CHAPITRE 1
De Paris à Port-Royal et retour à Paris
Louis Hébert, quelle belle histoire que la vôtre ! Auriez-vous pu imaginer, en 1917, trois cents ans après votre installation à Québec, l’on vous aurait érigé un superbe monument en plein cœur d’une capitale nationale ?
Comme vous dites, quelle histoire ! Moi, le simple ramasseur d’herbes, devenu pratiquement un héros, des siècles après avoir connu des hauts et des bas, dans la vie comme dans l’image que l’histoire en a construite. Si le fait d’ériger un tel monument à ma mémoire est très louangeur pour moi, mon épouse et mes descendants, il n’en reste pas moins que sa réalisation repose en partie sur de mauvaises raisons et que l’inscription comporte une erreur de base élémentaire.
Monument de Louis Hébert, Marie Rollet, avec leurs enfants, et Guillaume Couillard créé en 1917 à l’occasion du 300e anniversaire de l’arrivée de la famille Hébert à Québec. (Couillard-Després, Rapport, 20)
Expliquez-nous.
C’est tout simple. On s’est trompé sur l’année de mon premier séjour en Nouvelle-France. Je ne suis pas venu pour la première fois en 1604, mais seulement en 1606. Par ailleurs, si l’on a honoré, à juste titre, mon rôle de père de famille et d’agriculteur, l’on a oublié l’importance de mon métier d’apothicaire, que j’ai pourtant constamment affirmé et pratiqué avec la passion de faire chose utile et durable tout au long de ma vie.
Marie Rollet a-t-elle été plus choyée que vous par l’histoire ?
Il est heureux que les concepteurs du monument aient fait une place à mon épouse, à nos enfants et à mon gendre Guillaume Couillard avec sa charrue. Le monument signale ainsi le rôle de mère et d’éducatrice qu’elle a joué.
L’on peut toutefois regretter l’absence de place faite aux Amérindiens, avec qui nous avons entretenu des relations étroites. Marie Rollet en particulier a adopté, soigné et éduqué de jeunes Amérindiennes en situation difficile. Elle en a pris soin pendant plusieurs années avant de les confier aux Ursulines.
En fait, par la fermeté et la souplesse de son caractère et de ses actions, Marie Rollet a exercé une incroyable fascination. En cela, l’histoire a été plus équitable à son égard. Elle a même servi de symbole de modernité dans l’affirmation du rôle des femmes dans la société.
Ah oui ! Précisez-moi.
Vous avez commencé cet entretien en rappelant le contexte de l’inauguration du monument Louis-Hébert à l’occasion du 300e anniversaire de notre installation à Québec. Alors, écoutez bien les paroles habiles et un brin taquines d’une certaine jeune historienne, du nom de Marie-Claire Daveluy, lors de la célébration sur le site du terrain de l’exposition qui n’a eu lieu que le 3 septembre 1918, à cause d’un imprévu.
Une voix de femme s’élève en ce moment pour célébrer les mérites de Marie Rollet, la première d’entre les Canadiennes. Nouveau signe des temps dira-t-on ? Pourtant non. Le sentiment patriotique a toujours des droits à nul autre pareil. Il a justifié les attitudes les plus téméraires. Qu’importent, en effet, les lèvres d’où s’échappe un cri d’enthousiasme, d’admiration et de piété attendrie ! Si le cri est sincère, il peut être lancé sans crainte. L’âme accueillante de la patrie sera tout indulgente, et… vous aussi, je crois.
J’ajouterai que deux autres grandes écrivaines de cette nation ont fait référence à Marie Rollet. En 1912, Laure Conan publie à Québec Louis Hébert. Premier colon du Canada. Puis en 1988, Anne Hébert y accorde une attention notable dans son roman intitulé Le premier jardin.
Tant mieux pour votre épouse, mais, vous, vous avez tout de même été le premier agriculteur de la Nouvelle-France.
Et quel agriculteur ! J’ai pris grand plaisir au travail de la terre, mais je n’ai jamais eu de charrue à ma disposition. Du reste, j’ai vécu les trente premières années de ma vie en plein cœur de Paris, une des plus grandes villes du monde. De ma naissance jusqu’à l’âge de 20 ans, je demeurais sur la rue Saint-Honoré, la plus grande rue de Paris, à proximité du Louvre. Après un séjour chez ma sœur, devenu apothicaire, j’ai acheté une maison rue de la Petite Seine. Cette masure située en face du Louvre sur la rive gauche de la Seine a été rachetée, comme d’autres petites propriétés, par la reine Margot en 1606 pour y construire son hôtel particulier. Un tel environnement de vie ne forge pas des traditions agricoles ancrées profondément.
On sent une pointe de malice dans vos paroles.
Tout cela me fait sourire. On peut y voir une petite revanche de la mémoire sur la vie. Pensez-y bien ! Ma statue coiffe un remarquable monument. On pourrait dire qu’en termes d’envergure, elle rivalise pratiquement avec celle du fondateur de Québec. Toutefois Champlain était un ami et un intime de ma famille. Mon nom et celui de Marie Rollet sont dans les manuels d’histoire, dans la toponymie, dans les mémoires collectives. C’est tout un honneur. Le premier seigneur d’Acadie, le sieur Biencourt de Poutrincourt, n’a pas reçu d’hommages semblables. En plus, quand je compare avec des personnages connus qui ont écrit à mon propos « le nommé Hébert », comme si je n’avais pas de prénom, je vous avouerai ressentir une petite douceur à l’âme. Le temps a le don de ramener les hommes, nobles ou roturiers, sur le même pied. Il abolit la ligne de démarcation entre la haute société et le monde ordinaire. Il amène à juger les uns et les autres sur la base de leurs engagements, de leurs réalisations et de leurs valeurs.
Pourtant, dès le xviie siècle, le récollet Chrestien Le Clercq vous a surnommé l’Abraham de la colonie.
OUI ! Il est vrai qu’avec ma femme Marie Rollet et mes trois enfants, Anne, Guillemette et Guillaume, nous avons été la première famille à nous installer à Québec en 1617. Mais de là à me décrire comme le père des vivants et des croyants, responsable d’une nombreuse postérité française en Amérique du Nord, je crois qu’il y a là un petit excès d’enthousiasme. Évidemment, ce qualificatif mettait également en évidence le rôle missionnaire des Récollets auprès des nations amérindiennes et auquel nous avons été associés. Il faut dire que j’ai eu beaucoup d’affinités avec les premiers Récollets venus en Nouvelle-France. Du reste, chacun est bien libre de participer à l’excitation et à l’exaltation du père Le Clercq, mais il faut mettre tout cela en contexte.
Peut-être qu’au plan personnel, le bon père, évidemment sans descendance, s’est ainsi approprié celle d’un ami intimement lié à sa communauté. En effet, le père connaissait ma fille Guillemette et la famille qu’elle engendrera. En plus, ma propre dépouille a été inhumée dans leur cimetière. C’est dire la profondeur de notre amitié.
Par ailleurs, dans un contexte probablement d’émulation avec la communauté des pères jésuites, le père Le Clercq a possiblement tenu à rappeler la présence active des Récollets au cours des années de fondation de la Nouvelle-France. De fait, c’est dans son livre sur le premier établissement de la foi qu’il m’attribue toutes ces qualités. Il lui importait de rappeler le rôle des missionnaires récollets dans la fondation de la colonie avant leur maintien à l’écart par cette même Compagnie de Jésus pendant quarante-cinq ans. Les Jésuites reprochaient aux Récollets de n’être pas assez rigoureux dans l’enseignement de la religion aux Amérindiens, de se contenter d’apparences et de ne pas être assez exigeants au moment de conférer le sacrement du baptême. Bon, on y reviendra.
Il est quand même vrai qu’en l’an 1800, ma descendance, que l’on peut oser dire en ligne directe même si elle passe par ma fille Guillemette, occupe, en termes de nombre, le 10e rang au Québec.
* * *
En effet, il y a donc matière à revoir l’histoire de votre vie. Commençons donc par votre naissance. Vous entrez alors dans une famille assez curieusement composée.
Je suis né à Paris en 1575. J’avais alors une sœur, Charlotte, née en 1564, et un frère, Jacques, né en 1568. Deux ans après ma naissance est née Marie. Mon père Nicolas et ma mère Jacqueline Pajot ont donc eu quatre enfants.
Plan de Paris en 1618.
Oui, mais.
Je sais, je sais. Mon père Nicolas Hébert et ma mère Jacqueline Pajot se sont mariés en 1564. C’était le premier mariage de mon père. Il en fera deux autres par la suite. Mais à ce moment, c’était le troisième mariage de ma mère et elle assumait déjà la responsabilité de trois enfants issus du premier mariage de son deuxième mari.
Pardon ?
Ce n’est compliqué qu’en apparence : ces trois autres enfants, Jacques, Joseph et Anne de Cueilly, étaient les enfants d’un premier mariage de Louis de Cueilly, le deuxième époux de ma mère. De toute façon, ils étaient plus âgés, plus riches, déjà établis dans une profession et possédaient un nom à particule. Ainsi ils avaient tendance à nous regarder un peu de haut, comme si nous n’étions pas tout à fait de leur monde. Je n’ai pas eu de relations étroites avec eux, même si leur destin allait profondément influencer ma propre vie et même l’histoire de la France. Du reste, soyons clairs. Mon père a épousé la veuve d’un voisin et d’un confrère.
Et les autres mariages de votre père ont-ils aussi changé le portrait de famille ?
Évidemment ; cela débute par le décès de ma mère en 1580 à un âge encore relativement jeune. J’avais seulement cinq ans au moment de son décès. Dès lors, c’est ma sœur aînée, Charlotte, qui a pris soin de moi, même souvent après son mariage.
De fait, e...