CHAPITRE 3
Les cieux « échauffés »
Neige et froids de la saison hivernale ne constituent quâun indicateur des variantes saisonniĂšres de la vallĂ©e laurentienne et de son climat. Quâen est-il de la saison de vĂ©gĂ©tation, câest-Ă -dire du printemps Ă lâautomne ? Au cours du XVIIIe siĂšcle, un terme vient en vogue autant en Europe que de ce cĂŽtĂ©-ci de lâAtlantique : câest celui de sĂ©cheresse, qui, outre le manque dâeau, sous-entend un rĂ©chauffement des tempĂ©ratures. De nombreux indices pointent vers ce phĂ©nomĂšne et ils ne se limitent pas au seul contexte laurentien : il sâagit dâun phĂ©nomĂšne hĂ©misphĂ©rique.
Des sources exceptionnellement riches permettent de jeter un regard beaucoup plus perçant sur les rĂ©alitĂ©s climatiques de la rĂ©gion de QuĂ©bec au cours du XVIIIe siĂšcle, quâil sâagisse du printemps, de lâĂ©tĂ© ou de lâautomne. Des scientifiques comme le mĂ©decin Jean-François Gaultier et le botaniste Pehr Kalm, le contremaĂźtre des travaux James Thompson et le marchand Henry Juncken nous permettent de scruter les cieux afin de mieux dĂ©couvrir cette rĂ©alitĂ© mĂ©connue du SiĂšcle des LumiĂšres canadien en ce qui concerne la tempĂ©rature et les prĂ©cipitations.
La situation européenne et française
Deux mots caractĂ©risent la climatologie française au cours du XVIIIe siĂšcle : ce sont les termes sĂ©cheresse et tempĂȘte. Le XVIIIe siĂšcle français se dĂ©marque par la frĂ©quence des sĂ©cheresses, qui reviennent tous les deux ans ou plus rapidement et qui sont de plus en plus longues. Par ailleurs, les tempĂȘtes se font de plus en plus violentes non seulement en France, mais Ă©galement outre-Manche. Au cours du XVIIIe siĂšcle, la France connaĂźt une hausse des deux genres dâĂ©vĂ©nements.
Plus de quatre Ă©pisodes sur cinq de sĂ©cheresses sont associĂ©s Ă une insuffisance dâeau « causĂ©e par un dĂ©ficit hydrique de printemps et dâĂ©tĂ© ». Pour les climatologues, la sĂ©cheresse se dĂ©finit comme une pĂ©riode de dĂ©ficit de prĂ©cipitations. Lâabsence de prĂ©cipitations se veut le signe dâune sĂ©cheresse atmosphĂ©rique. La terre sâassĂšche plus rapidement lorsquâil ne pleut pas et quâil fait chaud et venteux. Lorsque la sĂ©cheresse se poursuit, les cultures sâen ressentent et le niveau des cours dâeau baisse. Et quand la sĂ©cheresse produit une baisse du niveau dâeau dans les cours dâeau, on parle alors de sĂ©cheresse hydrologique ou phrĂ©atique.
Le XVIIIe siĂšcle dĂ©marre rapidement pour les Français. Pour les annĂ©es 1701 Ă 1708, les tempĂ©ratures moyennes augmentent de 1,2 °C par rapport Ă la dĂ©cennie prĂ©cĂ©dente, lâune des plus froides du XVIIe siĂšcle. Certains Ă©tĂ©s, comme ceux dâaoĂ»t 1705 et dâaoĂ»t 1707, connaĂźtront des hausses de lâordre de 2 Ă 3 °C. Les Ă©ruptions volcaniques de 1707-1708, qui Ă©mettront un volume spectaculaire de poussiĂšres, ont davantage dâinfluence sur lâĂ©tĂ© et lâautomne et amĂšnent beaucoup de pluie. DĂšs 1708, lâĂ©tĂ© pluvieux fait que la rĂ©colte est mĂ©diocre. Puis vient la catastrophe de lâhiver 1709 et seule lâorge semĂ©e au printemps 1709 pousse bien et sauve la mise. Lâapparition de maladies broncho-pulmonaires Ă la suite du grand froid est accentuĂ©e par la carence alimentaire et se traduit en dĂ©ficit dĂ©mographique « subsistanciel ».
Les annĂ©es 1710-1715 sont des annĂ©es en dents de scie. AprĂšs 1717 toutefois, une certaine accalmie dure pendant presque deux dĂ©cennies. Câest au cours de cette pĂ©riode que le plus grand nombre de courants El Niño consĂ©cutifs sont recensĂ©s. La plus longue sĂ©quence sâĂ©chelonne de 1718 Ă 1723. Ainsi, entre 1718 et 1738, une longue sĂ©quence de courants El Niño se manifeste puisque pendant ces 21 annĂ©es, 12 jouissent de ce courant, ce qui assure Ă la France son « heureuse sĂ©quence douce », associĂ©e Ă sa surproduction de vins et Ă lâabondance de blĂ© Ă des prix dĂ©fiant toute concurrence.
Figure 23. SĂ©cheresse en Haute-Marne. Photo par Isl@m. Wikimedia Commons.
Dâailleurs, les annĂ©es 1718 et 1719 se caractĂ©risent en France par la chaleur et la sĂ©cheresse. Or, lâannĂ©e 1718 coĂŻncide avec un courant El Niño qualifiĂ© dâextrĂȘme. Selon une Ă©chelle basĂ©e sur des indices de sĂ©vĂ©ritĂ©, seulement trois Ă©vĂ©nements El Niño peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s dâextrĂȘme au cours du XVIIIe siĂšcle : ce sont ceux de 1718, de 1723 et de 1737 (chapitre 2, tableau 8). Toutefois, il y a rĂ©duction de la frĂ©quence et de la durĂ©e des courants El Niño entre 1730 et 1780, selon les donnĂ©es de modĂ©lisation, exception faite Ă©videmment du phĂ©nomĂšne extrĂȘme de 1737. NĂ©anmoins, la France, lâAngleterre et les Pays-Bas connaĂźtront une dĂ©cennie 1730 chaude.
LâĂ©tĂ© 1740 est frais, tardif et humide et lâautomne se mĂ©tamorphose en dĂ©luge autant en France quâen Angleterre. DĂ©jĂ en 1739, un ralentissement des rĂ©coltes cĂ©rĂ©aliĂšres sâobserve en Angleterre et sur le continent. Aux Pays-Bas, outre les cĂ©rĂ©ales, la production laitiĂšre Ă©cope. LâAllemagne connaĂźt une mauvaise rĂ©colte en 1740, mais rĂ©cupĂšre cette insuffisance en 1741, tout comme lâAutriche, la BohĂȘme, la SilĂ©sie et la Hongrie. En SuĂšde, le froid dĂ©truit les rĂ©coltes cĂ©rĂ©aliĂšres de blĂ© dâautomne et affecte aussi celles de blĂ© de printemps. AprĂšs les grands froids des annĂ©es 1740-1742, fort probablement associĂ©s aux deux Ă©ruptions japonaises (chapitre 2, tableau 7), la dĂ©cennie se dĂ©roule sans trop de surprises et dĂ©bouche, en France Ă tout le moins, sur une pĂ©riode dâensoleillement produisant de superbes rĂ©coltes de blĂ©.
De 1751 Ă 1756, des rĂ©coltes tardives causĂ©es par des Ă©tĂ©s froids, autant en France quâen Angleterre, contribuent Ă la montĂ©e des prix du blĂ©. Au cours de ces annĂ©es, plusieurs autres pays europĂ©ens connaissent de mauvaises rĂ©coltes. MĂȘme le Japon, entre 1753 et 1756, connaĂźt trois annĂ©es de famine Ă la suite dâĂ©tĂ©s frais. PhĂ©nomĂšne de lâhĂ©misphĂšre Nord ? La dĂ©cennie subsĂ©quente sâannonce froide, rĂ©sultante de toutes les Ă©ruptions volcaniques.
En 1770, lâAngleterre connaĂźt un printemps, un Ă©tĂ© et un automne froids, dâoĂč une rĂ©colte mĂ©diocre, tout comme en France. Le printemps 1770 est le plus froid que connaĂźt lâAngleterre entre 1702 et 1836. Les tempĂ©ratures froides et pluvieuses sont nĂ©fastes pour les rĂ©coltes de blĂ©, mais aussi pour les foins, les pommes de terre et la productivitĂ© du bĂ©tail. Cette situation sâamorce en 1767 alors que lâĂ©tĂ© est le plus froid depuis 1740. ConsĂ©quence : une hausse gĂ©nĂ©rale des prix alimentaires en Angleterre en 1770. Ă partir de 1772, lâAngleterre devient importatrice nette de cĂ©rĂ©ales, notamment de blĂ©s russes. Cependant, mĂȘme dans les pays producteurs de lâest de lâEurope, le prix des grains triple Ă la suite des caprices de dame nature.
En 1779, la sĂ©cheresse sĂ©vit du Poitou jusquâen Flandre et aussi en Angleterre, dâoĂč une surmortalitĂ©, en France notamment, Ă cause de la dysenterie. « La chaleur dâĂ©tĂ© tue par les intestins ; le froid dâhiver en attaquant par les bronches, les poumons, voire le cĆur. » En Angleterre, le printemps 1782 est le plus froid enregistrĂ© de 1771 Ă 1798. En Ăcosse, la rĂ©colte de blĂ© de 1782 est dĂ©sastreuse et celle des pommes de terre est dĂ©truite par le gel automnal. Le 8 juin 1783, le Laki entre en Ă©ruption : de juin Ă septembre, « un brouillard sec et colorĂ© » couvre lâensemble de lâEurope. LâĂ©tĂ© est trĂšs chaud, mais la production cĂ©rĂ©aliĂšre en France nâen est que peu affectĂ©e. Lâimpact du Laki est cependant fort nĂ©gatif en Angleterre sur le plan dĂ©mographique : la surmortalitĂ© commence en aoĂ»t 1783, consĂ©quence de lâinhalation dâun air soufrĂ©.
Figure 24. La moisson par George Stubbs, 1785. Original au Tate Museum, Londres. Wikimedia Commons.
Ă la veille de la RĂ©volution française, la sĂ©cheresse sĂ©vit en France, ce qui fait que la production de vin explose et que son prix sâeffondre. Cette situation conduit Ă lâabattage massif du bĂ©tail en France. En Angleterre, lâĂ©tĂ© est lâun des plus chauds de la pĂ©riode 1780-1793. Le sud est aux prises avec une sĂ©cheresse, alors que lâhiver subsĂ©quent est trĂšs froid et le printemps, tardif. Les tempĂ©ratures anormales sabotent la rĂ©colte de blĂ©.
La France, aussi aux prises avec de mauvaises rĂ©coltes, sâen remet au marchĂ© amĂ©ricain pour compenser ses...