La Société immobilière du Québec (SIQ) Première partie (1995-1998)
Je suis nommé le 22 mars 1995 président du conseil d’administration et président-directeur général de la Société immobilière du Québec. J’occuperai mes fonctions à compter du lundi 27 mars.
La Société immobilière du Québec a été fondée en 1984 et a comme première responsabilité de loger au meilleur coût possible les ministères et organismes publics du gouvernement du Québec. Elle gère, en 1995, une superficie de 2 591 588 m2 (27 895 620 pieds carrés) répartis dans 1 091 immeubles, dont 477 sont des propriétés de la Société. L’actif total, à ce moment, est d’un milliard deux cent cinquante millions. Le parc immobilier comprend des immeubles de bureaux, des palais de justice, des établissements de détention, les postes de la Sûreté du Québec, des centres de transport ainsi que des aérogares. Il comprend également un complexe scientifique, des entrepôts, des centres de distribution, des laboratoires, des garages, des musées, des bibliothèques, des conservatoires d’art dramatique et de musique. La Société est en outre propriétaire de 70 barrages exploités par le ministère de l’Environnement. La SIQ est forcément présente sur tout le territoire du Québec.
On n’a jamais une deuxième occasion de faire une première bonne impression, mais les premières journées et semaines d’un nouveau patron doivent être consacrées à écouter et à observer le dit et le non-dit et à emmagasiner des informations dont certaines sont essentielles pour la suite des choses. Ce sont les employés qui n’auront pas la chance de faire à mes yeux une deuxième bonne première impression, car pour ma part je n’ai qu’une seule préoccupation, donner la possibilité aux employés, mes nouveaux collaborateurs, de s’exprimer. L’occasion m’est aussi donnée de poser des questions qui me permettent rapidement de connaître le fonctionnement de l’entreprise et de juger de l’état d’âme de sa principale ressource, les employés. C’est extraordinaire ce que l’on peut apprendre dans une journée et ce fut le cas en cette journée du 27 mars et les jours suivants.
J’ai constaté très rapidement, sans pouvoir délimiter pleinement la ligne et le processus des décisions, que la direction générale ne dépendait sous les deux dernières administrations que marginalement pour ne pas dire accessoirement du président. Le PDG, semble-t-il, ne jouait pas pleinement le rôle de DG. D’ailleurs la secrétaire de mes deux derniers prédécesseurs, ma nouvelle secrétaire, n’avait aucun dossier à me transmettre.
J’avais croisé par hasard, le jour même ou le lendemain de l’annonce par les médias de ma nomination à la SIQ, l’ex-président (1986-1993) que je connaissais à peine pour l’avoir rencontré une ou deux fois dans ma carrière, qui, sans me féliciter, me déclare sur un ton solennel et paternaliste et je le cite textuellement : « Toi comme moi, on ne connaît rien en construction et à l’immobilier, mais tu vas y arriver en faisant comme moi, te fier aux gens qui t’entourent. » Et j’ajoute dans ma tête : autrement dit en ne m’en occupant pas. J’ai répondu : « Vous me connaissez mal » et j’ai tourné les talons. Rares sont les déclarations qui me font mal, mais celle-là m’a particulièrement blessé et peiné pour tous les gens compétents qui travaillent dans le secteur public. Ce « haut fonctionnaire » démontrait et avouait par ses propos qu’il laissait le soin à d’autres de diriger l’entreprise et me donnait le conseil de faire de même. Il avait même l’air de penser que, pour un patron, ce n’était pas nécessaire de diriger. PDG, il fallait prendre cela comme un titre et un rôle honorifique. Cette mauvaise rencontre et ce conseil « brillant », je les avais mis de côté dans le compartiment des « vacheries à oublier », mais cela me revenait maintenant constamment à la lumière de ce que je voyais et constatais de jour en jour.
J’apprends que « les services juridiques » ont été démembrés, que le secrétaire de l’organisme et directeur des services juridiques a eu l’ordre de rester chez lui sans que personne ne lui propose un règlement quelconque. Il a été remplacé comme secrétaire par quelqu’un qui n’avait ni la formation ni les connaissances pour occuper ce poste. D’ailleurs, étant donné ses fonctions de secrétaire et, en plus, d’adjoint du président, c’est lui qui était normalement la personne toute désignée pour me recevoir. Quand j’ai passé la remarque à la secrétaire, elle m’a répondu en hésitant que ça ne faisait pas longtemps qu’il était en poste. Notons que la disparition des services juridiques a rarement d’autres motifs que de se débarrasser de gens qui peuvent devenir des contraintes à la liberté d’actions « pas toujours catholiques ».
Un des vice-présidents m’avoue candidement que sa nomination est politique, qu’il n’a pas les connaissances pour occuper le poste qu’il détient et que c’est son adjoint qui accomplit la tâche. Il me dit qu’il ne fera aucun trouble et va se retirer. Il poursuit sans que je ne lui pose aucune question que c’est grâce à sa belle-famille qu’il a eu ce poste. Sa belle-famille qu’il me nomme est, dit-il, engagée dans la politique et c’est elle qui est intervenue. Tout cela m’apparaît tellement naïf et surréaliste que je me demande s’il ne se paie pas ma tête. Je le remercie de sa franchise, mais je le rassure en disant que ce n’est pas une enquête que je fais, que je veux juste comme PDG connaître le fonctionnement de l’entreprise. Il ne veut rien ajouter d’autre. Il est possible, et c’est ce que je pense alors, que ce scénario ait été préparé et exigé par quelqu’un.
Je vois tout de suite son adjoint qui a le titre de « directeur général des clientèles » et ne lui dit rien de la précédente conversation. Il mentionne qu’il est heureux de mon arrivée et m’offre sa plus entière collaboration. Je lui demande de me décrire le fonctionnement de sa direction générale. Il y met des efforts, mais c’est ce qu’il ne me dit pas qui m’intéresse. Pas un mot sur son réel patron et il n’arrive pas à me faire un portrait clair du processus suivi par un dossier. J’insiste plusieurs fois sur les approbations et il se perd dans des réponses nébuleuses et répète à plusieurs reprises que ce n’est pas lui qui décide. Qui alors a le pouvoir de décider ? Il finit par dire, du bout des lèvres, que c’est le v.-p. finances qui approuve les transactions et il ajoute, comme pour se justifier alors que personne ne l’accuse, qu’il doit travailler pour élever sa famille. Cette rencontre à certains égards est aussi pathétique que la précédente et dénote une organisation et un climat que je n’arrive pas encore à qualifier.
L’organigramme est absolument incompréhensible et la description des tâches n’est plus à jour. Je suis devant une sédimentation de plusieurs couches d’unités administratives, coiffées par 83 cadres et portant des appellations souvent pas du tout éclairantes. La Société compte plus de 1 000 postes, mais c’est imprécis car un bon nombre, plus d’une centaine, sont vacants. C’est une réserve, me dit-on, car la Société est en recrutement constant et la création de postes n’est manifestement pas une contrainte. Ces renseignements me viennent du directeur du personnel qui collabore très bien, mais il a lui aussi les mêmes hésitations, on ne le sent pas à l’aise. Je lui mentionne que j’ai besoin de sa collaboration et que je considère comme fondamental le rôle du directeur du personnel. Il me dit que ce n’est pas toujours facile à la SIQ et je n’insiste pas.
Personne ne semble capable de me faire un résumé de l’organisation complète de l’entreprise, surtout pas le secrétaire de la corporation et chacun connaît une partie bien précise des activités. Un tel cloisonnement est souvent symptomatique et répond à un souhait qui vise aussi à se mettre à l’abri. Moins tu en sais, mieux c’est. Personne n’ose me dire cela en ces termes, mais ce genre de questions sur la connaissance de l’entreprise dérange et provoque des réactions négatives du genre : « Je me mêle de mes affaires », « je connais mon job rien d’autre », « ça ne fait pas longtemps que je travaille ici ». Ce sont des réponses bizarres que je ne sais pas trop comment interpréter.
Je salue le v.-p. construction, Daniel Gilbert, titulaire de ce poste depuis seulement quelques mois. Il a l’air d’être bien occupé et c’est bon signe. Je lui dis que le Centre des congrès est ma priorité et qu’il faut fixer une réunion tôt demain. Je vais prendre le temps de faire le tour de tout le dossier dans les heures qui viennent et déterminer qui devrait être disponible, si besoin est. La vice-présidence construction me semble agir de façon autonome et le v.-p. me fait bonne impression. Il est sans doute le plus occupé, mais c’est celui qui a l’air le plus détendu et souriant.
Je m’intéresse au fonctionnement et aux travaux de la vérification interne qui relève du DG et ultimement du conseil d’administration pour me rendre compte que les très rares rapports semblent bien faits et comportent des recommandations qui, malheureusement, restent lettres mortes. À titre d’exemple, un rapport datant de plusieurs mois sur la politique et les contrôles des frais de voyage est accablant, mais personne n’y a donné suite. Par ailleurs, il n’y a aucune vérification de la politique d’embauche, aucune vérification ne porte sur les activités immobilières : espaces inoccupés, achats d’immeubles, autorisations, prix payés, etc. Il n’y en a pas non plus sur la construction. La vérification interne, c’est clair, joue un rôle de potiche et l’on ne peut en pareil cas blâmer personne d’autre que le DG.
Le climat de travail est tendu. De nombreux employés sont manifestement dans une position d’attente. Ils veulent voir la suite avant de bouger. Le changement de président ne les touche pas, la direction des opérations est toujours entre les mains de gens en place et, pour une grande majorité d’employés, rien n’est donc changé. Les comportements des chefs syndicaux ne sont pas non plus sans m’intriguer. Faute de leadership patronal, je comprends que les syndicats se sont crus justifiés de se mêler de la gestion quotidienne, mais il y a plus. Le chef syndical des professionnels veut me voir dès la première journée pour me rappeler, sur un ton impératif, qu’il mangeait fréquemment avec le président . Je lui réponds que j’entends faire beaucoup plus pour ses membres et que, si j’ai besoin de le voir, je n’hésiterai pas à lui faire signe. L’autre syndicat est de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et je découvrirai plus tard et à plusieurs occasions à quel point cette centrale syndicale est liée à l’entreprise et à son ex-président. Je délaisse pour les prochains jours la revue des services administratifs généraux de l’entreprise pour me consacrer après études et réflexions à un virage marquant dans la gestion du dossier de construction du Centre des congrès.
Le Centre des congrès de Québec
J’ai fait le tour de la genèse de la construction du Centre des congrès de Québec et parcouru les rapports concernant toutes les étapes du projet, y compris quelques appels d’offres. Le vice-président de la construction, Daniel Gilbert, m’a dressé un portrait détaillé de la situation des travaux. Il est clair que nous sommes en présence d’un capharnaüm, mais aussi face à un tonneau de Danaïdes.
Pour maximiser les retombées politiques à l’approche des élections provinciales, le gouvernement du Québec a obligé la formation de consortiums pour les contrats de services professionnels : architecture, structure, mécanique, électricité, etc. On se retrouve sur le chantier avec deux ou trois entreprises pour pratiquement chaque catégorie de services. Ces professionnels dans la vie de tous les jours ne sont pas des partenaires, mais des concurrents. Par ailleurs, les intervenants occupants ou participants sont nombreux : la SIQ, la Société du Centre des congrès, les propriétaires du centre commercial et de l’immeuble de bureaux, la Ville de Québec, l’Hôtel Hilton, etc., et chacun s’adresse aux professionnels de son choix. Ajoutons à cela un grand nombre de gros entrepreneurs, mais aussi une foule de sous-traitants. Nous avons identifié, après recherche, des ouvriers qui travaillent pour une firme qui est au quatrième échelon de sous-traitance. Ce n’est pas mauvais en soi, mais encore faut-il que les entrepreneurs assument leurs responsabilités et respectent les règles de sécurité. C’est d’autant plus important que l’on peut entrer sur le chantier par de multiples endroits et qu’il est pratiquement impensable de sécuriser adéquatement toute la superficie. Le ministère du Travail menace d’intervenir et d’arrêter le chantier.
Sur le plan financier, une énième demande est prête pour une modification du budget de construction. La construction du Centre des congrès de Québec représente un autre projet public qui est en route pour doubler son budget et pourtant ce sont, tout comme pour la construction d’un édifice du secteur privé, des entreprises et des employés qui travaillent pour le secteur privé qui sont à l’œuvre. Les retards sont tels que plus personne ne croit que l’on pourra respecter l’échéancier.
Après avoir fait ensemble le tour une autre fois de tous les éléments, je regarde mon v.-p. et je dis : « Penses-tu la même chose que moi ? » Il me répond : « Je n’attendais que vous… » Eh bien, j’y suis. Nous en avons déjà assez discuté et nos vues sur ce qu’il faut faire concordent. J’ai l’intention de sonner aujourd’hui même la fin de la récréation. C’est nous qui avons la maîtrise d’œuvre, c’est nous qui sommes responsables de l’échéancier et du budget, c’est donc nous de la SIQ qui allons diriger. Daniel ajoute : « Notre chargé de projet nous attend dans l’entrée, je lui fais signe de nous rejoindre. »
On fait une revue avec notre « chargé de projet », Bertrand Hamel, des principaux points qui doivent être améliorés et nous énumérons une série de décisions qui modifient le fonctionnement du chantier et, il va de soi, les responsabilités et les pouvoirs du chargé de projet. Tous les intervenants seront avisés aujourd’hui qu’il n’y a qu’un patron sur le chantier et que ce patron est notre chargé de projet. Il est le seul autorisé à donner le feu vert. Terminées les conférences et la tâche de parler à Pierre, Jean, Jacques pour régler leurs différends ou les demandes des uns et des autres. Dorénavant, le chargé de projet ne parle qu’à une personne de chacun des consortiums. On ne veut plus être mêlés aux pourparlers internes au sein des consortiums et les intervenants devront passer par notre chargé de projet et seulement par lui. Ce dernier a aussi la responsabilité de voir tous les plans et devis des appels d’offres avant de les lancer et de couper les extravagances qui sont, hélas, très nombreuses. Il a donc pleine autorité sur tous les travaux et pourra joindre Daniel ou moi en priorité. On s’engage de notre côté à régler tous les problèmes politiques.
Tout le monde au chantier est mis au parfum. Nous ...