CHAPITRE 1
Les prĂ©mices dâune industrie
Les eaux du golfe du Saint-Laurent sâavĂšrent au dĂ©but du RĂ©gime français un important champ dâexploitation pour les EuropĂ©ens. Tous les pays du vieux continent dont le littoral longe lâocĂ©an Atlantique sây intĂ©ressent, le Portugal, lâEspagne, lâAngleterre et, bien sĂ»r, la France. En accord avec les statistiques fournies par Anthony Packhurst, Laurier Turgeon, de lâUniversitĂ© Laval, fixe annuellement, Ă lâĂ©poque de Roberval, les flottes morutiĂšres Ă quelque 380 navires, dont 30 Ă 50 sont anglais, 50 portugais, 100 espagnols et 150 français, Ă©crit-il. Quâen est-il plus prĂ©cisĂ©ment pour ceux qui se rendent jusquâaux cĂŽtes de la Nouvelle-France ? En 1659, annĂ©e oĂč Mgr de Laval venait de prendre possession de son diocĂšse, ils sont 10 navires morutiers et 500 marins-pĂȘcheurs français pour le seul havre de PercĂ©. Quâest-ce Ă dire ? Si lâon veut comprendre lâimportance de cette transhumance, rappelons que la colonie entiĂšre ne compte Ă cette Ă©poque que 1 700 habitants aux origines europĂ©ennes.
Avec les activitĂ©s qui se dĂ©roulent aux abords du continent, il y a de quoi attirer lâattention des habitants de la vallĂ©e laurentienne. Ces derniers croisent sans cesse des morutiers lors de leurs voyages outre-Atlantique. Aussi convient-il de rappeler les efforts de ces EuropĂ©ens dans ce quâils appellent les « pĂȘches lointaines » avant dâexposer les premiers accomplissements de notre pays en ce domaine, non pas dans le but de prouver ce que dâautres ont dĂ©jĂ dĂ©montrĂ©, mais de contextualiser lâentrĂ©e des Canadiens dans ce champ de lâĂ©conomie. On verra comment les timides essais des coloniaux se heurtent Ă la gestion erratique dâune Compagnie de la Nouvelle-France peu intĂ©ressĂ©e aux richesses maritimes. CoupĂ©s dans leur Ă©lan, les promoteurs de la colonie seront relancĂ©s par lâadministration quand le territoire deviendra une possession exclusivement royale (1663) et que lâintendant Jean Talon prendra son Ă©conomie en main. Ce sera alors lâoccasion dâexposer ses politiques dâexploitation du domaine halieutique et les modulations suivant lesquelles elles se sont rĂ©alisĂ©es.
Les pĂȘches lointaines
Conscients de lâabondance de la ressource nouvellement trouvĂ©e par Jean Cabot (1497), les Portugais, dont le pays compte au rang des puissances maritimes, le suivent de prĂšs. On en a pour preuve en 1502 lâapparition sur les cartes du toponyme Terra Corterealis en lieu et place de Terre-Neuve. Le nom de lieu faisait rĂ©fĂ©rence aux frĂšres CortĂ©rĂ©al, partis explorer lâAtlantique Nord quelques annĂ©es plus tĂŽt au nom du roi Manuel du Portugal. Cette annĂ©e-lĂ , des gens des ports de Vianna et dâAveiro vont sâinstaller Ă Terre-Neuve. Leur intĂ©rĂȘt pour la morue est trĂšs grand : produit de substitution en un temps oĂč lâĂglise impose quelque 150 jours de jeĂ»ne par annĂ©e, elle avive la convoitise des marchands. Les expĂ©ditions des Portugais se font nombreuses, Ă telle enseigne quâĂ lâautomne 1506 le roi veille personnellement Ă ce que ses fonctionnaires perçoivent avec diligence la dĂźme sur les produits de la pĂȘche entrant dans les ports de Minho.
Ă cette Ă©poque, lâarchipel des Açores lui sert de base opĂ©rationnelle pour des voyages de dĂ©couverte et de colonisation des nouvelles terres. Câest de lĂ que JoĂŁo Ălvares Fagundes, accompagnĂ© de plusieurs familles, organise en 1521 une campagne qui le mĂšne Ă lâintĂ©rieur du golfe du Saint-Laurent. Il fonde avec eux une colonie sur lâĂźle du Cap-Breton, un Ă©tablissement qui ne survivra pas longtemps, les rigueurs de lâhiver les en ayant chassĂ©s, dira dâeux Samuel de Champlain.
Mais quâĂ cela ne tienne. Ils continuent de venir. En 1542, François La Roque de Roberval, chargĂ© de mission de François Ier et grand patron de Jacques Cartier, trouve de leurs navires en rade dans le havre de Saint-Jean (aujourdâhui St. Johnâs, Terre-Neuve-et-Labrador). AncrĂ©s Ă cĂŽtĂ© de morutiers français, il semble que des tensions se soient Ă©levĂ©es entre les deux groupes, tensions que Roberval doit modĂ©rer. Ă cette Ă©poque, 60 navires pĂȘcheurs quittent Aveiro chaque annĂ©e. En 1550, un sommet, 150 morutiers de ce port prennent la direction de Terre-Neuve. Dix-sept ans plus tard, un descendant des frĂšres CortĂ©rĂ©al, Manoel, part de lâĂźle de Terceire pour fonder Ă son tour une colonie Ă Terre-Neuve. Il obtient du roi la permission dâamener avec lui un notaire dont la mission sera sans doute dâenregistrer les hauts faits du voyage.
Les Espagnols ne demeurent pas en reste. Ne sont-ils pas dâailleurs les premiers arrivĂ©s sur ces rivages, du moins officiellement ? Leurs ressortissants basques sont rendus Ă lâextrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule gaspĂ©sienne quand Jacques Cartier y passe en 1534. Câest lui-mĂȘme qui en apporte la preuve en faisant Ă©tat de lâexistence dâun lieu de pĂȘche appelĂ© Cap Pratto (aujourdâhui PercĂ©). Et si des doutes sâĂ©levaient Ă propos de cette prĂ©sence en ce lieu et Ă ce moment, il faudra expliquer les quelques mots basques retrouvĂ©s par le linguiste Peter Bakker dans le lexique de langue amĂ©rindienne que lâexplorateur breton a rĂ©digĂ© au cours de son sĂ©jour Ă GaspĂ©.
InstallĂ©s depuis longtemps dans le dĂ©troit de Belle Isle, les Basques sont en surnombre en terre amĂ©ricaine, ce qui leur crĂ©e des problĂšmes. La rivalitĂ© dans le partage des richesses naturelles les amĂšne Ă y affronter manu militari leurs homologues français en 1554. Dans les annĂ©es 1570, ils sont plus de 200 navires et 6 000 marins Ă traverser de ce cĂŽtĂ©-ci de lâAtlantique, tant et si bien que les archĂ©ologues ont dĂ©nombrĂ© une vingtaine dâĂ©tablissements saisonniers leur appartenant dans lâensemble du secteur. Ils sont aussi prĂ©sents sur les bancs de Terre-Neuve oĂč, selon Harold Adams Innis, une centaine de leurs bateaux sillonnent les eaux en 1578. Leurs activitĂ©s les entraĂźnent encore davantage vers lâintĂ©rieur du golfe du Saint-Laurent, comme en tĂ©moigne le routier de Martin de Hoyarsabal publiĂ© lâannĂ©e suivante. La frĂ©quentation des cĂŽtes ouest du golfe est telle que ce pilote a jugĂ© bon de publier un carnet de voyage indiquant la route Ă suivre depuis le Pays basque jusquâaux « Iles de Perca et de Force Molue [PercĂ© et Malbaie] ».
Plusieurs témoignages attestent du partage des espaces halieutiques. Sir Hu...