Les MĂ©moires de Christine Marshall
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Les MĂ©moires de Christine Marshall

Estelle Beauchamp

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Les MĂ©moires de Christine Marshall

Estelle Beauchamp

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À propos de ce livre

HantĂ©e par la peur de voir disparaĂźtre Ă  jamais dans l'oubli ses parents dĂ©cĂ©dĂ©s, Christine Marshall rĂ©invente leur vie dans le MontrĂ©al des annĂ©es 1910-1930 Ă  partir de ses souvenirs, des photos et des lettres qui dorment dans les vieilles valises au grenier. Bribe par bribe, elle retrace la double culture que lui ont laissĂ©e en hĂ©ritage sa mĂšre, canadienne-française et, son pĂšre, d'origine irlandaise.La mĂšre, Éveline, est modiste Ă  une Ă©poque oĂč les chapeaux amples sont des objets de rĂȘve; oĂč les termes femme d'affaires et canadienne-française font rarement bon mĂ©nage. Le pĂšre, Thomas, revient de guerre Ă  jamais meurtri et cantonnĂ© dans son silence. Il s'y Ă©tait embarquĂ©, les yeux remplis de la fiertĂ© de dĂ©fendre sa patrie, de l'espoir noble d'en revenir en hĂ©ros, couvert de gloire. Mais la rĂ©alitĂ© se rĂ©vĂšle tout autre. Deux figures qui resteront Ă  jamais vivantes dans nos mĂ©moires, grĂące aux mĂ©moires de leur fille, Christine Marshall.

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Informations

Année
2015
ISBN
9782894238387

4

En viendrons-nous Ă  bout?
« Dis-moi, la nuit qui tombe,
En viendrons-nous à bout? »
Éveline avait perdu FĂ©lix. Elle avait pleurĂ© son pĂšre, vaincu par l’humiditĂ© de la poissonnerie. À chaque abandon, le sol avait flĂ©chi sous ses pieds et elle n’avait repris la route qu’en concentrant ses forces sur chaque pas, aiguisant son regard pour Ă©viter les crevasses. Thomas Ă©tait rentrĂ© au son des fanfares et avait piĂ©tinĂ© ses souvenirs.
Ils Ă©taient encore loin l’un de l’autre, chacun dans son quartier, seul avec ses chimĂšres Ă©limĂ©es et ses dĂ©sirs. Devant eux s’étendait le quotidien : les jours aux couleurs ternes ou vives, les projets remis Ă  plus tard, les dĂ©fis, les Ă©tĂ©s vite passĂ©s, le rĂ©veille-matin qui appelle au travail, les soirĂ©es solitaires oĂč l’on se dit : « Qu’est-ce qui se passe? OĂč aller? avec qui? » Entre les drames de leur jeunesse et le moment oĂč ils se sont rencontrĂ©s, qu’ont-ils fait de leurs moments creux? Vers qui ont-ils tendu la main pour chercher un appui?
Éveline ne se contentait pas longtemps de suivre le mĂȘme circuit ; oĂč qu’elle fĂ»t, il lui fallait trouver une porte, et l’ouvrir.
Dans sa bulle de verre au milieu des montagnes, Éveline contemple tantĂŽt le mouvement du paysage, tantĂŽt l’écritoire posĂ© sur ses genoux. Les cartes postales grises de chevaux sauvages, du chef Sioux et de ses plumes, elle les a dĂ©jĂ  envoyĂ©es. Ce qu’elle voudrait, c’est dire le reflet rouge et jaune du jour sur les blĂ©s, la foule des gares avec leurs vieilles dames aux chapeaux dĂ©modĂ©s et les valises rĂąpĂ©es des vendeurs itinĂ©rants, les arrĂȘts en plein champ et la fraĂźcheur des wagons arrosĂ©s Ă  grande eau, l’élan de son cƓur devant les cimes si hautes, si hautes, si blanches. Elle voudrait ne faire qu’une avec elles, haute et pure.
Si on lui demandait pourquoi elle est venue dans les Rocheuses, bien des paroles sensĂ©es lui viendraient aux lĂšvres. En vĂ©ritĂ©, sous les strates, se meut un flot de mobiles enfouis. Paris! Elle est toujours habitĂ©e par ses nuages, ses jardins, ses fontaines, ses grands boulevards. Et par Venise la rose. Et par l’animation des grandes villes. Elle arpentera un jour des avenues riches d’une vie trĂšs ancienne. Elle le veut. Elle sait qu’« il » le voudrait. Elle entend FĂ©lix qui chuchote : « Va, va dans les lieux que j’ai aimĂ©s, sur mes traces, afin qu’elles ne soient pas effacĂ©es Ă  jamais ; poursuis ce que j’ai commencĂ©, va plus loin, jusqu’à la ville dont je n’ai devinĂ© les reflets qu’à travers l’Ɠil d’un peintre, la ville si mariĂ©e Ă  la mer qu’on ne sait plus ce qui est eau et ce qui est rue, ce qui est clapotis des gondoles et bruissement des glycines, la ville mariĂ©e avec la mer comme je souhaitais l’ĂȘtre avec toi. Va jusqu’à Venise et oublie-moi. »
Le dĂ©sir de Venise et le dĂ©sir de Paris ne l’ont pas quittĂ©e, mais ils sont maculĂ©s par les Ă©claboussures de la mer transpercĂ©e. Le fracas d’un avion chutant dans la baie d’Antibes dĂ©chire l’air, brise les images et fait retomber les visions en lambeaux. Il faudra encore du temps, d’autres voyages, l’inconnu apprivoisĂ©, d’autres gestes, des ambitions, des rĂ©ussites et des Ă©checs, de nouvelles promesses, la pression d’autres mains. Alors elle se tournera vers l’Europe sans penser Ă  FĂ©lix. Elle n’aura plus besoin de penser Ă  lui : il vivra en elle.
Elle ne se sent pas encore prĂȘte. Alors, le dos Ă  la mer, elle a pris la direction des plaines, des forĂȘts, des lacs vierges et verts au milieu de pics non escaladĂ©s. À quinze ans, aprĂšs le premier mariage de Laure, JĂ©rĂ©mie s’était enfoncĂ© dans le continent pour Ă©touffer sa douleur. C’était sa terre, l’AmĂ©rique ; il Ă©tait reconnaissant Ă  ses ancĂȘtres de l’avoir fait naĂźtre en un lieu oĂč les frontiĂšres Ă©taient lointaines et oĂč les routes se perdaient dans le vent. Comme lui, Éveline retient son souffle devant un paysage grandiose et, aprĂšs cette pause, cette suspension de son souffle pour mieux voir et entendre et sentir et goĂ»ter, sa respiration reprend son cours, apaisĂ©e, enrichie par les sensations qui l’ont interrompue.
Assise Ă  la fenĂȘtre du wagon panoramique, elle suit les mĂ©andres de la voie. À qui Ă©crire, Ă  quoi bon? Depuis que JĂ©rĂ©mie n’est plus, il n’y a pas Ăąme qui vive Ă  qui raconter les petits riens qui font le charme d’une randonnĂ©e, plus personne qui suive le parcours sur une carte. Au temps de son pĂšre, quand elle partait en vacances avec mademoiselle Tremblay, elle dĂ©crivait les passagers du train, l’arrivĂ©e Ă  l’hĂŽtel, les promenades dans la brume du matin, les tics des vacanciers. Elle avait la certitude que les moindres dĂ©tails le passionnaient et qu’il l’accompagnait en pensĂ©e, lui qui avait renoncĂ© par amour Ă  son dĂ©sir d’agrandir son espace sur terre. AprĂšs sa mort, tombant par hasard sur une liasse de lettres numĂ©rotĂ©es et ficelĂ©es par un ruban Ă©lastique, elle les avait relues pour respirer le plaisir qu’il y trouvait. Qui reste-t-il pour savourer chaque phrase? À l’avenir, parce qu’ils n’auront pas de lecteur, ses voyages auront leur coin d’ombre.
Bien sĂ»r, lĂ -bas, elles attendent de ses nouvelles. Laure a besoin d’ĂȘtre rassurĂ©e que tout va bien, que sa fille est en bonne santĂ© et n’a pas eu d’accident. Mais le rĂ©cit de la montĂ©e en funiculaire ne fait que l’inquiĂ©ter Ă  rebours : peu lui importent les chĂšvres, et l’épaisseur des glaciers. Éveline n’aurait-elle pas pris froid? C’est dangereux, ces appareils suspendus par un fil au-dessus d’une gorge. Était-ce bien nĂ©cessaire? Quel casse-cou, son Éveline! Ne s’est-elle pas assagie depuis le temps oĂč elle grimpait aux branches des arbres?
Quant Ă  ses sƓurs, Éveline ignore si ses voyages les intĂ©ressent. Gilberte aurait tendance Ă  la trouver bien tĂ©mĂ©raire : se promener seule dans une ville inconnue, est-ce prudent? Et ClĂ©mence, comment savoir? Les lettres d’Éveline ont-elles prise sur elle? Ni ses paroles ni son visage ne la trahissent. À son retour, Éveline retrouvera avec soulagement le regard Ă©tale de sa sƓur aĂźnĂ©e, noyau qui lui permet d’aller et venir sans se perdre. Le visage de ClĂ©mence, au nez long et au teint mat, encadrĂ© de bandeaux lisses qui s’enroulent en chignon tournĂ© Ă  la va-vite, son visage que ne remarquent pas les visiteurs pressĂ©s, sĂ©duits par les traits souriants d’Éveline et le piquant de Gilberte, son visage rĂ©conforte ses proches. Sa prĂ©sence apaise leurs inquiĂ©tudes. Et son action, comme celle du caillou qui frappe l’eau, s’exerce par ondes sur ses intimes et ses amis. Ceux qui prennent la peine de s’attarder en ressentent l’effet. Soudain, parce qu’ils l’aiment, ils la voudraient plus expansive, Ă©clatĂ©e par le dĂ©sir ou la joie. Éveline, qui juge, rĂ©agit, complimente, rĂ©prouve, ordonne, souffre parfois du silence, de l’impassibilitĂ© de ClĂ©mence, a envie de la piquer pour la voir sursauter, crier de douleur ou de plaisir. Sa sƓur organisait les fausses errances de leur enfance ; aujourd’hui elle achĂšte le catalogue des Galeries Lafayette et choisit la maison de ses rĂȘves dans « Logis de Provence ». Mais dans le monde rĂ©el ClĂ©mence tient peu de place, tout juste un espace limitĂ© par les rues Saint-Denis et Papineau, Sainte-Catherine et Sherbrooke, espace dont elle ne s’échappe que pour aller manger des frites ou s’acheter un livre. Ses vraies ambitions, rĂ©alisables, restent cachĂ©es. Peut-ĂȘtre n’en a-t-elle pas. Peut-ĂȘtre ses fantaisies romanesques, images d’une France idĂ©ale, lui suffisent-elles, petites fusĂ©es projetĂ©es dans la routine des travaux quotidiens. Ces bouquets qui Ă©clairent les matins de lessive, la comblent-ils? Couverait-elle des aspirations secrĂštes? Le mystĂšre constitue sa modeste aire de pouvoir. Alors Éveline, qui aime dĂ©cider et rĂ©gimenter, se heurte Ă  la dĂ©fense passive de ClĂ©mence, Ă  son refus de se manifester, qui est peut-ĂȘtre incapacitĂ©, peut-ĂȘtre stratĂ©gie.
Éveline se contente de griffonner quelques lignes sur les Rocheuses et la grandeur des paysages en attendant l’heure du dĂźner. Elle salive Ă  la pensĂ©e de ce qui l’attend au wagon-restaurant : la nappe damassĂ©e garnie d’Ɠillets roses, l’assiette de porcelaine cerclĂ©e d’or sur laquelle le garçon dĂ©posera la truite amandine qu’il aura dĂ©sossĂ©e et dĂ©coupĂ©e en trois coups de couteau, la rĂ©sistance de la serviette empesĂ©e et le plaisir de la dĂ©plier toute grande, la chaleur sous la main des petits pains beurrĂ©s et de la cafetiĂšre d’argent, la sensation de chaud-froid que procure l’alternance d’une bouchĂ©e de crĂšme glacĂ©e et d’une gorgĂ©e de cafĂ© brĂ»lant. Ces dĂ©lices ne viennent pas seuls. Le regard court de droite Ă  gauche afin de ne rien perdre du soleil couchant sur les blĂ©s ou des ombres qui envahissent la vallĂ©e. Puis descend l’heure entre chien et loup oĂč le cƓur le plus serein se serre d’angoisse et la bouche s’ouvre Ă  la recherche d’air. Et si le gouffre nous happait? Ici, en cet abri mouvant et lumineux, il suffit, pour conjurer l’obscuritĂ© naissante, d’observer le repas qui se dĂ©roule au bruit des voix et des ustensiles, de rĂ©pondre par un sourire Ă  ses voisins ou au monsieur qui dĂ©sire avoir l’honneur de partager votre table. Les demi-confidences Ă©changĂ©es avec l’inconnu engendrent des songeries. Est-il mariĂ©? Serait-il d’agrĂ©able compagnie pour l’excursion sur le lac?
De retour Ă  son siĂšge, Éveline ouvre un livre. Sans un regard pour les parois qui oscillent, elle repousse la noirceur qui presse de chaque cĂŽtĂ© ; une Ɠillade risquerait d’ĂȘtre une invitation au chaos. Plus tard, toutes lumiĂšres Ă©teintes, appuyĂ©e sur le coude dans son lit Ă©troit et agitĂ© par le roulis du train, elle reconnaĂźtra des formes rassurantes soulignĂ©es par les lampadaires fuyants d’un village. Si elle s’arrĂȘtait ici, quelle vie l’attendrait? Des gestes prĂ©visibles et le silence. En ce moment la nuit n’est qu’un bloc noir ; il faut se prĂ©munir contre le mauvais sort. Ne jamais regarder en face l’obscuritĂ©, tourbillon de monstres qui frappent Ă  la vitre. Elle a usĂ© ses vĂȘtements de deuil, mais des fragments de vieilles peines remontent : l’agonie de JĂ©rĂ©mie, son visage gris que chaque douleur burinait, ses derniĂšres paroles – « Éveline, je te les confie, c’est toi qui dois prendre la relĂšve » –, l’insupportable vide que chaque mouvement du cercueil vers la fosse creusait en elle, la longueur des soirs, les larmes de Laure, le sentiment furtif, jamais ressenti auparavant, d’ĂȘtre Ă©trangĂšre dans sa famille. Avoir son pĂšre avec elle en ce moment, partager la joie du voyage avec lui! Ils en avaient rĂȘvĂ©, en contemplant le ScarabĂ©e. Comme il Ă©tait pĂąle dĂ©jĂ ! L’eau lui coupait les jambes et il flottait dans l’air humide.
Des bouts de phrases la harcĂšlent, phrases rangĂ©es dans une boĂźte glissĂ©e sous le lit et jamais plus ouverte : « Certains soirs
 il me vient un ennui
 Les gens se promĂšnent en couples et moi je suis seul
 Ma chĂšre intrĂ©pide
 TrĂšs chĂšre
 la vie est prĂ©cieuse
 seulement nous deux. » Ces paroles, personne d’autre que FĂ©lix ne les a prononcĂ©es. Certains ont tentĂ© de le faire ; elle les a interrompus. Aucun visage, aucun nom ne se dĂ©tachent. Du client de l’hĂŽtel, elle ne retient que le souvenir des mains autour de sa taille quand ils sautaient des talus ; d’un autre garçon, la pression des dents sur ses lĂšvres. Et le jeune Juif aux yeux noirs, qui lui proposait un week-end Ă  New York? Mais tout les sĂ©parait : les principes, le milieu social. Pourtant, elle serait prĂȘte, elle voudrait recommencer. OĂč est-il, celui qui lui parlera et qu’elle entendra? La vie passe et elle est seule. Ses quelques amies sont lointaines, Ă  d’autres amours ou Ă  Dieu. Elle supporte tous les poids : la boutique, le bien-ĂȘtre des siens. MariĂ©e depuis plusieurs annĂ©es, LĂ©onie est prise par ses enfants, lĂ -bas, au village. Elles se voient rarement seules, les cahiers de musique restent fermĂ©s. Elle aimerait, comme sa cousine, tourner le dos au passĂ© et fonder sa famille, poser sa pierre dans le monde et assurer l’avenir en transmettant le flambeau qu’elle a reçu des siens. Elle secoue la tĂȘte, reprend son livre. Demain elle parcourra de nouveaux paysages ; bientĂŽt elle reverra son amie mademoiselle Tremblay.
Les planchers cirĂ©s lui rappellent l’école, en particulier la grande salle oĂč « la sƓur de musique » marquait le rythme Ă  l’heure du solfĂšge. À l’approche de mademoiselle Tremblay, Éveline reconnaĂźt l’odeur des vĂȘtements de serge, celle que, enfant, en son for intĂ©rieur, elle appelait « l’odeur des SƓurs ». Elle est surprise de l’associer Ă  son amie. Jusqu’ici, le nom de mademoiselle Tremblay faisait surgir dans l’esprit d’Éveline l’image d’une grande femme au maquillage impeccable et au parfum poivrĂ©. AprĂšs la fermeture de Lily’s Millinery, elle Ă©tait devenue mannequin. Rien n’avait laissĂ© prĂ©sager son intention de quitter le monde, si ce n’est quelques remarques dĂ©sabusĂ©es sur les hommes qui la poursuivaient et la vanitĂ© du milieu dans lequel elle Ă©voluait, remarques qu’Éveline avait prises pour des coquetteries de femme comblĂ©e.
Parmi la cohorte de ses soupirants d’un soir, du commis timide qui l’emmenait au cinĂ©ma de quartier Ă  l’homme d’affaires (muni, qui sait! de femme et enfants dans une autre ville) venu la prendre en auto pour l’accompagner Ă  une premiĂšre, aucun ne s’inscrivait sur son carnet de rendez-vous avec assez de frĂ©quence pour qu’on soupçonnĂąt une prĂ©fĂ©rence. Éveline se disait que son amie Ă©tait semblable Ă  elle : elle espĂ©rait l’homme de son cƓur tout en maintenant ses exigences. Un jour elle dĂ©clinerait des invitations en faveur d’un seul, et l’on apprendrait qu’elle se fiançait. Le fait d’avoir un grand nombre d’options ne semblait pas rendre le choix plus facile. En attendant, pourquoi ne profiterait-elle pas des agrĂ©ments que lui procurait son mĂ©tier? Sa grĂące et son visage photogĂ©nique lui apportaient de nouveaux contrats, elle Ă©tait invitĂ©e aux lancements de boutiques. Un Ă©diteur amĂ©ricain l’avait approchĂ©e : une carriĂšre internationale s’ébauchait.
Et puis voilĂ , mademoiselle Tremblay avait lancĂ© sa bombe. Est-ce que l’obligation de choisir entre New York et MontrĂ©al avait prĂ©cipitĂ© la rĂ©flexion sur sa vie, l’avait poussĂ©e dans ses retranchements? Elle ne dit rien, sauf qu’elle en avait assez des cocktails, des parfums, des voitures et des renards argentĂ©s, que ces artifices l’avaient fascinĂ©e un temps, mais qu’ils Ă©taient futiles. Quant au mariage, ce qu’elle avait observĂ© ne l’incitait pas Ă  s’y enliser. Elle garda pour elle ses priĂšres, l’appel de Dieu, ses hĂ©sitations, ses Ă©lans. Elle n’était pas femme Ă  dĂ©voiler ses Ă©tats d’ñme. Tout se passa trĂšs vite. Elle fut admise au couvent et envoyĂ©e Ă  Sherbrooke pour la pĂ©riode du postulat et du noviciat. Les deux amies ne se revirent que le jour de la prise d’habit, au milieu de la famille et d’étrangers. Sans maquillage, mademoiselle Tremblay (Éveline n’arrivait pas Ă  l’appeler SƓur Marie-du-Saint-SĂ©pulcre) Ă©tait encore plus belle qu’avant, mais lointaine.
Elle manqua Ă  Éveline, qui perdait une amie avec qui il faisait bon Ă©changer des confidences de fille Ă  marier et de femme autonome, libre le dimanche d’aller en excursion Ă  l’üle Sainte-HĂ©lĂšne ou, l’étĂ©, de passer quelques jours dans un hĂŽtel de campagne. À l’exception de mademoiselle Tremblay, elle ne s’était jamais liĂ©e avec ses compagnes d’atelier. Maintenant qu’elle Ă©tait devenue la patronne, il importait encore plus de maintenir ses distances.
SƓur Marie-du-Saint-SĂ©pulcre s’avance Ă  grands pas, la tĂȘte haute. Sans se dĂ©hancher, elle imprime Ă  ses jupes un balancement imperceptible. Ainsi, au temps de sa gloire, vĂȘtue de robes dernier cri, paradait-elle sur l’estrade qui saillait au milieu des clients, d’un mouvement assez lent pour souligner la noblesse du vĂȘtement et assez fluide pour l’animer.
« Vous avez rien perdu de votre chic! Je vous aurais reconnue rien qu’à votre dĂ©marche. »
La raideur de la cornette rend les embrassades malaisĂ©es. Éveline Ă©prouve un brin de nostalgie Ă  la pensĂ©e du parfum poivrĂ© Ă  jamais envolĂ©.
« Vos toilettes vous manquent pas? J’ai gardĂ© des revues avec des photos de vous. Vous rappelez-vous le tailleur gris avec un col de renard? »
Mademoiselle Tremblay prend la main d’Éveline et la fait palper sa jupe de bonne serge, toute noire, une reprise à peine visible sous la ceinture.
« C’est la plus belle robe de ma vie! De toutes celles que j’ai portĂ©es, c’est celle qui m’est la plus chĂšre. »
Mademoiselle Tremblay reste discrùte sur les rigueurs de la vie au couvent, mentionne quelques tñches qu’on lui confie.
« J’ai pas assez d’instruction pour faire l’école, mais j’y tiens pas plus que ça. J’aime faire des petits travaux, garder la rĂ©crĂ©ation, dĂ©corer l’autel. De toute maniĂšre, je n’ai plus rien Ă  dĂ©cider, je m’en remets Ă  notre bonne MĂšre SupĂ©rieure. »
Éveline est frappĂ©e par l’ampleur du vƓu d’obĂ©issance. Comment croire que son amie, une femme dĂ©terminĂ©e, abdique sa volontĂ© et laisse quelqu’un d’autre dĂ©cider de son sort et de ses actes? Le pire, c’est qu’elle semble se plaire dans son renoncement.
Mademoiselle Tremblay s’enquiert d’Éveline.
« Alors, vous avez fait le grand saut, vous avez ouvert un commerce. Je vous trouve courageuse. C’est sĂ»rement difficile, toute seule.
— Dans un sens, je suis pas seule. Figurez-vous que l’an dernier, un beau soir de septembre, j’ai croisĂ© Lily, notre ancienne bourgeoise, au coin des rues UniversitĂ© et Sainte-Catherine. Je l’avais pas vue depuis des annĂ©es.
— Madame Pontbriand! Comment est-elle? Qu’est-ce qu’elle est devenue?
— Je l’ai trouvĂ©e vieillie. Plus de teinture rousse flamboyante! Elle se laisse grisonner. Mais elle a rien perdu de son franc-parler. Elle m’a invitĂ©e Ă  aller veiller un soir de la semaine suivante. Elle demeure en ville, dans deux piĂšces remplies de bric-Ă -brac ; ça avait pas l’air trop riche.
— De quoi a-t-elle vĂ©cu toutes ces annĂ©es-lĂ ? Elle a disparu subitement

— Elle m’a racontĂ© qu’elle avait tenu un magasin de chapeaux par chez elle, dans le bas du fleuve. Elle m’a dit : « Au dĂ©but, j’étais toute contente de respirer la bonne air de mon coin de pays, je prenais des grandes marches sur la grĂšve. Au bout de quelques annĂ©es, j’ai commencĂ© Ă  m’ennuyer de MontrĂ©al. Loin de la mode, il me semblait que je perdais mon goĂ»t. J’ai fermĂ© boutique puis je me suis en venue par icitte avec mon barda. Ma niĂšce et son mari ont un magasin d’accessoires sur la rue Bleury. Au dĂ©sespoir de sa mĂšre, elle a mariĂ© un Juif. Moi je m’en fiche, c’est un bon garçon. Je leur donne un coup de main dans l’aprĂšs-midi. AjoutĂ© Ă  mon petit magot, ça me suffit. Les marchands de gros m’ont pas oubliĂ©e. Le reste du temps, j’arpente la Catherine, je m’arrĂȘte aux vitrines. Je vous ai aperçue chez votre Cora, de profil, derriĂšre une cliente, aprĂšs Ă©ping...

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