HĂLĂNE BRODEUR : ĂTUDE DU TEMPS ET DE LâESPACE DANS LES CHRONIQUES DU NOUVEL-ONTARIO
Beatriz Mangada
Universidad AutĂłnoma de Madrid
Je ne voulais pas faire une Ćuvre dâhistorienne, mais de mĂ©moires au pluriel.
Annie Ernaux
Recueil de mĂ©moires, tĂ©moignage personnel, rĂ©cit rĂ©trospectif, vĂ©ritĂ© et fiction, ces notions, Ă©voquĂ©es dans les paroles dâAnnie Ernaux Ă lâoccasion de la parution de son dernier roman, Les annĂ©es, nous servent de citation incipitielle pour convoquer la figure et lâĆuvre dâune autre romanciĂšre francophone, HĂ©lĂšne Brodeur, qui sans vouloir faire une Ćuvre dâhistorienne a voulu, elle aussi, faire parler la mĂ©moire du peuple franco-ontarien. Ainsi, dans ce recueil dâĂ©critures au fĂ©minin au Canada français qui veut donner la parole Ă celles qui lâont prise pour participer Ă la construction de lâhistoire littĂ©raire de leur rĂ©gion et de leur pays, nous proposons une rĂ©flexion sur les Chroniques du Nouvel-Ontario dâHĂ©lĂšne Brodeur, car cette romanciĂšre est pour lâOntario ce quâAntonine Maillet est pour lâAcadie ou Gabrielle Roy pour les provinces de lâOuest, Ă savoir une voix de femme emblĂ©matique de la littĂ©rature canadienne.
Parmi les nombreux aspects dâanalyse quâoffre ce triptyque, nous nous arrĂȘterons cette fois-ci Ă deux vecteurs structuraux de la narration rassemblĂ©s dans le titre mĂȘme de la trilogie : le temps et lâespace. Une premiĂšre Ă©tude plus analytique de la dĂ©rive Ă©nonciative tissĂ©e autour du toponyme Ontario nous permettra de rĂ©flĂ©chir Ă la transformation et aux changements de cette rĂ©alitĂ© et de cet imaginaire spatial et identitaire. Alors quâune approche plus interprĂ©tative de la coordonnĂ©e temporelle nous offrira la possibilitĂ© de nous intĂ©resser Ă lâĂ©criture rĂ©sultant de lâinterfĂ©rence entre la construction fictionnelle dâun temps propre au rĂ©cit, la mise en place dâun ancrage contextuel faisant revivre plus dâun demi-siĂšcle dâhistoire et la matiĂšre biographique, qui se livre Ă une Ă©criture de mĂ©moires au pluriel.
HélÚne Brodeur et la littérature franco-ontarienne
Aborder la figure dâHĂ©lĂšne Brodeur, câest aussi rĂ©clamer une brĂšve considĂ©ration du contexte littĂ©raire dâinsertion. Signalons sommairement que les annĂ©es 1980 marquent lâaffermissement et lâĂ©panouissement de la littĂ©rature franco-ontarienne, qui dĂ©sormais sâapprochera davantage de la population française de lâOntario. La crĂ©ation en 1973 des Ăditions Prise de parole Ă Sudbury permit Ă lâĂ©poque la publication dâouvrages franco-ontariens. Pendant la dĂ©cennie suivante, lâaccĂšs Ă lâhistoire et Ă la culture de cette communautĂ© se transforme en projet politique. LâĂtat prend alors la relĂšve dâune lutte tranquille entreprise par une collectivitĂ© qui avait reçu jusquâĂ prĂ©sent lâappui constant de lâĂglise. En mĂȘme temps, le discours scientifique tente de dĂ©finir une nouvelle identitĂ© surgie au fil des Ă©vĂ©nements sociaux et politiques. Des institutions, des moyens de communication et la crĂ©ation de tout un rĂ©seau de recherches dans le domaine de lâhistoire, lâĂ©ducation et le folklore sont mis en place Ă ces fins. La littĂ©rature franco-ontarienne sâĂ©rige alors en matiĂšre de nombreux ouvrages, tandis que la vie culturelle et artistique de cette communautĂ© va se manifester Ă travers de nombreuses productions artistiques. Dans le domaine qui nous occupe, câest-Ă -dire le roman, RenĂ© Dionne rappelle que, de la mĂȘme façon que les poĂštes du Nord de lâOntario consolident et proclament leur identitĂ© dans leurs compositions poĂ©tiques, un nombre considĂ©rable de romanciers feront de mĂȘme en puisant dans les racines historiques. Plusieurs noms et ouvrages doivent ĂȘtre citĂ©s : celui de Lucille Roy, qui retrace dans Lâimpasse (1981) la quĂȘte identitaire dâun jeune Canadien français qui doit choisir entre le Canada, le QuĂ©bec et la France ; celui de Pierre-Paul Karch, qui Ă©voque dans BaptĂȘme (1982) la vie dâun petit village dans les annĂ©es 1930 ; ou encore La vengeance de lâorignal (1980) de Doric Germain, dans lequel il remĂ©more le passĂ© du Nord de lâOntario. Pour le critique RenĂ© Dionne, ce roman, ainsi que la trilogie dâHĂ©lĂšne Brodeur, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme les seules tentatives sĂ©rieuses de recrĂ©er fictionnellement les origines de lâidentitĂ© franco-ontarienne Ă travers lâhistoire. En effet, câest par lâentremise de la fiction littĂ©raire que les Chroniques du Nouvel-Ontario invitent le lecteur Ă voyager dans le passĂ© et Ă redĂ©couvrir lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© franco-ontarienne de 1913 Ă 1968 ; une Ă©vocation jalonnĂ©e de rĂ©fĂ©rences historiques qui dĂ©voile une recherche approfondie de la part de lâĂ©crivaine.
Ontario : la dĂ©rive Ă©nonciative dâun imaginaire spatial
Du point de vue du lecteur europĂ©en, un des thĂšmes les plus attrayants et trĂšs souvent prĂ©sent dans les Ă©crits littĂ©raires canadiens, et par consĂ©quent dans nos trois romans objet dâĂ©tude, est sans doute lâimportance des grands espaces dans lâimaginaire des habitants du continent nord-amĂ©ricain. SpatialitĂ© et identitĂ© se rencontrent dans la pensĂ©e de Ronald Bordessa :
Canadian literature has greatly concerned itself with questions of identity. It is hardly surprising (if Frye has correctly specified the peculiarity of Canadian riddle) that it has elaborated these questions in spatial terms. Identity is referential : in the European case, to time (genealogy, heritage, inheritance) ; in the Canadian case, to space (exploring, settling and transforming). The land and the landscape are metaphor for Canada and central preoccupations of its writers .
Ainsi, la projection et la recrĂ©ation fictionnelle de la fondation et de lâacceptation dâune identitĂ© spatiale que nous trouvons dans les trois textes de la trilogie dâHĂ©lĂšne Brodeur rĂ©clament un jeu complexe de mĂ©canismes linguistiques fort intĂ©ressants tels les chaĂźnes anaphoriques et les rĂ©seaux isotopiques, qui reflĂštent lâĂ©volution dâun espace immense dont lâacceptation passera par un processus dâadaptation et dâassimilation.
Dans son article « Aspects de lâimaginaire spatial : identitĂ© ou fin des territoires », le gĂ©ographe canadien Gilles SĂ©nĂ©cal rĂ©flĂ©chissait aux rapports entre des concepts tels que territoire, identitĂ© ou imaginaire spatial et remarquait que toute territorialitĂ© nâest pas Ă©ternelle, que sâensuivent des phases de « dĂ©territorialitĂ© » et de « reterritorialitĂ© ». Il reprenait Ă son tour la pensĂ©e dâun autre gĂ©ographe, Albert Gilbert, pour qui lâanalyse du discours permet de rendre compte des lieux en privilĂ©giant les reprĂ©sentations, les sens ainsi que la maniĂšre de structurer lâespace.
AppliquĂ©es au domaine de la littĂ©rature franco-ontarienne et plus spĂ©cifiquement au premier ouvrage dâHĂ©lĂšne Brodeur, les pensĂ©es de Gilles SĂ©nĂ©cal et dâAlbert Gilbert ouvrent une voie de recherche Ă la fois riche et intĂ©ressante, car, si la problĂ©matique de la perception spatiale a fait lâobjet de nombreux travaux, notamment chez les QuĂ©bĂ©cois et les Franco-Manitobains, ceux-ci visaient plutĂŽt une approche thĂ©orique laissant de cĂŽtĂ© lâanalyse littĂ©raire. Et pourtant, ce rĂ©cit rĂ©trospectif, Ă mi-chemin entre les chroniques et le roman historique, se veut un retour au passĂ© pour revivre le changement de la sociĂ©tĂ© franco-ontarienne depuis 1916 jusquâen 1968, nous offrant ainsi la possibilitĂ© dâanalyser lâĂ©volution de la reprĂ©sentation linguistique de lâespace au cours des diffĂ©rentes Ă©tapes de lâhistoire de cette jeune rĂ©gion. Ce processus dâacceptation des grands espaces comme nouvelle patrie gĂ©nĂšre des mĂ©canismes dâĂ©nonciation bien diffĂ©rents du premier au troisiĂšme volet de la trilogie et tisse autour du toponyme Ontario un nombre considĂ©rable de chaĂźnes anaphoriques et de rĂ©seaux isotopiques trĂšs significatifs rendant comprĂ©hensible le passage de « cette immensitĂ© » ou de « ce paysage inhumain et apparemment sans limite » de La quĂȘte dâAlexandre vers « câĂ©tait sa patrie » ou « nous les gens du Nord » des Routes incertaines.
Il faudrait rappeler que le phĂ©nomĂšne de lâanaphore a Ă©tĂ© largement abordĂ© par la linguistique textuelle. Surtout par Francis Corblin, qui, dans son ouvrage IndĂ©fini, dĂ©fini et dĂ©monstratif, constructions linguistiques de la rĂ©fĂ©rence, propose un parcours trĂšs intĂ©ressant Ă travers ces trois dĂ©signateurs, tout en Ă©bauchant lâimportance de ces opĂ©rations linguistiques de reprise dans la construction de chaĂźnes de rĂ©fĂ©rence dans le discours. Cet aspect, il le dĂ©veloppera plus tard dans Les formes de reprise dans le discours, anaphores et chaĂźnes de rĂ©fĂ©rence, oĂč il sâintĂ©resse Ă©galement Ă ces formes capables dâassurer un effet de reprĂ©sentation et une certaine cohĂ©rence sĂ©mantique.
Pour cet auteur, on peut Ă©tablir une distinction claire entre dĂ©signation rigide â nom propre et pronom personnel â, Ă Ă©viction totale, et dĂ©signation contingente â constituĂ©e par des descriptions identifiantes de groupes nominaux anaphoriques, des dĂ©monstratifs et des indĂ©finis â, qui assure un effet de profusion. En tant quâexpressions linguistiques se rĂ©fĂ©rant au mĂȘme personnage ou Ă un mĂȘme Ă©lĂ©ment du texte, ces deux types de dĂ©signations deviennent alors des constituants de chaĂźnes anaphoriques qui, sous forme de reprise, vont permettre de faire avancer le texte par un effet de continuitĂ© dans la reprise du dĂ©jĂ connu, ou bien par lâintroduction dâun nouveau point de vue.
Dans une visĂ©e plus large, celle de la sĂ©mantique dite « interprĂ©tative », François Rastier va au-delĂ et considĂšre ces chaĂźnes anaphoriques comme des isotopies spĂ©cifiques construites Ă partir des prĂ©somptions que le lecteur confirme au fur et Ă mesure quâavance sa lecture, ce qui vient complĂ©ter le sens attribuĂ© par Francis Corblin : maintien ou reformulation dâune dĂ©signation. LâinterprĂ©tation dâun texte peut alors ĂȘtre conçue comme le rĂ©sultat de deux dĂ©marches complĂ©mentaires. Dâune part, lâanalyse des diffĂ©rentes opĂ©rations anaphoriques et de la construction de celles-ci dans un ensemble plus dynamique qui parcourt le texte permet dâaboutir Ă une saisie plus enrichie des personnages ou dâautres aspects des romans littĂ©raires. Et dâautre part, le texte offre Ă©galement une deuxiĂšme interprĂ©tation qui tient compte des isotopies qui tissent le fond sĂ©mantique dâun texte et assurent sa cohĂ©rence en mĂȘme temps quâelles provoquent un certain effet de reprĂ©sentation.
Par ailleurs, Daniel ApothĂ©loz insiste Ă©galement sur le fait que nâimporte quelle Ă©tude de lâanaphore pourrait ĂȘtre enrichie davantage si lâon tenait compte des facteurs contextuels susceptibles dâincider sur le choix des anaphoriques ; et il avoue quâil y a tout un travail Ă faire Ă partir de cette nouvelle considĂ©ration de lâanaphore comme Ă©lĂ©ment dynamique qui, plutĂŽt quâassurer la cohĂ©sion, garantit la progression du texte.
AppliquĂ©es aux Chroniques du Nouvel-Ontario, ces thĂ©ories nous permettent dâenvisager et dâexpliquer lâĂ©volution conceptuelle et dĂ©signative dâun espace « inhumain et apparemment sans limit...