4
En viendrons-nous Ă bout?
« Dis-moi, la nuit qui tombe,
En viendrons-nous à bout? »
Ăveline avait perdu FĂ©lix. Elle avait pleurĂ© son pĂšre, vaincu par lâhumiditĂ© de la poissonnerie. Ă chaque abandon, le sol avait flĂ©chi sous ses pieds et elle nâavait repris la route quâen concentrant ses forces sur chaque pas, aiguisant son regard pour Ă©viter les crevasses. Thomas Ă©tait rentrĂ© au son des fanfares et avait piĂ©tinĂ© ses souvenirs.
Ils Ă©taient encore loin lâun de lâautre, chacun dans son quartier, seul avec ses chimĂšres Ă©limĂ©es et ses dĂ©sirs. Devant eux sâĂ©tendait le quotidien : les jours aux couleurs ternes ou vives, les projets remis Ă plus tard, les dĂ©fis, les Ă©tĂ©s vite passĂ©s, le rĂ©veille-matin qui appelle au travail, les soirĂ©es solitaires oĂč lâon se dit : « Quâest-ce qui se passe? OĂč aller? avec qui? » Entre les drames de leur jeunesse et le moment oĂč ils se sont rencontrĂ©s, quâont-ils fait de leurs moments creux? Vers qui ont-ils tendu la main pour chercher un appui?
Ăveline ne se contentait pas longtemps de suivre le mĂȘme circuit ; oĂč quâelle fĂ»t, il lui fallait trouver une porte, et lâouvrir.
Dans sa bulle de verre au milieu des montagnes, Ăveline contemple tantĂŽt le mouvement du paysage, tantĂŽt lâĂ©critoire posĂ© sur ses genoux. Les cartes postales grises de chevaux sauvages, du chef Sioux et de ses plumes, elle les a dĂ©jĂ envoyĂ©es. Ce quâelle voudrait, câest dire le reflet rouge et jaune du jour sur les blĂ©s, la foule des gares avec leurs vieilles dames aux chapeaux dĂ©modĂ©s et les valises rĂąpĂ©es des vendeurs itinĂ©rants, les arrĂȘts en plein champ et la fraĂźcheur des wagons arrosĂ©s Ă grande eau, lâĂ©lan de son cĆur devant les cimes si hautes, si hautes, si blanches. Elle voudrait ne faire quâune avec elles, haute et pure.
Si on lui demandait pourquoi elle est venue dans les Rocheuses, bien des paroles sensĂ©es lui viendraient aux lĂšvres. En vĂ©ritĂ©, sous les strates, se meut un flot de mobiles enfouis. Paris! Elle est toujours habitĂ©e par ses nuages, ses jardins, ses fontaines, ses grands boulevards. Et par Venise la rose. Et par lâanimation des grandes villes. Elle arpentera un jour des avenues riches dâune vie trĂšs ancienne. Elle le veut. Elle sait quâ« il » le voudrait. Elle entend FĂ©lix qui chuchote : « Va, va dans les lieux que jâai aimĂ©s, sur mes traces, afin quâelles ne soient pas effacĂ©es Ă jamais ; poursuis ce que jâai commencĂ©, va plus loin, jusquâĂ la ville dont je nâai devinĂ© les reflets quâĂ travers lâĆil dâun peintre, la ville si mariĂ©e Ă la mer quâon ne sait plus ce qui est eau et ce qui est rue, ce qui est clapotis des gondoles et bruissement des glycines, la ville mariĂ©e avec la mer comme je souhaitais lâĂȘtre avec toi. Va jusquâĂ Venise et oublie-moi. »
Le dĂ©sir de Venise et le dĂ©sir de Paris ne lâont pas quittĂ©e, mais ils sont maculĂ©s par les Ă©claboussures de la mer transpercĂ©e. Le fracas dâun avion chutant dans la baie dâAntibes dĂ©chire lâair, brise les images et fait retomber les visions en lambeaux. Il faudra encore du temps, dâautres voyages, lâinconnu apprivoisĂ©, dâautres gestes, des ambitions, des rĂ©ussites et des Ă©checs, de nouvelles promesses, la pression dâautres mains. Alors elle se tournera vers lâEurope sans penser Ă FĂ©lix. Elle nâaura plus besoin de penser Ă lui : il vivra en elle.
Elle ne se sent pas encore prĂȘte. Alors, le dos Ă la mer, elle a pris la direction des plaines, des forĂȘts, des lacs vierges et verts au milieu de pics non escaladĂ©s. Ă quinze ans, aprĂšs le premier mariage de Laure, JĂ©rĂ©mie sâĂ©tait enfoncĂ© dans le continent pour Ă©touffer sa douleur. CâĂ©tait sa terre, lâAmĂ©rique ; il Ă©tait reconnaissant Ă ses ancĂȘtres de lâavoir fait naĂźtre en un lieu oĂč les frontiĂšres Ă©taient lointaines et oĂč les routes se perdaient dans le vent. Comme lui, Ăveline retient son souffle devant un paysage grandiose et, aprĂšs cette pause, cette suspension de son souffle pour mieux voir et entendre et sentir et goĂ»ter, sa respiration reprend son cours, apaisĂ©e, enrichie par les sensations qui lâont interrompue.
Assise Ă la fenĂȘtre du wagon panoramique, elle suit les mĂ©andres de la voie. Ă qui Ă©crire, Ă quoi bon? Depuis que JĂ©rĂ©mie nâest plus, il nây a pas Ăąme qui vive Ă qui raconter les petits riens qui font le charme dâune randonnĂ©e, plus personne qui suive le parcours sur une carte. Au temps de son pĂšre, quand elle partait en vacances avec mademoiselle Tremblay, elle dĂ©crivait les passagers du train, lâarrivĂ©e Ă lâhĂŽtel, les promenades dans la brume du matin, les tics des vacanciers. Elle avait la certitude que les moindres dĂ©tails le passionnaient et quâil lâaccompagnait en pensĂ©e, lui qui avait renoncĂ© par amour Ă son dĂ©sir dâagrandir son espace sur terre. AprĂšs sa mort, tombant par hasard sur une liasse de lettres numĂ©rotĂ©es et ficelĂ©es par un ruban Ă©lastique, elle les avait relues pour respirer le plaisir quâil y trouvait. Qui reste-t-il pour savourer chaque phrase? Ă lâavenir, parce quâils nâauront pas de lecteur, ses voyages auront leur coin dâombre.
Bien sĂ»r, lĂ -bas, elles attendent de ses nouvelles. Laure a besoin dâĂȘtre rassurĂ©e que tout va bien, que sa fille est en bonne santĂ© et nâa pas eu dâaccident. Mais le rĂ©cit de la montĂ©e en funiculaire ne fait que lâinquiĂ©ter Ă rebours : peu lui importent les chĂšvres, et lâĂ©paisseur des glaciers. Ăveline nâaurait-elle pas pris froid? Câest dangereux, ces appareils suspendus par un fil au-dessus dâune gorge. Ătait-ce bien nĂ©cessaire? Quel casse-cou, son Ăveline! Ne sâest-elle pas assagie depuis le temps oĂč elle grimpait aux branches des arbres?
Quant Ă ses sĆurs, Ăveline ignore si ses voyages les intĂ©ressent. Gilberte aurait tendance Ă la trouver bien tĂ©mĂ©raire : se promener seule dans une ville inconnue, est-ce prudent? Et ClĂ©mence, comment savoir? Les lettres dâĂveline ont-elles prise sur elle? Ni ses paroles ni son visage ne la trahissent. Ă son retour, Ăveline retrouvera avec soulagement le regard Ă©tale de sa sĆur aĂźnĂ©e, noyau qui lui permet dâaller et venir sans se perdre. Le visage de ClĂ©mence, au nez long et au teint mat, encadrĂ© de bandeaux lisses qui sâenroulent en chignon tournĂ© Ă la va-vite, son visage que ne remarquent pas les visiteurs pressĂ©s, sĂ©duits par les traits souriants dâĂveline et le piquant de Gilberte, son visage rĂ©conforte ses proches. Sa prĂ©sence apaise leurs inquiĂ©tudes. Et son action, comme celle du caillou qui frappe lâeau, sâexerce par ondes sur ses intimes et ses amis. Ceux qui prennent la peine de sâattarder en ressentent lâeffet. Soudain, parce quâils lâaiment, ils la voudraient plus expansive, Ă©clatĂ©e par le dĂ©sir ou la joie. Ăveline, qui juge, rĂ©agit, complimente, rĂ©prouve, ordonne, souffre parfois du silence, de lâimpassibilitĂ© de ClĂ©mence, a envie de la piquer pour la voir sursauter, crier de douleur ou de plaisir. Sa sĆur organisait les fausses errances de leur enfance ; aujourdâhui elle achĂšte le catalogue des Galeries Lafayette et choisit la maison de ses rĂȘves dans « Logis de Provence ». Mais dans le monde rĂ©el ClĂ©mence tient peu de place, tout juste un espace limitĂ© par les rues Saint-Denis et Papineau, Sainte-Catherine et Sherbrooke, espace dont elle ne sâĂ©chappe que pour aller manger des frites ou sâacheter un livre. Ses vraies ambitions, rĂ©alisables, restent cachĂ©es. Peut-ĂȘtre nâen a-t-elle pas. Peut-ĂȘtre ses fantaisies romanesques, images dâune France idĂ©ale, lui suffisent-elles, petites fusĂ©es projetĂ©es dans la routine des travaux quotidiens. Ces bouquets qui Ă©clairent les matins de lessive, la comblent-ils? Couverait-elle des aspirations secrĂštes? Le mystĂšre constitue sa modeste aire de pouvoir. Alors Ăveline, qui aime dĂ©cider et rĂ©gimenter, se heurte Ă la dĂ©fense passive de ClĂ©mence, Ă son refus de se manifester, qui est peut-ĂȘtre incapacitĂ©, peut-ĂȘtre stratĂ©gie.
Ăveline se contente de griffonner quelques lignes sur les Rocheuses et la grandeur des paysages en attendant lâheure du dĂźner. Elle salive Ă la pensĂ©e de ce qui lâattend au wagon-restaurant : la nappe damassĂ©e garnie dâĆillets roses, lâassiette de porcelaine cerclĂ©e dâor sur laquelle le garçon dĂ©posera la truite amandine quâil aura dĂ©sossĂ©e et dĂ©coupĂ©e en trois coups de couteau, la rĂ©sistance de la serviette empesĂ©e et le plaisir de la dĂ©plier toute grande, la chaleur sous la main des petits pains beurrĂ©s et de la cafetiĂšre dâargent, la sensation de chaud-froid que procure lâalternance dâune bouchĂ©e de crĂšme glacĂ©e et dâune gorgĂ©e de cafĂ© brĂ»lant. Ces dĂ©lices ne viennent pas seuls. Le regard court de droite Ă gauche afin de ne rien perdre du soleil couchant sur les blĂ©s ou des ombres qui envahissent la vallĂ©e. Puis descend lâheure entre chien et loup oĂč le cĆur le plus serein se serre dâangoisse et la bouche sâouvre Ă la recherche dâair. Et si le gouffre nous happait? Ici, en cet abri mouvant et lumineux, il suffit, pour conjurer lâobscuritĂ© naissante, dâobserver le repas qui se dĂ©roule au bruit des voix et des ustensiles, de rĂ©pondre par un sourire Ă ses voisins ou au monsieur qui dĂ©sire avoir lâhonneur de partager votre table. Les demi-confidences Ă©changĂ©es avec lâinconnu engendrent des songeries. Est-il mariĂ©? Serait-il dâagrĂ©able compagnie pour lâexcursion sur le lac?
De retour Ă son siĂšge, Ăveline ouvre un livre. Sans un regard pour les parois qui oscillent, elle repousse la noirceur qui presse de chaque cĂŽtĂ© ; une Ćillade risquerait dâĂȘtre une invitation au chaos. Plus tard, toutes lumiĂšres Ă©teintes, appuyĂ©e sur le coude dans son lit Ă©troit et agitĂ© par le roulis du train, elle reconnaĂźtra des formes rassurantes soulignĂ©es par les lampadaires fuyants dâun village. Si elle sâarrĂȘtait ici, quelle vie lâattendrait? Des gestes prĂ©visibles et le silence. En ce moment la nuit nâest quâun bloc noir ; il faut se prĂ©munir contre le mauvais sort. Ne jamais regarder en face lâobscuritĂ©, tourbillon de monstres qui frappent Ă la vitre. Elle a usĂ© ses vĂȘtements de deuil, mais des fragments de vieilles peines remontent : lâagonie de JĂ©rĂ©mie, son visage gris que chaque douleur burinait, ses derniĂšres paroles â « Ăveline, je te les confie, câest toi qui dois prendre la relĂšve » â, lâinsupportable vide que chaque mouvement du cercueil vers la fosse creusait en elle, la longueur des soirs, les larmes de Laure, le sentiment furtif, jamais ressenti auparavant, dâĂȘtre Ă©trangĂšre dans sa famille. Avoir son pĂšre avec elle en ce moment, partager la joie du voyage avec lui! Ils en avaient rĂȘvĂ©, en contemplant le ScarabĂ©e. Comme il Ă©tait pĂąle dĂ©jĂ ! Lâeau lui coupait les jambes et il flottait dans lâair humide.
Des bouts de phrases la harcĂšlent, phrases rangĂ©es dans une boĂźte glissĂ©e sous le lit et jamais plus ouverte : « Certains soirs⊠il me vient un ennui⊠Les gens se promĂšnent en couples et moi je suis seul⊠Ma chĂšre intrĂ©pide⊠TrĂšs chĂšre⊠la vie est prĂ©cieuse⊠seulement nous deux. » Ces paroles, personne dâautre que FĂ©lix ne les a prononcĂ©es. Certains ont tentĂ© de le faire ; elle les a interrompus. Aucun visage, aucun nom ne se dĂ©tachent. Du client de lâhĂŽtel, elle ne retient que le souvenir des mains autour de sa taille quand ils sautaient des talus ; dâun autre garçon, la pression des dents sur ses lĂšvres. Et le jeune Juif aux yeux noirs, qui lui proposait un week-end Ă New York? Mais tout les sĂ©parait : les principes, le milieu social. Pourtant, elle serait prĂȘte, elle voudrait recommencer. OĂč est-il, celui qui lui parlera et quâelle entendra? La vie passe et elle est seule. Ses quelques amies sont lointaines, Ă dâautres amours ou Ă Dieu. Elle supporte tous les poids : la boutique, le bien-ĂȘtre des siens. MariĂ©e depuis plusieurs annĂ©es, LĂ©onie est prise par ses enfants, lĂ -bas, au village. Elles se voient rarement seules, les cahiers de musique restent fermĂ©s. Elle aimerait, comme sa cousine, tourner le dos au passĂ© et fonder sa famille, poser sa pierre dans le monde et assurer lâavenir en transmettant le flambeau quâelle a reçu des siens. Elle secoue la tĂȘte, reprend son livre. Demain elle parcourra de nouveaux paysages ; bientĂŽt elle reverra son amie mademoiselle Tremblay.
Les planchers cirĂ©s lui rappellent lâĂ©cole, en particulier la grande salle oĂč « la sĆur de musique » marquait le rythme Ă lâheure du solfĂšge. Ă lâapproche de mademoiselle Tremblay, Ăveline reconnaĂźt lâodeur des vĂȘtements de serge, celle que, enfant, en son for intĂ©rieur, elle appelait « lâodeur des SĆurs ». Elle est surprise de lâassocier Ă son amie. Jusquâici, le nom de mademoiselle Tremblay faisait surgir dans lâesprit dâĂveline lâimage dâune grande femme au maquillage impeccable et au parfum poivrĂ©. AprĂšs la fermeture de Lilyâs Millinery, elle Ă©tait devenue mannequin. Rien nâavait laissĂ© prĂ©sager son intention de quitter le monde, si ce nâest quelques remarques dĂ©sabusĂ©es sur les hommes qui la poursuivaient et la vanitĂ© du milieu dans lequel elle Ă©voluait, remarques quâĂveline avait prises pour des coquetteries de femme comblĂ©e.
Parmi la cohorte de ses soupirants dâun soir, du commis timide qui lâemmenait au cinĂ©ma de quartier Ă lâhomme dâaffaires (muni, qui sait! de femme et enfants dans une autre ville) venu la prendre en auto pour lâaccompagner Ă une premiĂšre, aucun ne sâinscrivait sur son carnet de rendez-vous avec assez de frĂ©quence pour quâon soupçonnĂąt une prĂ©fĂ©rence. Ăveline se disait que son amie Ă©tait semblable Ă elle : elle espĂ©rait lâhomme de son cĆur tout en maintenant ses exigences. Un jour elle dĂ©clinerait des invitations en faveur dâun seul, et lâon apprendrait quâelle se fiançait. Le fait dâavoir un grand nombre dâoptions ne semblait pas rendre le choix plus facile. En attendant, pourquoi ne profiterait-elle pas des agrĂ©ments que lui procurait son mĂ©tier? Sa grĂące et son visage photogĂ©nique lui apportaient de nouveaux contrats, elle Ă©tait invitĂ©e aux lancements de boutiques. Un Ă©diteur amĂ©ricain lâavait approchĂ©e : une carriĂšre internationale sâĂ©bauchait.
Et puis voilĂ , mademoiselle Tremblay avait lancĂ© sa bombe. Est-ce que lâobligation de choisir entre New York et MontrĂ©al avait prĂ©cipitĂ© la rĂ©flexion sur sa vie, lâavait poussĂ©e dans ses retranchements? Elle ne dit rien, sauf quâelle en avait assez des cocktails, des parfums, des voitures et des renards argentĂ©s, que ces artifices lâavaient fascinĂ©e un temps, mais quâils Ă©taient futiles. Quant au mariage, ce quâelle avait observĂ© ne lâincitait pas Ă sây enliser. Elle garda pour elle ses priĂšres, lâappel de Dieu, ses hĂ©sitations, ses Ă©lans. Elle nâĂ©tait pas femme Ă dĂ©voiler ses Ă©tats dâĂąme. Tout se passa trĂšs vite. Elle fut admise au couvent et envoyĂ©e Ă Sherbrooke pour la pĂ©riode du postulat et du noviciat. Les deux amies ne se revirent que le jour de la prise dâhabit, au milieu de la famille et dâĂ©trangers. Sans maquillage, mademoiselle Tremblay (Ăveline nâarrivait pas Ă lâappeler SĆur Marie-du-Saint-SĂ©pulcre) Ă©tait encore plus belle quâavant, mais lointaine.
Elle manqua Ă Ăveline, qui perdait une amie avec qui il faisait bon Ă©changer des confidences de fille Ă marier et de femme autonome, libre le dimanche dâaller en excursion Ă lâĂźle Sainte-HĂ©lĂšne ou, lâĂ©tĂ©, de passer quelques jours dans un hĂŽtel de campagne. Ă lâexception de mademoiselle Tremblay, elle ne sâĂ©tait jamais liĂ©e avec ses compagnes dâatelier. Maintenant quâelle Ă©tait devenue la patronne, il importait encore plus de maintenir ses distances.
SĆur Marie-du-Saint-SĂ©pulcre sâavance Ă grands pas, la tĂȘte haute. Sans se dĂ©hancher, elle imprime Ă ses jupes un balancement imperceptible. Ainsi, au temps de sa gloire, vĂȘtue de robes dernier cri, paradait-elle sur lâestrade qui saillait au milieu des clients, dâun mouvement assez lent pour souligner la noblesse du vĂȘtement et assez fluide pour lâanimer.
« Vous avez rien perdu de votre chic! Je vous aurais reconnue rien quâĂ votre dĂ©marche. »
La raideur de la cornette rend les embrassades malaisĂ©es. Ăveline Ă©prouve un brin de nostalgie Ă la pensĂ©e du parfum poivrĂ© Ă jamais envolĂ©.
« Vos toilettes vous manquent pas? Jâai gardĂ© des revues avec des photos de vous. Vous rappelez-vous le tailleur gris avec un col de renard? »
Mademoiselle Tremblay prend la main dâĂveline et la fait palper sa jupe de bonne serge, toute noire, une reprise Ă peine visible sous la ceinture.
« Câest la plus belle robe de ma vie! De toutes celles que jâai portĂ©es, câest celle qui mâest la plus chĂšre. »
Mademoiselle Tremblay reste discrĂšte sur les rigueurs de la vie au couvent, mentionne quelques tĂąches quâon lui confie.
« Jâai pas assez dâinstruction pour faire lâĂ©cole, mais jây tiens pas plus que ça. Jâaime faire des petits travaux, garder la rĂ©crĂ©ation, dĂ©corer lâautel. De toute maniĂšre, je nâai plus rien Ă dĂ©cider, je mâen remets Ă notre bonne MĂšre SupĂ©rieure. »
Ăveline est frappĂ©e par lâampleur du vĆu dâobĂ©issance. Comment croire que son amie, une femme dĂ©terminĂ©e, abdique sa volontĂ© et laisse quelquâun dâautre dĂ©cider de son sort et de ses actes? Le pire, câest quâelle semble se plaire dans son renoncement.
Mademoiselle Tremblay sâenquiert dâĂveline.
« Alors, vous avez fait le grand saut, vous avez ouvert un commerce. Je vous trouve courageuse. Câest sĂ»rement difficile, toute seule.
â Dans un sens, je suis pas seule. Figurez-vous que lâan dernier, un beau soir de septembre, jâai croisĂ© Lily, notre ancienne bourgeoise, au coin des rues UniversitĂ© et Sainte-Catherine. Je lâavais pas vue depuis des annĂ©es.
â Madame Pontbriand! Comment est-elle? Quâest-ce quâelle est devenue?
â Je lâai trouvĂ©e vieillie. Plus de teinture rousse flamboyante! Elle se laisse grisonner. Mais elle a rien perdu de son franc-parler. Elle mâa invitĂ©e Ă aller veiller un soir de la semaine suivante. Elle demeure en ville, dans deux piĂšces remplies de bric-Ă -brac ; ça avait pas lâair trop riche.
â De quoi a-t-elle vĂ©cu toutes ces annĂ©es-lĂ ? Elle a disparu subitementâŠ
â Elle mâa racontĂ© quâelle avait tenu un magasin de chapeaux par chez elle, dans le bas du fleuve. Elle mâa dit : « Au dĂ©but, jâĂ©tais toute contente de respirer la bonne air de mon coin de pays, je prenais des grandes marches sur la grĂšve. Au bout de quelques annĂ©es, jâai commencĂ© Ă mâennuyer de MontrĂ©al. Loin de la mode, il me semblait que je perdais mon goĂ»t. Jâai fermĂ© boutique puis je me suis en venue par icitte avec mon barda. Ma niĂšce et son mari ont un magasin dâaccessoires sur la rue Bleury. Au dĂ©sespoir de sa mĂšre, elle a mariĂ© un Juif. Moi je mâen fiche, câest un bon garçon. Je leur donne un coup de main dans lâaprĂšs-midi. AjoutĂ© Ă mon petit magot, ça me suffit. Les marchands de gros mâont pas oubliĂ©e. Le reste du temps, jâarpente la Catherine, je mâarrĂȘte aux vitrines. Je vous ai aperçue chez votre Cora, de profil, derriĂšre une cliente, aprĂšs Ă©ping...