CHAPITRE XVIII
Ă trois heures moins un quart, Rose-Delima quitta son bureau pour se rendre au Parlement. Donald devait y prononcer un discours important ce jour-lĂ et elle tenait Ă lâentendre. Elle suivit la foule qui sâengouffrait par les grandes portes, gravit lâescalier et sâarrĂȘta un moment dans la rotonde avant de monter aux galeries publiques. Ă lâextrĂ©mitĂ© de la galerie ouest, elle aperçut soudain Donald qui descendait le grand escalier de marbre avec, dâun cĂŽtĂ©, le jeune homme qui avait remplacĂ© Jean-Pierre et, de lâautre, une jeune femme blonde dâune beautĂ© remarquable.
Sans sâen rendre compte, elle quitta les rangs et, sâabritant dans lâangle dâun pilier, se mit Ă les observer. Donald, tournĂ© vers la droite, sâentretenait avec son chef de cabinet. La jeune femme Ă©tait vĂȘtue dâun tailleur dâun vert doux qui faisait ressortir son teint rosĂ© et ses cheveux clairs, ainsi que dâun chandail ivoire sur lequel un collier de jade et dâivoire rĂ©pĂ©tait les tons de lâensemble. ArrivĂ©s au pied de lâescalier, ils sâarrĂȘtĂšrent. Donald se tourna vers la jeune femme et lui dit quelques mots en souriant de ce sourire tendre quâelle connaissait si bien. Son interlocutrice lui tendit une liasse de feuilles avec un geste et un regard qui Ă©taient une dĂ©claration dâamour aussi claire que si elle avait articulĂ© les mots Ă haute voix. Le cĆur douloureux, Rose-Delima le vit disparaĂźtre par la porte qui conduisait Ă la Chambre tandis que ses deux compagnons montaient lâescalier conduisant aux gradins rĂ©servĂ©s aux fonctionnaires.
Un long moment, elle demeura sous le choc de cet Ă©change secret, de cette connivence qui semblait exister entre eux, puis elle se ressaisit et se mit Ă monter lâescalier.
AprĂšs tout, Donald Ă©tait un homme sĂ©duisant. Elle nâĂ©tait pas la seule Ă lâavoir remarquĂ©. Il avait toujours exercĂ© une attirance sur les femmes.
Lentement, elle gravit les marches et sâassit dans les gradins publics. Ă la gauche de lâorateur, dans les loges rĂ©servĂ©es, elle vit la femme de Donald, qui Ă©tait venue pour lâoccasion. Avec ses cheveux impeccablement coiffĂ©s, sa robe de grand couturier et son visage aux traits classiques, elle Ă©tait tout Ă fait la patricienne venue, comme lâoccasion le demandait, pour porter appui Ă son mari. Presque en face, dans la section des fonctionnaires, lâĂ©blouissante beautĂ© blonde, qui, penchĂ©e en avant, guettait lâentrĂ©e des ministres de la Couronne.
Et dans les galeries publiques, lui disait un dĂ©mon qui sâĂ©tait logĂ© dans son esprit depuis la conversation avec Jean-Pierre, il y a une brune imbĂ©cile qui attend de se faire dire si elle doit aller Ă la pĂȘche ou Ă bicyclette. «áżFigurativement parlantáżÂ», aurait ajoutĂ© ce dernier.
Le rite centenaire se poursuivait en bas, dans la chambre rouge et or. Elle entendit la voix de lâorateur qui disaitáż: «áżThe Chair recognizes the Honourable Minister of National Resources.áżÂ»
Donald se leva. La belle voix grave et chaude se ïŹt entendre, dominant aisĂ©ment le chahut habituel, qui diminua peu Ă peu.
Ce ne fut que deux semaines plus tard que Donald lui tĂ©lĂ©phona. Elle fut un peu Ă©tonnĂ©e que sa femme eĂ»t prolongĂ© son sĂ©jour Ă Ottawa Ă ce point, mais elle avait lâhabitude dâattendre.
Comme chaque fois, lorsque la session Ă©tait en cours et que ses occupations ne lui permettaient pas de se rendre Ă la maison de campagne, Donald lâavait envoyĂ© chercher et avait fait monter le dĂźner. Tout au long du repas, il lâavait entretenue de lâintroduction de la loi quâil prĂ©parait, de la stratĂ©gie Ă adopter pour la faire voter en Chambre. De plus, on commençait Ă prĂ©parer lâĂ©lection qui se tiendrait vraisemblablement dans les douze mois. Il Ă©tait trĂšs important pour lui dâobtenir une bonne majoritĂ©. Sâil pouvait amener assez de votes au parti, il pourrait sâattendre Ă se voir conïŹer un ministĂšre plus important.
Comme ils achevaient leur repas, le tĂ©lĂ©phone sonna. Il alla rĂ©pondre et, lorsquâil revint, il dit Ă Rose-Delimaáż:
â Lâorganisateur de ma circonscription est en bas avec quelquâun quâil veut me prĂ©senter. Il faut que je les reçoive. Veux-tu aller mâattendre dans ma chambreáż? Ăa ne devrait pas ĂȘtre long.
Rose-Delima jeta un bref coup dâĆil dans la piĂšce pour sâassurer quâelle ne laissait rien qui pĂ»t rĂ©vĂ©ler sa prĂ©sence, se rendit dans la chambre Ă coucher et en ferma la porte. Elle entendit arriver le garçon que Donald avait sonnĂ© pour desservir, puis lâarrivĂ©e des deux visiteurs. La discussion sâengagea. Elle ne comprenait pas ce quâils disaient mais, au ton des voix, la discussion paraissait animĂ©e et ne semblait pas sur le point de ïŹnir.
Autant lire en attendant, se dit Rose-Delima en ouvrant son sac Ă main pour prendre le livre de poche quâelle ne manquait pas dây mettre. Il nây Ă©tait pas. Puis, elle se souvint quâelle avait changĂ© de sac ce matin et quâelle Ă©tait partie Ă la hĂąte. Les voix continuaient toujours. Elle se mit Ă faire le tour de la piĂšceáż: il devait bien y avoir quelque chose Ă lire quelque part.
Dans la petite bibliothĂšque, il nây avait que lâAnnuaire du Canada, des traitĂ©s sur les ressources Ă©nergĂ©tiques, une sĂ©rie de Hansard reliĂ©s. Le tiroir du bureau ne contenait que des dĂ©pliants publicitaires, de la papeterie et lâinĂ©vitable Bible des GĂ©dĂ©onsáż; lâarmoire et la commode, que du linge personnel. Il restait les deux tables de chevet. Le tiroir de la premiĂšre contenait des pastilles contre le rhume et des lettres personnelles. En ouvrant le tiroir de la seconde, elle aperçut un collier de jade et dâivoire sculptĂ©. Les genoux lui ïŹĂ©chirent et elle sâassit sur le bord du lit.
Avec une clartĂ© impitoyable, elle revit la jeune femme blonde debout en face de Donald, cette complicitĂ© entre eux, et, comme chez tous les amoureux, ce sourire secret qui les isole du reste du monde. Puis, des images insupportables afïŹuĂšrentáż: cette jeune femme, ici mĂȘme, dans les bras de Donald, dans le lit de Donald. Lui disait-il, Ă cette rivale, les paroles quâil lui rĂ©pĂ©tait Ă elle dans leurs moments de tendresseáż: «áżMa chĂ©rie, mon unique, mon oasis, la seule Ă qui je puisse parler librement, sans crainte, que ferais-je sans toiáż?áżÂ»
Elle pleura longuement la ïŹn de son rĂȘve. Puis, quand elle entendit les voix se dĂ©placer vers la porte de sortie, elle alla dans la salle de bains se baigner le visage dâeau froide. Elle rectiïŹa son maquillage et, sous lâimpulsion du moment, alla chercher le collier et lâaccrocha au bouton de porte de lâarmoire Ă pharmacie pour quâil le voie et, surtout, pour quâil sache quâelle lâavait vu.
Donald ouvrit la porte de la chambre et entra en sâexcusant. Il ne savait pas que cette rĂ©union se prolongerait autant, mais il Ă©tait trĂšs heureux du rĂ©sultat. Vraiment, lâhomme que lui avait prĂ©sentĂ© son organisateur lâavait beaucoup intĂ©ressĂ©.
â Je me sens trĂšs fatiguĂ©e, ce soir, dit Rose-Delima. Veux-tu appeler le chauffeur pour quâil me ramĂšne chez moiáż?
â Tu nâes pas malade, jâespĂšreáż?
â Non. Jâai besoin de me coucher tĂŽt, câest tout.
â Bon, comme tu voudras, dit-il.
Se tournant, il alla appeler le chauffeur.
â Il me reste une semaine de congĂ© annuel, dit Rose-Delima lorsquâil revint. Je crois que je vais la prendre maintenant. Il y a longtemps que Jean-Pierre me demande de lâinviter au lac des Roseaux, dans la propriĂ©tĂ© de Germain. Jâai le goĂ»t dây aller. Je sens que lâair du Nord me fera du bien.
â Je vous envie, tous les deux. Je voudrais ĂȘtre libre dây aller moi aussi, dit-il dâun air distrait.
Il lâaida Ă endosser son manteau, puis il ajoutaáż:
â Plus jây pense, plus je crois que câest ce jeune homme que jâai rencontrĂ© ce soir qui devrait sâoccuper de la publicitĂ© dans ma prochaine campagne Ă©lectorale. Il a une imagination fertile, des idĂ©es neuves. Et un bon jugement, avec ça.
Le chauffeur frappa Ă la porte.
â Repose-toi bien, Lima, dit-il en lâembrassant.
Visiblement, il Ă©tait pris par ses problĂšmes.
«áżEt moi, je suis comme les meubles de la chambre, confortables, utiles, familiersáżÂ», songea Rose-Delima tandis que la voiture la ramenait Ă travers les rues brillamment Ă©clairĂ©es de la ville.
Jean-Pierre fut si heureux lorsquâelle lâappela quâelle sentit le besoin de mettre les choses au point aïŹn quâil ne se leurre pas de faux espoirs.
â Je nâai rien dĂ©cidĂ©. Je veux simplement retourner chez nous, lĂ -bas, pour me reposer. Tu comprendsáż?
â Certainement. Ăa tombe bien. Moi aussi, jâai besoin de me reposer, maintenant que les examens sont ïŹnis. Quand veux-tu partiráż?
â AussitĂŽt que possible. AprĂšs-demain, je crois. Juste le temps dâavertir le bureau que je mâabsente. Si nous partons tĂŽt le matin, nous pourrons ĂȘtre aux Roseaux le soir mĂȘme.
Il se mit Ă rire.
â Quand tu prends une dĂ©cision, ça ne traĂźne pas. Si je suis devant ta porte Ă sept heures, ça te vaáż?
Le surlendemain, il Ă©tait lĂ , ponctuellement, tel que promis. Ils ïŹlĂšrent sans arrĂȘt, dĂ©passant Pembroke et les derniers espoirs de trouver un restaurant avant de sâenfoncer dans la forĂȘt vierge, et ce, malgrĂ© les protestations de Jean-Pierre, que la faim tiraillait. Rose-Delima ressentait une rare impatience de quitter ces paysages trop amĂšnes du Sud, de pĂ©nĂ©trer enïŹn dans le royaume du Nord, pays de lâair pur et sec, des cours dâeau sans nombre, de la forĂȘt bruissante illimitĂ©e.
Lorsque, enïŹn, ils approchĂšrent de Mattawa, Rose-Delima, du ton dâun guide touristique, expliquaáż:
â Câest de ce petit bourg sur les bords de la sombre et traĂźtre Outaouais que sont partis les explorateurs et les chercheurs dâor.
Ils Ă©voquĂšrent le souvenir des frĂšres Timmins, NoĂ© et Jules, propriĂ©taires du magasin gĂ©nĂ©ral de lâendroit, qui avaient Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©s de lâaide quâils avaient lâhabitude dâapporter Ă ceux qui partaient en tournĂ©e de prospection en leur fournissant les vivres nĂ©cessaires au voyage. En 1903, Fred LaRose, qui travaillait comme forgeron Ă la construction d...