Chapitre 1
Une Ă©lite transatlantique
Lâinterrogation fondamentale sur la spĂ©cificitĂ© des institutions coloniales et mĂ©tropolitaines engendre celle de lâappartenance des intendants Ă une mĂȘme Ă©lite du pouvoir. Cette derniĂšre sâentend comme lâensemble des agents et des serviteurs de lâĂtat et des membres des classes dirigeantes, qui sâinvestissent dans lâĂtat et assurent leur cohĂ©sion par des stratĂ©gies communes. Durant lâĂ©poque moderne, les liens de consanguinitĂ© et les rĂ©seaux de clientĂšle ont jouĂ© un rĂŽle essentiel dans le recrutement de lâĂ©lite dirigeante, qui cependant dut se professionnaliser autour de lâapprentissage du droit pour conserver sa place dans les cercles du pouvoir. En nous basant sur les principales variables des Ă©tudes prosopographiques, nous verrons quâen dĂ©pit de leur position spĂ©cifique dans lâorganigramme politico-administratif et dâune spĂ©cialisation qui sâaccroĂźt au cours du XVIIIe siĂšcle les intendants de la colonie et de nos deux gĂ©nĂ©ralitĂ©s partagent de nombreuses affinitĂ©s en regard de leurs origines familiales et des clientĂšles dans lesquelles ils Ă©voluent, de mĂȘme que sur le plan de la formation et des antĂ©cĂ©dents professionnels.
Ătrangers en leur province
LâextranĂ©itĂ© des intendants par rapport Ă leur rĂ©gion dâassignation constitue un premier point de convergence entre les intendants de gĂ©nĂ©ralitĂ© et de colonie. Dans une lettre adressĂ©e Ă lâintendant du Canada Jean Bochart de Champigny en 1699, le secrĂ©taire dâĂtat Ă la marine met en garde lâintendant de ne pas « sâattirer lâapplaudissement dâun nombre dâhabitants » et de plutĂŽt rechercher le bien de la colonie en gĂ©nĂ©ral. Les liens tissĂ©s par les agents du roi avec leurs administrĂ©s entrent en contradiction avec le service du roi et câest pourquoi les charges administratives dans la colonie sont confiĂ©es surtout Ă des Français, en particulier chez le personnel judiciaire. En France Ă©galement, le roi Ă©vite de confier lâexĂ©cution de ses ordres Ă des individus bien intĂ©grĂ©s dans la sociĂ©tĂ© provinciale, par crainte quâils soient plus enclins Ă dĂ©fendre des privilĂšges particuliers quâĂ exĂ©cuter les arrĂȘts de son Conseil. On nomme donc dans les intendances des agents extĂ©rieurs Ă la rĂ©gion, qui seront ainsi plus aptes Ă remplir leurs fonctions de mĂ©diateur entre les intĂ©rĂȘts locaux et centraux. Ă lâinstar de la grande majoritĂ© des membres de lâadministration centrale, les Parisiens dâorigine dominent parmi les intendants de Bretagne et de Tours, tandis que chez les intendants du Canada on observe une surreprĂ©sentation des LigĂ©riens, la Loire Ă©tant une autre rĂ©gion traditionnellement proche du pouvoir royal. Sans compter que la majoritĂ© de ceux qui sont nĂ©s en province ont commencĂ© leur carriĂšre dans la capitale. Parmi les 23 intendants Ă lâĂ©tude, 16 (dont deux de la colonie) ont exercĂ© diverses charges Ă Paris avant dâĂȘtre nommĂ©s intendants.
Des réseaux familiaux tissés serré
Le jeu de parentĂšles et dâalliances est la source principale de la cohĂ©sion du groupe des intendants, dont les familles sont souvent liĂ©es entre elles ou avec des lignages puissants, assurant ainsi la protection nĂ©cessaire Ă leur avancement. En sâintĂ©ressant Ă la profession des ascendants des intendants, lâĂ©tude de Jean-Claude DubĂ© rĂ©vĂšle que les carriĂšres des intendants du Canada sâinscrivent toutes dans une continuitĂ© familiale, un phĂ©nomĂšne que lâon observe Ă©galement dans la mĂ©tropole. Citons lâexemple de lâintendant du Canada Jean Bochart de Champigny, dont le pĂšre fut successivement intendant de Limoges, de Tours et de Rouen, de lâintendant de Bretagne Louis BĂ©chameil de Nointel, dont le fils fut nommĂ© intendant dâAuvergne en 1713, ou encore de Paul-Esprit Feydeau de Brou, intendant de Bretagne qui Ă©pousa la fille dâun ancien intendant de Poitiers et de Rouen, Yves-Marie de la Bourdonnaye. De mĂȘme, dans la gĂ©nĂ©ralitĂ© de Tours, les intendants proviennent dâun groupe social trĂšs fermĂ© : prĂšs de la moitiĂ© dâentre eux sont fils ou gendre dâintendants et leur mariage renforce leur place dans le cercle Ă©troit des serviteurs de lâĂtat. Lescalopier, intendant de Tours Ă partir de 1756, Ă©pousa par exemple la fille de son prĂ©dĂ©cesseur Lesseville, intendant de Tours dans les annĂ©es 1730. La proportion dâintendants partageant des liens de parentĂ© grimpe si lâon tient compte des petits-fils, frĂšres ou cousins de commissaires dĂ©partis. LâĂ©tude de Vivian Gruder montre quâau dĂ©but du XVIIIe siĂšcle 50 % des fils dâintendants embrassĂšrent Ă leur tour une carriĂšre administrative. Cette proportion chute Ă 28 % au milieu du siĂšcle : Ă ce moment, il devient toutefois plus frĂ©quent de voir le fils succĂ©der Ă son pĂšre aprĂšs lâavoir assistĂ© en tant quâintendant adjoint, une situation inĂ©dite en France sous Louis XIV. La nomination conjointe de Jacques (pĂšre) et Antoine-Denis (fils) Raudot Ă lâintendance du Canada en 1705 peut ĂȘtre vue comme une expression prĂ©coce de ce modĂšle, qui permettra par exemple au fils de lâancien intendant de Bretagne Jean-Baptiste des Gallois de La Tour de lui succĂ©der Ă lâintendance de Provence.
Les intendants proviennent donc dâun milieu familial remarquablement homogĂšne, animĂ© par lâambition commune de consolider leur position sociale et solidifiĂ© par des liens de clientĂšle et de fidĂ©litĂ©. Ces liens produisent de « vĂ©ritables dynasties de grands commis » qui, selon Denis Richet, assurĂšrent mieux que les institutions elles-mĂȘmes la continuitĂ© de lâĂtat.
Cette logique dynastique prĂ©vaut Ă©galement dans la marine, oĂč lâon trouve des grandes familles liĂ©es par mariage, comme les BĂ©gon et les Beauharnois, qui produisent des lignĂ©es dâadministrateurs. Lâintendant du Canada Michel BĂ©gon de La PicardiĂšre Ă©tait ainsi mariĂ© avec la sĆur de son prĂ©dĂ©cesseur, François de Beauharnois de La Chaussaye, et son pĂšre avait Ă©tĂ© intendant de Saint-Domingue en mĂȘme temps que son beau-frĂšre, Jacques de Meulles, Ă©tait intendant du Canada. Le pĂšre de Gilles Hocquart, commissaire ordonnateur puis intendant du Canada de 1729 Ă 1748, fut intendant des ports de Toulon et du Havre. La famille maternelle de François Bigot, intendant du Canada de 1748 Ă 1760, avait aussi occupĂ© de nombreux postes dans lâadministration maritime. Les fils des intendants du Canada feront carriĂšre Ă©galement dans la marine, devenant officiers de vaisseau...