CHAPITRE 1
« Le Paris de l’Amérique » : Montréal, 1940-1954
Centre industriel majeur depuis le XIXe siècle, Montréal était par-dessus tout une cité portuaire, une plaque tournante du transit provincial, national et international. Elle recevait aussi la majorité des immigrants venus s’installer ou de passage dans la province, ainsi que des migrants ruraux venant chercher à la ville de meilleures occasions économiques et une vie différente. Et elle devenait de plus en plus un centre touristique. En ce sens, les critiques de la campagne de moralité publique pouvaient facilement clamer qu’il était illusoire de vouloir éliminer le « vice commercialisé » d’une telle grande ville moderne.
Un Red Light devenu une anomalie
Mais, même à l’aune de la modernité nord-américaine, Montréal apparaissait à cet égard comme une ville non réformée. Au XIXe siècle, dans la majorité des villes du Canada et des États-Unis, la prostitution avait été omniprésente et généralement acceptée comme un fait social visible et inévitable, que les autorités civiques devaient cependant travailler à encadrer et à contrôler – la solution généralement adoptée étant de la confiner dans un quartier réservé. Montréal ne faisait certes pas exception à cette règle. Des travaux bien documentés sur l’histoire de la prostitution y révèlent l’existence, depuis le milieu du XIXe siècle, d’un Red Light qui demeurera assez stable dans ses frontières au XXe siècle, ceinturé par les rues Saint-Denis à l’est, Saint-Laurent à l’ouest, Sherbrooke au nord et Craig (Saint-Antoine) au sud. Ils montrent aussi une tolérance assez large de la prostitution par les autorités civiques, qui la confinent à ce quartier et la protègent à la fois des assauts des moralistes et du droit criminel canadien qui, sans prohiber la prostitution comme telle, définit divers délits liés à sa pratique et à sa commercialisation (racolage, tenue d’une maison de débauche, location d’un immeuble à ces fins).
Mais, au tournant du XXe siècle, un vent de réformes balaie l’Amérique du Nord : le mouvement progressiste qui se développe aux États-Unis dénonce divers abus de la nouvelle société urbaine et industrielle, les excès du capitalisme de monopole et la corruption des administrations municipales. Ouvert aux arguments féministes, hygiénistes et eugénistes, il entre en guerre contre la prostitution, qu’il considère comme le mal social par excellence (the Social Evil), parfait symbole de tous les désordres de la société moderne. Il obtient sa criminalisation et lutte pour l’abolition des red light districts partout aux États-Unis. La Première Guerre mondiale marque un point tournant, donnant un dur coup à la prostitution close (les bordels) à cause de l’action de l’armée, qui s’inquiète de la contagion vénérienne et de la multiplication des red-light abatement laws, dont le modèle mis en place en Iowa (1909) est déjà copié par 31 États en 1917. À la même époque, sous l’influence de ce mouvement et du protestantisme évangélique, la métropole ontarienne consolide encore l’ensemble impressionnant de règlements de moralité qui lui valent le surnom de Toronto-la-pure (Toronto the Good).
La répression des bordels et l’occultation de la prostitution commercialisée étaient donc des aspects de la modernité urbaine nord-américaine. Montréal ne fut pas épargnée par ce mouvement de nettoyage continental. La tolérance y semble plus grande que dans la moyenne des villes anglo-américaines, mais elle engendre des sursauts périodiques d’indignation dans la population, aboutissant à des enquêtes publiques, comme celles des juges Taschereau en 1905 et Cannon en 1909, qui condamnent la négligence policière sans parvenir à y mettre fin. Ce mouvement culmine, après la Première Guerre mondiale, dans la formation du Comité des seize, calqué sur des comités semblables à Chicago et New York. Constitué surtout d’anglo-protestants et comptant plusieurs femmes, contrairement aux mouvements des années 1940-1950, il réussit à obtenir l’enquête Coderre sur la police de Montréal (1924-1925), la plus importante du genre avant l’enquête Caron.
Appuyée notamment par Le Devoir d’Henri Bourassa, l’enquête confirme l’ampleur de la tolérance policière et les racines politiques du problème, mais elle est aussi l’occasion d’un débat à la fois spectaculaire et révélateur. Dans une sortie fracassante, un juge de la Cour du recorder (ancien nom de la Cour municipale), Amédée Geoffrion, fait un ardent plaidoyer en faveur de la réglementation plutôt que de la répression de la prostitution et déclare être personnellement responsable de sa tolérance dans le Red Light de Montréal. Ce libéral francophile, qui dit avoir étudié la question sous toutes ses coutures, affirme que la solution réglementariste, pratiquée en France et dans d’autres pays européens, est le seul moyen réaliste et moderne de protéger la nation du péril vénérien par l’inspection médicale régulière des prostituées, et il presse le gouvernement provincial de la rendre obligatoire. Il n’est d’ailleurs pas une exception, puisqu’un autre juge municipal de la même couleur politique, F.-X. Dupuis, avait organisé la seule expérience de réglementarisme ouvert de l’histoire de Montréal, vers 1907-1908. Geoffrion a même le culot d’invoquer à l’appui de ses dires l’autorité des pères de l’Église (saint Thomas, saint Augustin) et d’autres théologiens ! La réplique ne se fait pas attendre. Des médecins du Comité des seize répliquent que les bordels sont les principaux foyers d’infection vénérienne et que l’inspection médicale est un mirage. Et des théologiens viennent à la barre réfuter l’idée que l’Église approuve la tolérance de la prostitution. Comme un seul homme, ils affirment que la répression systématique des maisons est la seule solution acceptable tant moralement qu’au niveau sanitaire, ce qui sera la conclusion du juge Coderre, dans son rapport déposé en mars 1925.
Cependant l’enquête restera sans grand effet. Le juge Coderre étant un ancien ministre conservateur, son enquête est perçue comme une manœuvre politique par les autorités municipales et provinciales libérales, et le comité exécutif ignorera le jugement, qui le blâmait d’ailleurs. Même si elle était appuyée par des journaux francophones (Le Devoir, La Patrie), les opposants de la campagne du Comité des seize, dont le juge Geoffrion et le maire populiste Médéric Martin, l’avaient rapidement qualifiée de croisade bourgeoise, prohibitionniste, teintée de puritanisme anglo-protestant, donc étrangère à l’esprit canadien-français. Le gouvernement provincial amenda même la loi de façon à rendre plus difficile l’obtention d’enquêtes sur la corruption municipale.
Le recorder Amédée Geoffrion avait défendu à l’enquête Coderre l’idée de réglementer la prostitution à Montréal comme on le faisait dans certains pays européens. Photo : La Presse, 1923 – Archives de la Ville de Montréal.
Montréal gardera donc son Red Light, se distinguant de plus en plus des autres villes nord-américaines, qui avaient éteint le leur. Elle devenait donc une anomalie. Il est vrai que la tolérance et la ségrégation de la prostitution pouvaient correspondre à une autre idée de la modernité urbaine, fondée sur l’exemple français. Cependant cette justification tombera au cours de notre période, avec la fermeture décrétée des maisons closes en France en avril 1946 avec la loi Marthe Richard.
Une culture plus tolérante
La question de la prostitution s’inscrit dans celle, plus large, de l’existence d’une culture publique moins puritaine au Québec – et particulièrement à Montréal – que dans les régions limitrophes à majorité anglo-protestante. On y avait moins tendance à légiférer en matière de mœurs qu’à Toronto, ville de culture évangélique aux stricts règlements sur le respect du dimanche (blue laws) et sur la vente d’alcool. En matière de régulation de la consommation d’alcool, l’Église catholique québécoise préférait à la prohibition la tempérance, plus conforme à sa doctrine. Son opposition et celle du Québec en la matière avaient d’ailleurs contribué à l’échec des efforts en vue de faire décréter la prohibition au Canada des années 1890 aux années 1920. L’Église exerçait certes des pressions discrètes sur l’État pour qu’il réduise le nombre impressio...