CHAPITRE 1
Un roi en devenir
Louis XV assume les pleins pouvoirs en 1743. « Je veux suivre en tout l’exemple du feu roi mon bisaïeul. » Le roi avait passé la trentaine. Il avait partagé jusque-là le pouvoir effectif d’abord avec le régent, son grand-oncle, puis à sa majorité avec des ministres dont le plus influent était le cardinal de Fleury.
Peut-on parler de tutelle ? En quelque sorte, puisque la régence du duc d’Orléans et le mentorat de Fleury en ont les caractéristiques. Quoique roi, il ne prend pas d’initiative ; il est même difficile de lui attribuer une seule prise de décision personnelle. Le roi et l’homme ne sont pas encore superposables. De 1723 à 1743, Louis XV abandonne à ses tuteurs l’administration du royaume ; cette démission coïncide avec le déclin de la marine, du commerce et des colonies. Après 1743, le roi prend les affaires en main. C’est durant cette période qu’il donne à la France une orientation personnelle, contrariée toutefois par les ambitions de la Grande-Bretagne lors des guerres de la Succession d’Autriche et de Sept Ans. En 1763, il aura perdu sa marine, son empire et une bonne part de son crédit. Double versant d’un règne qui s’annonçait heureux et se termine dans la honte au traité de Paris.
La régence
La régence dure sept années au cours desquelles il apprend son métier de roi. Les historiens s’entendent pour affirmer qu’il est précoce, et qu’il est servi par une intelligence vive et une mémoire supérieure.
Son couronnement à treize ans changera peu les affaires de l’État puisqu’il cède la gouvernance du royaume à des premiers ministres : le cardinal Dubois, puis l’ex-régent, le duc d’Orléans, et enfin le prince de Bourbon-Condé. Avec la disgrâce de ce dernier commence une longue période où le roi donne l’illusion de gouverner alors que, au vu et au su de tous, le cardinal de Fleury, son mentor, exerce les fonctions de premier ministre sans en porter le titre.
Louis XV est considéré comme le successeur du Grand Roi. Personne, pas même le régent, ne conteste ce droit de succession. Mais l’enfant-roi n’a que cinq ans au moment de son avènement. Sur ses frêles épaules repose le poids de l’héritage bourbon singulièrement absolutiste.
Un ambassadeur perse en visite à Paris au temps du Grand Roi décrit le jeune Louis, le futur Louis XV, comme le prince nécessaire. L’expression souligne la position extraordinaire d’un jeune garçon condamné à régner sans qu’il puisse échapper à cette condition. À la mort de Louis XIV, il est roi absolu avec tout ce que ce titre comporte de devoirs et de privilèges.
Un premier obstacle à l’exercice absolu de la royauté vient du fait même de sa minorité. Le régent, son grand-oncle, neveu de Louis XIV, exerce le pouvoir sans partage. Il gouverne au nom du roi, empêché d’agir à cause de son jeune âge.
Il n’est pas empêché de régner pour autant. Le régent met tout en œuvre pour que le roi soit bien en vue. Il le ramène à Paris, d’abord au château de Vincennes, puis aux Tuileries. La propagande monarchique le veut ainsi. Le peuple de Paris apprécie la présence de ce petit roi très beau, très intelligent, s’amuse de ses facéties, l’adopte si bien que, selon certains, Louis XV aurait mieux fait de rester à Paris plutôt que de retourner à Versailles. Hélas ! Il s’ennuyait du grand air.
Une autre restriction viendra gêner l’action du roi, sans trop de conséquences pour le moment. Philippe d’Orléans, afin d’obtenir la régence pleine et entière avec la faculté de nommer qui il entendait au conseil de régence, avait promis de redonner aux Parlements le droit de remontrance si étroitement encadré par Louis XIV pour qui il fallait d’abord « sanctionner » avant de « réprimander ». Les Parlements l’entendaient autrement, la réprimande devant précéder la sanction.
Le premier obstacle n’en était pas un puisque la régence prenait fin à la majorité du roi. Par ailleurs, la clause rétablissant le droit de réprimande empoisonnera l’atmosphère politique du règne à la suite de la prétention des Parlements à représenter le peuple. Il faudra la patience du roi et, in extremis, l’appui de Voltaire pour rappeler aux parlementaires qu’ayant acheté leurs charges, ils ne pouvaient prétendre parler ou agir au nom du peuple. Rien ne les désignait comme élus. Ces querelles d’autorité mineront le pouvoir royal et auront indirectement un effet néfaste sur la conduite de la guerre, comme nous le verrons par la suite.
Sous la régence, nous l’avons entrevu, Philippe d’Orléans et les membres du conseil désignés par lui administrent la France et le Canada. Le secrétariat d’État à la Marine, jusqu’alors responsable des colonies, est mis en veilleuse au profit d’un conseil de la Marine.
Quelle est la part du roi ? Nulle, si l’on excepte le « devoir de représentation » lié à la majesté du souverain, fût-ce un enfant. Il est de toutes les réceptions officielles, accueille aux Tuileries Pierre le Grand fortement impressionné par ce roi « puissant et chargé d’années » – il n’en a que sept, précise-t-il ironiquement –, ne se dérobe ni à ses devoirs d’État ni à ses obligations de cour. S’il ne peut encore prétendre suivre en tout l’exemple de son bisaïeul, pour ne pas être en reste, il évolue avec grâce dans l’opéra-ballet Les Éléments comme l’avait fait son arrière-grand-père, danseur émérite, dans Le Ballet de la Nuit. Sa participation dans la galerie des Tuileries, pour exceptionnelle qu’elle soit, n’a guère amusé Louis XV, mais lui a donné la satisfaction d’avoir répondu aux exigences de la Cour.
Entretemps, l’apprenti-roi poursuit ses études. Il accroît son savoir dans les sciences, ses matières de prédilection étant la géographie et son corollaire, la cartographie. Le milieu se prêtait à des expériences concrètes dans ce domaine. Le Louvre accueillait dans ses galeries des compétences dans toutes les sciences. Louis n’avait qu’à choisir. Son savoir, nous le verrons, lui sera une aide précieuse lorsque surviendra le contentieux opposant la France et la Grande-Bretagne en Amérique.
Son retour à Versailles ne change rien à ses habitudes d’études. Même quand il s’adonne furieusement à son nouveau passe-temps, la chasse, il ne se prive pas de chercher la compagnie des savants de son temps. Louis XV est de son siècle, le siècle des Lumières.
À la veille du sacre, on accélère la formation du roi. Flanqué de Philippe d’Orléans, l’ex-régent, et de l’évêque de Fréjus, le futur cardinal de Fleury, il écoute les leçons de son premier ministre, le cardinal Dubois. Ce sont de véritables cours de sciences politiques sur les affaires de l’État sous une monarchie… absolue. Ce gavage royal a pour but de parfaire les connaissances du jeune roi déjà averti puisque, depuis l’âge de dix ans, au grand étonnement de tous et du régent qui n’en demande pas tant, il assiste silencieux (sans bouger, lui qui ne reste pas en place) au Conseil-d’en-Haut.
Les événements de l’année 1723 forcent la maturité du roi. Coup sur coup disparaissent les premiers ministres, le cardinal Dubois d’abord, et quelques mois plus tard Philippe d’Orléans, frappé d’apoplexie. Le duc de Bourbon-Condé profite du désarroi de Louis XV pour demander le jour même sa succession. On connaît la duplicité de Louis XIV et sa dissimulation quand il s’agissait de perdre quelqu’un. Son arrière-petit-fils use du même stratagème pour se défaire du duc de Bourbon qui s’était servi de l’influence mal assurée de sa jeune épouse pour lui forcer la main. Bourbon voulait rencontrer le roi en l’absence de son mentor. Louis prend mal l’affaire ; il feint le lendemain de se réconcilier avec son cousin Bourbon, l’invite à Rambouillet pour jouer, selon son expression. Comme dans l’affaire du surintendant Fouquet au siècle précédent, ce n’est pas d’Artagnan qui l’attend, mais le duc de Charost, capitaine des gardes. Celui-ci lui remet un billet du roi lui intimant l’ordre de se rendre à son château de Chantilly et de ne pas s’en éloigner jusqu’à nouvel ordre. Il était le premier d’une longue liste de collaborateurs à prendre le chemin de l’exil pour lui avoir déplu. La remarque de Voltaire visant Louis XIV s’appliquait aussi bien à Louis XV : « Je ne sais pourquoi la plupart des princes affectent d’ordinaire de tromper par de fausses bontés ceux de leurs sujets qu’ils veulent perdre. » Le duc de Bourbon l’apprit à ses dépens. En attendant le prochain…
Le ministère Fleury
La France est en attente du roi. Il règne, mais ne gouverne pas, tant l’emprise du cardinal est grande. Le roi assiste au Conseil-d’en-Haut ou au Conseil des dépêches. Il suit à la lettre les directives de Fleury. On se croirait revenu au temps de R...