche relevĂ© en marque de dĂ©dain, mĂȘme au fond de son lit clos, « serviteur de Lorgeret! ». L’idĂ©e lui dĂ©plaĂźt terriblement : servir n’est pas dans son caractĂšre, obĂ©ir, pas beaucoup plus, et certainement pas pour le restant de ses jours.
Ici, Ă  La Ville-Colas, tout est dĂ©cidĂ© par son pĂšre, dictĂ© par les saisons, les traditions et les fĂȘtes religieuses. La vie de tous les jours n’est qu’une interminable succession d’ordres Ă  suivre et de rites Ă  respecter oĂč ses sentiments, s’il pouvait mĂȘme les exprimer, jetteraient la maisonnĂ©e dans la consternation la plus totale. Son frĂšre aĂźnĂ©, Jean, attend de prendre la place du pĂšre lorsque celui-ci donnera sa dĂ©mission; que pourrait-il espĂ©rer, lui, Victor, second des garçons? Pas grand-chose! Qu’à cela ne tienne, il n’est plus ...

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