LA CRISE SCOLAIRE ET LES FRANCOPHONES DU SUD-OUEST ONTARIEN
Jack CĂ©cillon
En 1912, le premier ministre de lâOntario, Sir James Whitney, fait adopter le RĂšglement 17, une mesure visant Ă limiter aux deux premiĂšres annĂ©es de lâĂ©cole primaire lâusage du français comme langue dâenseignement. LâAssociation canadienne-française dâĂ©ducation dâOntario (ACFĂO), la plus importante association de rĂ©sistance au RĂšglement 17 en Ontario français, organisera une campagne contre cette politique qui se poursuivra jusquâen 1927, date Ă laquelle le gouvernement modiïŹera le RĂšglement. Comme ailleurs en Ontario, les dirigeants rĂ©gionaux de lâACFĂO des comtĂ©s dâEssex et de Kent, dans le Sud, inviteront les Canadiens français Ă rĂ©sister Ă la mise en Ćuvre du RĂšglement 17, en particulier Ă la prĂ©sence des inspecteurs protestants dans les Ă©coles bilingues. Mais, contrairement Ă ce qui se produira dans la rĂ©gion dâOttawa, lâappel de lâACFĂO ne fera pas consensus dans cette rĂ©gion Ă©loignĂ©e du reste de la francophonie ontarienne. Si certains francophones, surtout durant les premiĂšres annĂ©es, entendirent cet appel, dans lâensemble de la rĂ©gion, la plupart des francophones ne participĂšrent pas aux efforts de rĂ©sistance. Le texte qui suit porte sur les efforts de mobilisation contre le RĂšglement 17 dans le Sud-Ouest ontarien Ă lâĂ©poque, et sur les raisons de lâinefïŹcacitĂ© de la stratĂ©gie provinciale de lâACFĂO dans cette rĂ©gion.
Pour comprendre ces difïŹcultĂ©s, il faut dâabord dire un mot sur la population française de la rĂ©gion du Sud-Ouest au dĂ©but du XXe siĂšcle, en prĂ©cisant dâentrĂ©e de jeu la donnĂ©e fondamentale du problĂšme : cette population francophone nâest pas du tout homogĂšne. Hormis quelques familles immigrantes provenant de la France, dont nous ne traiterons pas ici, lâon compte principalement deux groupes ou « sous-cultures » francophones dâimportance dans la rĂ©gion. Le premier groupe se concentre sur les rives de la riviĂšre DĂ©troit, alors que lâautre se concentre principalement prĂšs du lac Sainte-Claire. Selon le recensement de 1901, le premier groupe (les Français de la riviĂšre DĂ©troit) a des racines remontant Ă la fondation de la forteresse française de DĂ©troit, en 1701. La principale activitĂ© de cette population est lâagriculture, mais on y compte un certain nombre de pĂȘcheurs qui pratiquent leur activitĂ© sur la riviĂšre DĂ©troit et ses tributaires. Certaines caractĂ©ristiques de la population française de la riviĂšre DĂ©troit les distinguent des nouveaux venus du QuĂ©bec et de lâEst ontarien. La langue parlĂ©e de ces habitants est riche dâun vocabulaire de prĂšs de 750 mots que lâon ne retrouve pas dans le lexique quĂ©bĂ©cois. La plupart de ces mots dĂ©crivent la faune et la ïŹore propres Ă la rĂ©gion ou relĂšvent dâarchaĂŻsmes jadis usitĂ©s en France. EnïŹn, la langue de ces colons est dĂ©pourvue des blasphĂšmes qui ont vu le jour au QuĂ©bec dans les chantiers forestiers du XIXe siĂšcle. En 1912, cette population est largement bilingue et alphabĂ©tisĂ©e. HabituĂ©s depuis trĂšs longtemps de vivre dans un environnement anglodominant, ces francophones sont moins sensibles que dâautres aux enjeux linguistiques propres aux unilingues de lâest de la province. Ils reconnaissent comme Ă©tant prioritaire la maĂźtrise par leurs enfants de la langue anglaise, ne serait-ce que pour quâils puissent transiger dans la langue des futurs clients de leur production agricole.
Le second groupe de francophones de la rĂ©gion est composĂ© de migrants quĂ©bĂ©cois qui commencent Ă sâinstaller dans la rĂ©gion dĂšs la ïŹn des annĂ©es 1820. Le rythme de la migration sâest accĂ©lĂ©rĂ© Ă partir de la construction du chemin de fer de la Great Western dans les annĂ©es 1850. Cette vague migratoire nâest pas terminĂ©e Ă lâĂ©poque du conïŹit linguistique et scolaire des annĂ©es 1910. Ces familles canadiennes-françaises vont dĂ©fricher les terres prĂšs du lac Sainte-Claire pour la culture du blĂ©. Certaines contribuent Ă doter la rĂ©gion dâune classe professionnelle de mĂ©decins, de notaires et dâavocats francophones. Nous le verrons, cette population est plus attachĂ©e Ă lâĂglise et lĂ©gĂšrement plus sensible aux questions linguistiques et nationales que la population de lâEst. Les individus qui mĂšneront la lutte contre le RĂšglement 17 dans le Sud-Ouest ontarien sont principalement issus de ce second groupe.
Il faut prĂ©ciser quâune part non nĂ©gligeable des familles de ces deux groupes ne considĂšre pas lâĂ©ducation en langue française comme une prioritĂ© avant mĂȘme lâadoption du RĂšglement 17. Au contraire, on sait, grĂące aux journaux des annĂ©es 1880, que certains parents demandaient carrĂ©ment aux enseignants de nâinstruire leurs enfants quâen langue anglaise. Ce comportement semble ĂȘtre plus frĂ©quent dans les communautĂ©s Ă©tablies depuis un certain temps, comme Ă Belle-RiviĂšre dans les annĂ©es 1880, Pointe-aux-Roches dans les annĂ©es 1890, et Pain Court au dĂ©but du XXe siĂšcle. Suivant la mĂȘme tendance identiïŹĂ©e par Yves Roby dans ses Ă©tudes sur les colons canadiens-français en Nouvelle-Angleterre, les deuxiĂšme et troisiĂšme gĂ©nĂ©rations de cette population canadienne-française manifestent nettement moins de passion pour la prĂ©servation et la dĂ©fense du français que leurs parents ou grands-parents venus directement du QuĂ©bec. Ainsi, il nâest pas surprenant de constater quâau moment de lâadoption du RĂšglement 17, la majoritĂ© des Ă©coles bilingues dans les villages canadiens-français des comtĂ©s dâEssex et de Kent en respectent intĂ©gralement les directives.
Contrairement aux autres rĂ©gions ontariennes, donc, les deux tiers de toutes les Ă©coles bilingues de la rĂ©gion frontaliĂšre de Windsor se soumettront au rĂšglement dĂšs sa mise en Ćuvre. Seules douze Ă©coles, dont onze sont catholiques, manifestent une certaine rĂ©sistance, surtout au dĂ©but du conïŹit. DĂšs 1916, le nouvel inspecteur catholique anglophone rapporte que la rĂ©sistance est presque terminĂ©e. En effet, il ne reste, au moment de son inspection, que trois ou quatre Ă©coles rĂ©calcitrantes. La derniĂšre Ă©cole Ă sâopposer au RĂšglement 17 (celle de Pointe-aux-Roches, que dirige Alzire MassĂ©) abandonne le combat en 1918 aprĂšs le dĂ©part du professeur rĂ©calcitrant. La grande majoritĂ© des Ă©coles rĂ©sistantes sont situĂ©es dans les communautĂ©s issues de lâimmigration quĂ©bĂ©coise. Dans les communautĂ©s composĂ©es des anciens colons du Fort DĂ©troit, seules les Ă©coles dirigĂ©es par des pasteurs canadiens-français nationalistes manifestent une lĂ©gĂšre rĂ©sistance.
Des leaders qui refusent dâappuyer la stratĂ©gie provinciale
Le message nationaliste de lâACFĂO ne connaĂźt donc pas beaucoup de succĂšs chez les francophones du Sud-Ouest, y compris chez certains chefs de ïŹle des diverses communautĂ©s. Quelques-uns critiquent ouvertement lâACFĂO, minant ainsi sa campagne contre le RĂšglement 17. Câest le cas, en particulier, du conservateur Joseph-Octave RĂ©aume de Windsor, membre, il faut le dire, du gouvernement qui a dĂ©crĂ©tĂ© le RĂšglement 17 et qui en fait la promotion en le prĂ©sentant comme un avantage pour les francophones. Ă son avis, le gouvernement accorde ainsi une premiĂšre reconnaissance ofïŹcielle au droit de recevoir une Ă©ducation en langue française, fĂ»t-elle limitĂ©e Ă une heure par jour. Lors de la campagne Ă©lectorale de 1914, RĂ©aume vantera les mĂ©rites de la dĂ©cision gouvernementale en matiĂšre dâĂ©ducation :
As far as the clause No. 17 is concerned, to which so many objections have been held, it is not in existence now, as it has been replaced by clause 18. This clause permits the teaching of French in the schools for more than an hour and the placing of separate school inspectors on a level equal with those of the public school⊠If the French people want their rights it is not with a Rowell government that would do them any favours, but it is with the Whitney government, which has stood up and will stand up for, the rights of French peopleâŠ
Ce ministre conservateur de Windsor, tout comme le candidat conservateur de la circonscription voisine, Paul Poisson, réussit à obtenir un certain appui électoral de la part de la population francophone, surtout parmi les vieilles communautés françaises de la riviÚre Détroit. Pour leur part, les communautés canadiennes-françaises du lac Sainte-Claire votent massivement contre les candidats du gouvernement Whitney lors des élections de 1914.
Un autre francophone bien en vue, lâancien dĂ©putĂ© provincial libĂ©ral et prĂ©sident de la Commission des Ă©coles catholiques de Windsor, le libĂ©ral Gaspard Pacaud, refuse lui aussi de participer Ă la rĂ©sistance au RĂšglement 17. Pacaud avait pourtant acquis une rĂ©putation enviable de grand dĂ©fenseur de la langue française Ă lâĂ©poque de lâadoption du RĂšglement 12 (au dĂ©but des annĂ©es 1890). Si Pacaud refuse de joindre le mouvement de rĂ©sistance au RĂšglement 17, il le fait cependant en invoquant des raisons qui ont peu de chose Ă voir avec le RĂšglement lui-mĂȘme. Par ce refus, il entend plutĂŽt protester contre ce quâil juge ĂȘtre la mauvaise utilisation des fonds levĂ©s par lâAssociation catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) au QuĂ©bec pour venir en aide aux Canadiens français de lâOntario. Selon lui, les chefs de lâACFĂO Ă Ottawa privent les francophones des comtĂ©s dâEssex et de Kent de tout soutien ïŹnancier alors quâils disposent dâun fonds dâune valeur de 53 341 $. Il sâagit lĂ , pour Pacaud, dâune injustice inqualiïŹable, Ă©tant donnĂ© que les francophones du Sud-Ouest sont plus isolĂ©s et plus vulnĂ©rables face Ă la majoritĂ© anglophone que leurs compatriotes de la capitale canadienne. Il accuse les dirigeants de lâACFĂO dâignorer les souffrances des francophones de sa rĂ©gion :
Jâavais toujours Ă©tĂ© sous lâimpression [sic] quâEssex Ă©tait dans lâOntario. Mais en tant que cette jolie souscription est concernĂ©e, nous demeurerions en Chine que nous [nâ]en aurions pas Ă©tĂ© tenus plus Ă©loignĂ©s. Je me suis informĂ© pour savoir si nous avions reçu aucune aide de quelque nature que ce f[Ă»]t, soit dâOttawa ou dâailleurs. Rien, absolument rien. âŠNotre cas est unique et si lâon sâĂ©tait donnĂ© le trouble que la jeunesse canadienne-française de la Province de QuĂ©bec avait le droit dâattendre de ceux qui acceptaient son argent au nom des Ă©coles bilingues dâOntario, on se serait aperçu de ce fait. On aurait bientĂŽt vu la lutte sĂ©parĂ©e quâil fallait faire pour nous. Ce genre de guerre, est-il seulement pour Ottawa, ou pour lâOntario en gĂ©nĂ©ral?
Certains opposants au RĂšglement 17 remettent cependant en question la puretĂ© des motivations de Pacaud. Le pĂšre Lucien Beaudoin suggĂ©rera, par exemple, que Pacaud voulait, par cette prise de position, se dĂ©douaner de son manque de leadership depuis les dĂ©buts de la crise. Pacaud abandonnera bientĂŽt son poste au sein de lâexĂ©cutif de lâACFĂO. Il expliquera plus tard que lâACFĂO menait une campagne qui ignorait les intĂ©rĂȘts des francophones de Windsor et reprochera aux dirigeants de lâACFĂO de ne pas comprendre la rĂ©alitĂ© trĂšs spĂ©ciïŹque du Sud-Ouest ontarien, bien diffĂ©rente de celle de lâEst. Ă son avis, lâal...