CHAPITRE 1
Le marché des soins de santé
Au XIXe siĂšcle au QuĂ©bec, le champ des soins de santĂ© a toutes les allures dâun marchĂ© ouvert oĂč rĂšgne une concurrence plutĂŽt fĂ©roce. Loin de dĂ©tenir un monopole effectif sur la pratique mĂ©dicale ou sur le commerce des maladies, le mĂ©decin doit lutter pour sâimposer face Ă des concurrents comme les sages-femmes, les ramancheurs, les homĂ©opathes ou autres guĂ©risseurs. De plus, on oublie souvent que le siĂšcle qui donne naissance Ă la mĂ©decine clinique nâa pas fait tabula rasa des thĂ©ories et des doctrines prĂ©sentes depuis les dĂ©buts de la colonie. Certains Ă©lĂ©ments de la doctrine des humeurs, encore au milieu du XIXe siĂšcle, sont prĂ©sents dans la pratique mĂ©dicale mĂȘme si les procĂ©dĂ©s diagnostiques sâorientent vers les nouvelles mĂ©thodes dâinvestigation clinique. Les mĂ©decins, cependant, souffrent de la concurrence de ceux qui opposent, Ă leurs savoirs, une mĂ©decine populaire constituĂ©e de savoir-faire traditionnels et dâune pharmacopĂ©e du terroir, du reste largement utilisĂ©e par les mĂ©decins eux-mĂȘmes. Lâapport des AmĂ©rindiens Ă cet Ă©gard, ici en AmĂ©rique, mĂ©rite dâailleurs dâĂȘtre signalĂ©, dâautant plus que leur contribution a Ă©tĂ© occultĂ©e par une mĂ©decine officielle bien dĂ©cidĂ©e Ă en finir avec toute forme de concurrence, fĂ»t-ce celle des Autochtones.
Pot de pharmacie, Cannabis, XIXe siÚcle. Le cannabis était utilisé par les médecins pour divers traitements palliatifs, notamment pour soulager la douleur. Photo : Denis Goulet, © GREHSI. Coll. Denis Goulet.
Comme on le verra dans ce chapitre, les pourvoyeurs de soins de santĂ©, mĂ©decins comme guĂ©risseurs, commerçants ou apothicaires, misent sur une panoplie de remĂšdes destinĂ©s Ă soulager les malades. Il en rĂ©sulte lâĂ©mergence graduelle dâun marchĂ© des mĂ©dicaments, vĂ©ritable « commerce des maladies », dans lequel les remĂšdes brevetĂ©s tiendront le haut du pavĂ©. Au moment oĂč la presse Ă grand tirage fait son apparition, la publicitĂ© gĂ©nĂ©ralise, Ă la grandeur de la province, la consommation de pilules, potions, sirops et autres recettes « miraculeuses ». Les prĂ©parations narcotiques Ă base dâopium, dâalcool, de cannabis ou de cocaĂŻne deviennent monnaie courante et leurs effets thĂ©rapeutiques vantĂ©s autant dans les annonces des journaux que dans le cabinet du mĂ©decin. Du reste, dans ce monde encore peu mĂ©dicalisĂ©, lâautomĂ©dication demeure trĂšs prĂ©sente dans les mĂ©nages quĂ©bĂ©cois. On ne sâĂ©tonnera pas dĂšs lors que la profession mĂ©dicale ait du mal Ă acquĂ©rir le prestige qui lui permettrait dâimposer son monopole sur le marchĂ© des soins de santĂ©.
Les humeurs : une doctrine qui perdure
Il y a eu plusieurs transformations dans la pratique de la mĂ©decine depuis les temps anciens, mais aucune nâa eu une importance aussi grande que la rĂ©volution scientifique qui se poursuit au XIXe siĂšcle et qui marque la naissance de la mĂ©decine clinique telle que nous la connaissons aujourdâhui. Or, ce grand changement de paradigme se fait sentir surtout dans le diagnostic et la classification des maladies. Sur le plan thĂ©rapeutique, on fait encore appel, jusquâau dernier tiers du XIXe siĂšcle, Ă des pratiques qui sâinspirent de la doctrine humorale.
Il nâest pas inutile de rappeler que, malgrĂ© plusieurs avancĂ©es dans la connaissance du corps humain et de lâobservation des maladies, une doctrine issue de lâĂ©poque dâHippocrate au Ve siĂšcle av. J.-C. a rĂ©ussi Ă sâimposer en Europe, comme au Canada, et surtout Ă perdurer jusquâau XIXe siĂšcle. Cette doctrine est celle des humeurs. Elle postule la prĂ©sence de quatre humeurs principales circulant dans le corps humain â la bile, lâatrabile ou bile noire, le phlegme et le sang â lesquelles, en Ă©tat dâĂ©quilibre, rĂ©gissaient la santĂ© et, en cas de dĂ©sĂ©quilibre, provoquaient la maladie. Le langage commun a dâailleurs conservĂ© bien des expressions provenant de cette doctrine dominante dans le champ de la mĂ©decine pendant plus de deux millĂ©naires : « ĂȘtre de bonne ou de mauvaise humeur », « se faire de la bile », « se faire du mauvais sang », « faire une montĂ©e de sang », « faire sortir le mĂ©chant », en sont les plus connues. Encore aujourdâhui, pour qualifier le tempĂ©rament dâune personne, ne dit-on pas quâelle est « sanguine », « flegmatique » ou « bilieuse » ?
La mĂ©decine et la chirurgie des pauvres qui contiennent des remĂšdes choisis, faciles Ă prĂ©parer, et sans dĂ©penses, pour la plupart des maladies internes et externes qui attaquent le corps humain, 1758 et 1818. Ces ouvrages Ă©taient la propriĂ©tĂ© de la bibliothĂšque de lâArchevĂȘchĂ© de MontrĂ©al. Coll. Denis Goulet.
Deux avenues fondamentales dĂ©coulant de cette conception sâoffrent alors aux mĂ©decins : lâapproche prĂ©ventive qui consiste Ă maintenir lâĂ©tat dâĂ©quilibre entre les humeurs par un rĂ©gime de vie prescrit par ces derniers et lâapproche curative. Cette derniĂšre consiste Ă rĂ©tablir lâĂ©tat dâĂ©quilibre par des interventions plutĂŽt draconiennes, dont on peut bien se moquer aujourdâhui, mais qui nâen demeuraient pas moins les traitements les plus prescrits jusquâau dĂ©but du XIXe siĂšcle, Ă savoir la purgation par des vomitifs ou des expectorants, la saignĂ©e Ă lâaide de lancettes et lâutilisation du clystĂšre, sorte de grosse seringue qui permet dâintroduire les laxatifs par voie anale. Ce traitement est alors assez rĂ©pandu pour quâen France ceux qui donnent le clystĂšre soient connus sous le nom de « limonadiers du postĂ©rieur ». Cette pratique mĂ©dicale basĂ©e sur la doctrine des humeurs a aussi Ă©tĂ© importĂ©e en Nouvelle-France. Soulignons que la prescription de ces thĂ©rapies est Ă©videmment prĂ©cĂ©dĂ©e dâun examen diagnostique par les mĂ©decins.
Ă lâĂ©poque, lâobservation du patient et de ses symptĂŽmes qui est essentiellement dâordre qualitatif consiste, outre lâinterrogation du m...