CHAPITRE 4
La modernité économique
« L’énergie joue, pour notre économie et nos vies quotidiennes, le même rôle que l’oxygène que nous respirons : elle est invisible, mais vitale. »
Bernard Landry, 2002
Dès les années 1920, l’État québécois s’appuie sur l’hydroélectricité produite par l’entreprise privée afin de favoriser le développement économique de la province[]. Pour les années 1960 et 1970, les travaux de Roland Parenteau ont montré l’importance de l’hydroélectricité fraîchement nationalisée dans l’élaboration de politiques visant le développement économique. À partir de 1978, la planification de la première politique énergétique officielle permet non seulement de considérer l’hydroélectricité, mais également l’ensemble du secteur énergétique comme « un élément moteur de développement économique[] ». Grâce à son champ d’intervention qui lui permet à la fois d’entreprendre de vastes travaux publics et de contrôler en grande partie la production et la distribution de l’énergie électrique, un des principaux carburants de la machine économique du XXe siècle, Hydro-Québec se voit rapidement perçue comme un outil permettant de répondre aux préoccupations économiques de l’heure. Ce faisant, elle influence certainement la mise en place d’une modernité économique centrée sur les préoccupations nord-américaines de création d’emplois, de création de richesses, d’industrialisation et de planification.
Les représentations et les orientations données à la modernité économique par les responsables politiques et les dirigeants de l’entreprise publique lorsqu’ils interviennent au sujet d’Hydro-Québec constituent le cœur de ce chapitre. Dans cette analyse où économie et énergie vont de pair, trois périodes se succèdent et représentent des changements apportés à la signification de la modernité économique : les années Duplessis centrées sur l’industrialisation des matières premières ; les années 1960 et 1970 où le contrôle de la planification économique et l’industrialisation sont les composantes modernes ; et, enfin, la période couvrant la fin des années 1970 jusqu’à 2005, influencée par les valeurs de performance et de rentabilité de l’économie néo-libérale.
Le Québec, « terre promise » pour les industries étrangères
Entre 1940 et 1944, l’électricité produite au Québec tombe sous la tutelle du ministère canadien des Munitions et des Approvisionnements qui réglemente sa production « dans le cadre de l’effort de guerre », notamment pour la production d’aluminium. Selon le géographe Matthew Evenden, la grande majorité des nouveaux chantiers hydroélectriques construits pendant la guerre proviennent du Québec, ce qui facilite l’interconnexion entre les différents complexes hydroélectriques de la province et du pays et qui positionne le Québec comme une puissance énergétique[]. En 1944, à la suite d’un relâchement du contrôle étatique fédéral, surviennent les débats entourant la création d’Hydro-Québec. Les responsables politiques identifient alors leurs objectifs économiques en prévision de l’après-guerre. Pour les leaders du gouvernement Godbout et les fervents partisans de la lutte contre les trusts de l’électricité, le Québec représente le territoire canadien le plus riche en matière d’énergie hydraulique. Pour eux, il est évident que cette richesse doit absolument servir à l’industrialisation de la province, comme l’ont fait précédemment d’autres provinces et États tels que l’Ontario et le Tennessee. En deuxième lecture du projet de loi 17 créant la Commission hydroélectrique de Québec, Wilfrid Hamel, ministre des Terres et des Forêts, rappelle que cette législation « jouera un rôle de premier plan dans l’économie de notre province[] ». Pour lui et le gouvernement libéral, « le plus grand facteur d’industrialisation de la province a été sans contredit l’aménagement de nos forces hydrauliques », une « source de puissance industrielle, [un] facteur de force et d’expansion pour le Québec[] ».
Les responsables gouvernementaux considèrent dès 1944 que l’industrialisation engendrée par les interventions de la nouvelle Hydro-Québec permettrait de rattraper les voisins sur le plan économique et, ainsi, de propulser le Québec vers la modernité. Le premier ministre Adélard Godbout ne peut être plus explicite dans ses propos lorsqu’il affirme, pour justifier la nationalisation de la MLHP, que
le gouvernement a la responsabilité de faire cesser un état de choses par lequel la province de Québec est dans une situation d’infériorité. Il faut mettre le peuple de la province de Québec en mesure de concurrencer avantageusement les autres provinces et les autres pays. À l’heure actuelle, Québec est un État extrêmement riche en matière d’électricité, il possède les plus riches ressources naturelles et est fier de compter la métropole du pays ; il se trouve cependant sur un pied d’infériorité par rapport à la province voisine, l’Ontario. Le gouvernement ne veut plus que les industries aillent s’établir en Ontario pour transformer des matériaux et des matières premières venant du Québec et à l’aide d’énergie électrique importée du Québec. Nous ne voulons plus que l’électricité de la province de Québec soit vendue dans la province d’Ontario à un taux plus bas que celui qui est chargé dans notre province. C’est une situation qui ne peut pas être tolérée, surtout quand elle est provoquée par une dictature économique crapuleuse et vicieuse[].
Les interventions des responsables du gouvernement Godbout suggèrent donc que la modernité économique implique la prise en charge de certaines ressources hydrauliques par l’État afin de contrôler en partie les exportations d’électricité, afin de diminuer les tarifs et ainsi de favoriser l’implantation industrielle. Ces représentations se voient cependant contestées par les ténors de l’Union nationale, menés par Maurice Duplessis. Pour le chef du parti qui s’oppose farouchement au « capitalisme d’État », la création d’Hydro-Québec, cette « commission hydroélectorale » comme il s’amuse à la nommer, « est contraire à la stabilité de la province[] ».
Or, la victoire électorale de l’UN en 1944 ne symbolise pas nécessairement une rupture avec la période précédente en ce qui a trait aux orientations politiques à l’endroit de la société d’État nouvellement mise sur pied. En refusant de mettre la clé dans la porte d’Hydro-Québec, les responsables des gouvernements Duplessis entre 1949 et 1959 instrumentalisent la société d’État pour promouvoir leurs politiques industrielles qu’ils perçoivent comme une source de progrès. Ici, la modernité économique se traduit par une volonté d’exploiter l’énorme potentiel hydroélectrique de la province afin de favoriser, grâce à Hydro-Québec ou à l’entreprise privée, une décentralisation industrielle. Celle-ci encouragerait un développement régional des matières premières minières, forestières ou autres, comme il a déjà été évoqué précédemment. Une certaine continuité peut donc être relevée, surtout en ce qui concerne les représentations d’un Québec riche en ressources énergétiques modernes – l’hydroélectricité – susceptibles de favoriser son industrialisation.
Vers la fin des années 1940, alors que la reprise économique d’après-guerre bat son plein, le gouvernement Duplessis fait face à une situation difficile en terme d’approvisionnement en électricité. Dans son discours sur le budget en 1949, le ministre des Finances, Onésime Gagnon, tient à rassurer les citoyens en énonçant les décisions prises par son gouvernement afin de pourvoir à cette « pénurie d’électricité » et ainsi assurer une croissance de l’économie :
La demande d’énergie électrique est très considérable et le gouvernement désire que la pénurie d’électricité ne soit pas cause d’un arrêt dans le développement industriel de la province. Les cultivateurs qui profitent de l’électrification rurale comptent également sur la prévoyance du gouvernement. C’est pour cela que la construction d’un barrage au lac Dozois sur la rivière Ottawa a été réalisée, que l’Hydro-Québec a entrepris des travaux d’expansion considérables à Beauharnois et que le gouvernement étudie actuellement la possibilité de réaliser d’autres projets[].
Un peu plus loin, il souligne même avec fierté la grande richesse des ressources hydrauliques de la province :
Dans un article publié dans le Financial Post du 12 février 1949, Howard Gamble donne des chiffres intéressants sur les ressources hydrauliques du Québec. « Ces ressources, dit l’auteur, sont la clé du progrès futur de notre province. » Il souligne que notre province possède 32 % de toutes les ressources hydrauliques au Canada. À...